Après avoir lancé en Afrique la mode des télénovela, Bernard Azria, le grand architecte derrière le succès du distributeur Cote Ouest se lance un nouveau défi, répéter le même succès en produisant désormais du contenu africain. A Abidjan, en marge du Discop 2016, il revient pour l’agence Ecofin sur ses nouveaux projets et offre sa vision d’un monde de l’audiovisuel pour lequel sa passion ne s’est pas émoussée malgré les années.
Agence Ecofin: Vous avez construit votre réputation en lançant la mode des novelas sur le marché africain et aujourd’hui vous vous dirigez vers la production de contenus purement africains. N’y a-t-il pas une certaine contradiction dans votre démarche?
Bernard Azria: Ça s’appelle évoluer. Quand on a commencé dans ce métier, il n’existait pas de programme audiovisuel qu’on puisse distribuer aux télévisions d’Afrique francophone. Il existait tout au plus CFI, qui constituait une banque de données offertes gracieusement aux télévisions africaines avec des feuilletons français. Face aux difficultés que les chaînes d’Afrique francophone subsaharienne rencontraient, on a vu l’opportunité de créer une entreprise qui saurait assurer la distribution de contenus venant de ces studios. Puis ensuite, on a voulu se rapprocher de notre public et on s’est dit : «JR [personnage de la série Dallas, NDLR] et Pamela Anderson avec leurs yeux bleus et leurs cheveux blonds, c’est un peu lointain. Est-ce qu’il n’y a pas quelque chose de plus proche?».
Donc on s’est tourné vers les telenovelas et on a provoqué un phénomène de société. Puis on s’est rapproché encore en se demandant s’il n’y avait pas moyen d’avoir du contenu africain. On a ‘’cherché avec torche’’, comme on dit par ici. Je peux vous ressortir des enregistrements d’appels qu’on a fait lors de plusieurs Fespaco en disant, «pardon, par pitié, donnez-nous vos productions.». On a essayé de chercher du contenu africain et on n’en a pas trouvé. Et quand éventuellement, il s’agissait de le produire, on ne savait pas à qui s’adresser. On ne pouvait parler qu’à des gens qui ne savaient pas faire autre chose que de travailler dans le cadre d’un budget d’assistanat. On est allé naturellement vers les pays d’Afrique anglophone dont on disait qu’ils avaient 10 ou 15 ans d’avance sur nous et on a pris par exemple du produit sud-africain qu’on a doublé. Au moins on avait la fierté de faire la promotion du continent. Et puis en dernière phase, maintenant que le marché a évolué, on peut investir dans la création propre, la production locale. Voilà le cheminement par lequel on est passé.
AE: Vous évoquiez plus haut l’absence de contenus africains à distribuer à vos débuts. Comment expliquez-vous cette réalité qui prévalait à ce moment?
BA: La problématique c’est qu’on était dans une espèce d’économie qui avait été maintenue dans une forme d’assistance. Ça a changé maintenant. Mais à l’époque, l’industrie africaine de l’audiovisuel était mort-née. Après les indépendances, les soucis des gouvernements, c’était des écoles, des universités, des hôpitaux, des routes, et quand on venait voir les dirigeants par rapport aux problématiques de la production audiovisuelle publique, leur réponse était : «de quoi tu me parles? Et puis CFI nous balance des programmes donc c’est quoi le problème?».
Pour se donner bonne conscience, certaines instances ont décidé d’aider financièrement la création audiovisuelle, le cinéma africain de l’époque. Les choix éditoriaux étaient faits sur les quais de la Seine à Paris, et bien entendu, on privilégiait le cinéma d’auteur qui donnait une vision de l’Afrique tellement exotique, tellement ‘très chic africaine’. Du coup, le jeune producteur africain qui avait un devis à 200 francs par exemple, mettait 400 francs sur son projet, et demandait une subvention de 50%. Donc avec les 200 francs qu’il obtenait, il tournait et il donnait sa copie beta pour recevoir sa dernière subvention, et grosso modo, il n’y avait pas de circulation des œuvres audiovisuelles.
L’OIF a lancé il y a quelques temps une opération à laquelle on était très heureux de se joindre qui s’appelle ‘Capital numérique’. C’est une opération de sauvegarde du patrimoine car ils se sont aperçus qu’avec cette politique, pendant de longues années, on avait poussé des gens à fabriquer des œuvres juste au budget de la subvention, qui n’était diffusées qu’une fois sur la chaîne nationale et puis point barre. Les œuvres n’avaient jamais circulé. Voilà ce qu’était le contexte à l’époque.
