L’Etat s’apprête à introduire l’enseignement dans les langues maternelles, mais l’importante réforme peut déjà susciter des inquiétudes quant à son opérationnalisation, qui consisterait à imposer l’apprentissage dans des langues auxquelles certaines communautés ne pourraient pas s’identifier.
Un symposium sur l’introduction du bilinguisme dans l’enseignement s’est déroulé à Lomé, les 21, 22 et 23 juillet dernier à l’Hôtel du 2 février. A l’issue des travaux, il a été décidé d’introduire à partir de l’année académique prochaine, l’enseignement en langues ewe et kabyè dans les régions Maritime et de la Kara. Participaient à ce rendez-vous des acteurs du système éducatif togolais ainsi que leurs partenaires dont l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF), la Conférence des ministres de l’Éducation des Etats et gouvernements de la Francophonie (CONFEMEN) et l’Institut de la Francophonie pour l’Éducation et la Formation (IFEF). Il s’agit de faire, en ce qui concerne le Togo, un bilan de parcours et redéfinir les perspectives pour l’année académique prochaine.
Le symposium était précédé de la tenue d’un autre atelier régional auquel participaient des acteurs de l’éducation de Côte d’Ivoire, de la Guinée et du Togo. Les trois pays, soutenus par la Francophonie, travaillent depuis 2016 sur des expériences de l’enseignement dans les langues nationales, c’est-à-dire dans les langues maternelles.
Ces trois pays bénéficient du programme ELAN (Ecole et langues nationales en Afrique) de l’OIF, dont l’objectif est d’améliorer les apprentissages des fondamentaux tels que lire, écrire et calculer à travers une meilleure maîtrise du français par les élèves du primaire en commençant par leur enseigner dans leur langue maternelle.
Au Togo, l’expérience est menée dans la région de la Kara et dans la région Maritime et a donné lieu à des résultats très flatteurs. L’élève maitrise mieux les disciplines enseignées si, de base, l’enseignement est donné dans sa langue maternelle. La maîtrise de la grammaire de la langue maternelle facilite l’apprentissage de la langue étrangère comme deuxième langue, en l’occurrence le français, voire l’anglais comme envisagent de le faire dans les toutes prochaines années les responsables de l’Education.
Sans être associée au projet ELAN, la Banque mondiale sonne l’alerte depuis quelques années quant à l’urgence de l’amélioration de la qualité de l’enseignement et du capital humain par l’introduction des pratiques d’éducation dans les langues maternelles.
Dans son rapport « Effective language for instruction policies for Learning » paru en 2021, la Banque mondiale attire l’attention des pouvoir publics sur la nécessité, pour les pays, de développer « les politiques qui favorisent l’accumulation du capital humain – telles que les bonnes politiques de langue d’enseignement ». Pour maximiser ce capital humain, les pays doivent optimiser l’apprentissage à l’école et augmenter donc le nombre des Années de Scolarité Adaptées à l’Apprentissage (ASAA) menées à terme par leur population. Selon l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Economique), le capital humain recouvre « l’ensemble des connaissances, qualifications, compétences et caractéristiques individuelles qui facilitent la création du bien-être personnel, social et économique.»
Plusieurs études ont en effet prouvé que le taux d’instruction est meilleur dans les pays où l’enseignement primaire est réalisé dans les langues maternelles. De mauvais résultats scolaires voire des déscolarisations peuvent être le reflet de politiques de langue d’enseignement inadéquates. « Si l’on ne tient pas compte du problème de langue d’enseignement, on pourrait conclure à tort que les enseignants n’ont pas les connaissances et les compétences nécessaires pour enseigner, ou que les apprenants sont trop désavantagés pour bien apprendre », indique le rapport.
A contrario, des politiques appropriées de langue d’enseignement facilitent l’apprentissage. Et plus encore « lorsque les enfants sont enseignés tout d’abord dans une langue qu’ils parlent et comprennent bien, ils apprennent davantage, sont mieux placés pour apprendre d’autres langues, sont plus susceptibles de rester à l’école et de vivre une expérience scolaire adaptée à leur culture et leur contexte local ».
C’est un secret de polichinelle : l’éducation nationale est un échec. Malgré un taux d’admission frôlant les 90% aux différents examens nationaux, contrairement à ses voisins de la CEDEAO et de l’UEMOA, l’éducation au Togo telle qu’elle est pratiquée ne permet au pays de maximiser son capital humain. En cause le système d’enseignement et de nombreux dysfonctionnements constatés et dénoncés par les acteurs de l’éducation.
