Sur une plage déserte, sûrement celle de Lomé, une jeune femme, la trentaine, fixe le vide, le regard profond et serein, comme si elle est en train d’interroger l’éternité ou quelque dieu. Elle porte une chemise bleue rayée sur une culotte noire. A un son bras gauche, elle a accroché un sac à main noir, et sa main gauche tient un téléphone portable. Sur la photo, les internautes ont écrit : « RIP, Ornella. »
Car Ornella Laine est morte. Morte dans une clinique de Lomé où elle est partie donner la vie. Morte avec son bébé qu’elle n’a pas pu mettre au monde. Son bébé qu’elle a préféré emmener avec elle dans le ventre de la grande nuit, comme une détermination à se venger des humains auxquels elle ne voudrait rien laisser d’elle.
Ornella est morte, comme des milliers d’autres femmes togolaises, en cherchant à donner la vie. Mais ce qui a fait fondre le cœur de ses compatriotes, c’est l’atrocité de la scène par laquelle elle a dit adieu à la vie.
Presque sous les yeux des sages-femmes, elle est tombée de la table d’accouchement, a écrasé son ventre contenant son bébé contre le sol, a été traînée, mourante, dans le plus grand centre hospitalier de Lomé où elle fut négligée malgré son état.
On est tentés de pointer un doigt accusateur sur ces sages-femmes devant lesquelles ce drame s’est produit, relever leur incompétence, leur négligence voire leur méchanceté. On aurait voulu les clouer au pilori, ces femmes formées et payées pour accompagner les femmes dans le combat le plus mortel de leur existence : donner la vie. Mais on imagine presque la réponse des supposées coupables : « Quelle est notre faute dans tout ça ? Ne nous fait-on pas pire que ça, à nous autres, tous les jours ? »
Parce que nous sommes arrivés au Togo à un point où personne ne peut plus accuser personne de quoi que ce soit. Tout le monde pense, croit, qu’il a le droit, le devoir de faire contre l’autre ce que l’on fait contre lui. La violence perpétuelle en tout, partout, a transformé notre société togolaise en une jungle avec une hideuse chaîne alimentaire de la violence. Pour exister, on est contraint d’exercer contre plus faible que soit la violence dont on est victime d’un plus fort. Même à l’hôpital.
Le Directeur de l’hôpital exerce sur le médecin en chef la violence morale qu’exerce sur lui le ministre de la Santé. Le médecin en chef exerce sur ses subordonnés la violence morale qu’exerce sur lui le directeur de l’hôpital. Les médecins exercent sur les auxiliaires la violence dont ils sont victimes de la part du médecin en chef. Et les sages-femmes exercent leur violence sur Ornella Laine.
« Que faire alors ? », me demanderait-on. « Je ne sais pas », répondrais-je sans la moindre hésitation. Parce que je ne crois pas avoir aujourd’hui quelque remède contre ce cycle infernal de la violence morale et de la méchanceté dans laquelle notre pays s’est englué. Hélas.
David Kpelly
Source : 27Avril.com