AE: Le Discop vante le dynamisme du paysage audiovisuel africain actuel, mais que pensez-vous qu’il manque aujourd’hui pour en faire une industrie forte?
BA: Il manque essentiellement une régulation. Le cadre législatif fait défaut et ça, c’est un vrai problème. La défense des droits d’auteurs est complètement absente, l’encouragement des pouvoirs publics sous la forme d’incitations (primes, exemptions de TVA, exemption de taxes d’art, etc.) manque cruellement.
Il y a également un vide au niveau de la formation professionnelle et des écoles de formation. Enfin et surtout, on notera l’absence de détermination des «Usuals suspects», les gros acteurs comme Orange, Canal+ ou TV5, à payer le juste prix. Donc en gros, ce qui fait défaut aujourd’hui c’est l’existence d’un modèle économique viable. Par exemple, quand je dis à Angela [Aquereburu, réalisatrice togolaise à l’origine, avec son compagnon Jean-Luc Rabatel, du format court «Mi-temps», diffusé sur Canal+ NDLR] de tourner avec un critère de qualité raisonnablement bon, ça veut dire que je lui impose un budget d’environ 7 ou 8000 euros par épisode. Il n’y a pas moyen de faire en dessous. Or, si on veut après le premier épisode en produire d’autres, il faut que cet investissement initial ait généré au moins 9 ou 10 000 euros. Or comment générer 9000 euros quand ces usuals suspects vous disent qu’ils paient 1000 euros par épisode et qu’ils gardent les droits en exclusivité pendant 1 an et demi ? On est donc face à un mur, un rouleau compresseur qui tire avantage de la situation et qui écrase le marché de l’audiovisuel pour le dominer et ça c’est un gros problème.
AE: Et quelle réponse devrait-être apportée à cette situation selon-vous?
BA: La réponse doit être juridique et légale. Mais il faut aussi que les producteurs se tiennent par la main pour faire pression sur ceux qui se nourrissent sur leur dos et qu’ils leur disent: «tu veux du contenu ? Ce sera 10 000 euros, point.» Actuellement, ces usuals suspects mettent une pression telle que chaque producteur qui s’engage dans la production d’une série est à tout moment menacé de déposer le bilan.
AE: Vous avez bien senti le coup avec les novelas et vous revendiquez d’avoir lancé cette mode en Afrique, mais par contre on ne vous a pas vu sur les séries indiennes…
BA : Non justement, parce que c’est un créneau d’activité duquel j’ai démissionné. J’ai renoncé parce que je ne me suis pas senti concerné et/ou interpelé. Comme vous l’avez compris, il y a une logique dans notre réflexion et les séries indiennes sont tombées là comme un cheveu sur la soupe, et j’avoue que j’ai sans doute commis une erreur au plan commercial. Mais comme j’aime bien faire ce que j’aime, je persiste dans mon erreur. Je n’ai pas vu l’intérêt, j’ai trouvé, par goût personnel et par éthique, dégradant d’avilir le public en lui fournissant des contenus aussi médiocres, en terme de qualité de réalisation. Donc je me suis dit que gagner de l’argent, c’est important, mais prostituer son esprit jusque-là, ça le fait pas.
Vous avez mis beaucoup de temps à passer de la distribution à la production avez-vous rencontré des obstacles qui ont retardé cette transition?
On n’a pas eu d’obstacle, on a simplement essayé de faire preuve de vision. Il y a déjà quelques années, j’ai vu ce qui se préparait avec l’arrivée de la digitalisation, des OTT, la TNT, etc. Et j’ai dit que notre métier allait disparaître parce qu’il n’aurait bientôt plus de sens. Donc il fallait qu’on se diversifie et qu’on se positionne sur quasiment toutes les chaînes de valeurs : la création, la production, l’agrégation, la distribution, la diffusion etc.
AE: En matière de production vous semblez développer une rélation particulière avec les formats courts. Pourquoi?
BA: Dans le format court, les Africains sont aussi bien armés que n’importe quel autre acteur. Un gamin de 18 ans de Yopougon est à niveau égal avec le gamin du même âge de Brooklyn. Ils font d’autant plus jeu égal qu’ils se ressemblent : c’est les mêmes cultures urbaines, la même casquette à l’envers, les mêmes codes, et un gars de Yopougon qui en filme un autre en train de danser du Hip-hop par exemple fera, toutes choses étant par ailleurs égales, le même nombre de vues sur Youtube que le gamin de Brooklyn. Le format court nivelle les différences.
Propos receuillis par Aaron Akinocho, envoyé spécial
Agence Ecofin