Quelles langues choisir
Une telle politique d’éducation passe obligatoire par le choix d’une bonne politique de langue d’enseignement. Les trois pays présents au séminaire-atelier de Lomé ont plus ou moins essayé cette politique par le passé. Le pays le plus expérimenté dans le domaine reste la Guinée, qui vers la fin des années 1970, a introduit l’enseignement dans les langues nationales. Ainsi, l’enseignement au cours primaire était dispensé en soussou en Basse-Guinée, le malinké en Haute-Guinée et le poulaar, en Moyenne-Guinée.
La Guinée Forestière qui a moins d’unité linguistique a néanmoins connu quelques difficultés. Cette introduction en Guinée a connu des heurs et malheurs. En pleine période de dictature socialiste, cette politique d’enseignement n’a pas abouti à une meilleure maîtrise du français comme seconde langue d’apprentissage au collège, et a entraîné un effondrement de la qualité de l’enseignement au mitan des années 1980.
Le système a été abandonné en 1985, mais les Guinéens ont beaucoup retravaillé l’approche avec de nombreux travaux portant sur les langues et leurs écritures. A priori, ce pays semble le plus aguerri à entreprendre la nouvelle politique d’enseignement bilingue.
Par contre, le cas du Togo semble beaucoup plus délicat et risque d’entraîner moult polémiques. Certes, le pays a déjà expérimenté par le passé le bilinguisme à partir de 1979, après la réforme de l’enseignement de 1975, mais sans aucune ambition. Le kabyè et l’ewé étaient enseignés comme deuxième voire troisième langue, respectivement au nord et au sud du pays. Sans aucune réussite notable. Si l’Ewé constitue la lingua franca dont l’enseignement était accepté sans conteste par la majorité des citoyens au Sud, l’enseignement du kabyè l’était moins au nord, qui a un paysage sociolinguistique beaucoup plus varié. En pleine dictature de parti unique, bien de Togolais originaires du Nord, prenaient la situation comme un instrument de domination de l’ethnie Kabyè, détentrice du pouvoir politique et militaire dans l’imaginaire de nombreux citoyens. Estimés à 10% de la population totale, les Kabyè sont majoritaires dans la Kozah et la Binah, mais, malgré une forte émigration, la langue kabyè n’est pas vernaculaire et se limite à ses principaux locuteurs.
Selon les informations, le pays connaîtrait de nouveau une phase pilote avec l’enseignement en langue éwé dans la région maritime, et en langue kabyè dans la région de la Kara.
L’ennui : le kabyè n’est pas la seule langue du paysage sociolinguistique de la région de la Kara, et son enseignement à toute la région, voire à tout le nord, comme le prétendent certains acteurs sous l’anonymat, peut susciter des réticences, voire des rejets de la part de nombreux parents d’élèves.
Comme par le passé, cette imposition peut entraîner l’échec de cette politique. Cela pourrait être perçu comme une forme de colonisation kabyè des mentalités voire une considération du kabyè comme supérieure aux autres langues. Enseigner le kabyè à des non-locuteurs kabyè reviendraient à l’apprendre dans des langues étrangères non-assimilées.
Au-delà des moyens humains et techniques que requiert une politique de l’apprentissage dans les langues maternelles, il faudrait d’abord poser un principe qui vise à légitimer les autres ethnies par la reconnaissance du multilinguisme. Puis, organiser la grande diversité des pratiques dans une forme de cohésion et de cohérence nationale. Grosso modo, le principe de l’égalité de tous les locuteurs dans leur diversité doit être la règle.
Le Togolais pourrait à ce titre s’inspirer du modèle sud-africain, où 8 langues africaines côtoient l’anglais parlé par tout le monde. La langue dominante dans chaque province est considérée comme première langue, puis suit l’anglais. Il y a aussi le modèle tanzanien, où le swahili, la langue de la minorité mais langue vernaculaire parlée par une majorité de Tanzaniens, a été choisie comme langue nationale et langue d’enseignement. Le premier président tanzanien, Julius Nyerere, lui-même enseignant, fut d’ailleurs le premier à traduire Shakespeare en Swahili.
Le ministère de l’enseignement primaire, secondaire, et technique devrait faire attention à ne pas mêler la politique politicienne à la conduite de cette importante réforme.
Il en va non seulement de l’avenir de l’éducation, mais aussi de l’établissement de la démocratie, la justice et la paix sociale au Togo.
Pour finir, en Afrique du Sud, le massacre de Shaperville avait eu pour cause le refus des Noirs d’apprendre l’Afrikaans, la langue des maîtres qui ont créé le système d’Apartheid.
On ose espérer que les acteurs de l’éducation nationale prendraient du recul et introduiraient une réforme qui satisfasse la plupart des ethnies au Togo, surtout dans sa partie septentrionale.
L’Echiquier N°86
Source : icilome.com