Dans les républiques bananières, comme au Togo, la liberté de la presse et d’expression acquise de haute lutte est à double tranchant. Les journaux sérieux qui ont le courage de donner l’information qui met certains mal à l’aise, qui dénoncent l’injustice et les abus de toutes sortes, jouent à quitte ou double à chacune de leur parution. Par un coup de tête d´un ministre ou du Chef de l´État lui-même un journal peut se faire interdire du jour au lendemain, le journaliste ou le directeur de publication jeté en prison sans autre forme de procès. C´est à peu près ce qui vient de se passer avec nos deux journaux qui méritent vraiment l’adjectif sérieux. En effet, « L’Alternative » et « Liberté » qui font du vrai journalisme de combat comme on en connaît dans les pays où les peuples vivent sous une chape de plomb et tentent de se libérer, sont victimes d’un grave abus de la part d’un étranger, fût-il Ambassadeur, dans l´exercice de leur fonction.
Ce sont deux articles contenus dans les parutions N° 169 du 28 février 2020 du bihebdomadaire «L’Alternative» et N° 3116 daté du 03 mars 2020 du quotidien «Liberté» qui ont fait réagir l’Ambassadeur de France au Togo qui a estimé que les deux journaux seraient allés très loin, selon ses termes, en publiant des textes qui porteraient atteinte à son honneur, à celui du Chef de l’État français et de son collaborateur. Le diplomate français n’est pas d´accord que le bihebdomadaire togolais ait présenté la Françafrique comme une monstrueuse créature, une entreprise criminelle et une obscure organisation qui permet encore aujourd’hui à la France de maintenir son emprise et piller le continent noir. Monsieur Marc VIZY estime également que la présentation par « L’Alternative » du Conseiller d’Emmanuel Macron, Frank Paris comme principal pilier des relations incestueuses entre la France et les régimes autoritaires africains…ne serait étayée par aucune preuve et que toutes ces accusations ne reposeraient que sur la seule imagination de l’auteur de l’article, et seraient animées par une intention délibérée de porter atteinte à l’honneur de la France. Les passages de l’article du journal qui comportent les accusations selon lesquelles le Président français Emmanuel Macron percevrait de l´argent en contrepartie du soutien au régime togolais, et l’insinuation que l’adjudicataire de la privatisation de Togocom serait lié à un important chef d’entreprise, ami d’Emmanuel Macron, ont aussi contribué à mettre l´Ambassadeur dans tous ses états.
Du côté du quotidien « Liberté » c´est les mêmes récriminations de Marc VIZY. Pour avoir, dans sa parution N° 3116 du 03 mars 2020, accusé M. l’Ambassadeur de remonter de fausses informations à Paris, d’agir pour des intérêts personnels et de jouir des générosités du régime, le Chef de la mission diplomatique de la France au Togo reproche au journal des manquements à la déontologie du journaliste au sens de l´article 32 de la loi 2020-001 du 7 janvier 2020 au code de la presse et de la communication en République togolaise. Dans les deux cas, que ce soit pour « L’Alternative » que pour « Liberté », l’Ambassadeur parle de diffusion de fausses nouvelles, étayées par aucune preuve.
Mais les preuves que la Françafrique soit une réalité et fasse des dégâts maintenant les pays africains francophones dans le sous-développement, sont quasi quotidiennes, et ne sont l´invention d´aucun journal quel qu´il soit. Des personnalités obscures, envoyées par des réseaux français non moins obscurs, rasant presque quotidiennement les murs dans nos palais présidentiels d’Afrique, et repartant avec des mallettes bien remplies, sont légion. Et il y a, un jour ou l´autre, des fuites au sein de l’entourage de ces Chefs d´État indélicats. Il n’y a pas de preuves; c’est l’argument derrière lequel se cachent les corrupteurs et les corrompus jusqu´au jour où tout éclate au grand jour. Qui a oublié l’affaire Bourgi ou les djembés du Faso? Une affaire qui avait défrayé la chronique au pays des hommes intègres et partant, dans toute l’Afrique en 2011.
Robert Bourgi, « porteur de valises », comme on le surnomme, avait affirmé avoir fait transiter des mallettes remplies de diamants ou des Djembés bourrés de billets de banque entre des présidents africains et des personnalités politiques françaises afin d’obtenir le soutien de la France pour s’éterniser au pouvoir. Il a révélé que l’ex-dictateur du Burkina Faso Blaise Compaoré avait envoyé son ministre de l’Agriculture de l’époque, Salif Diallo avec trois millions de dollars en petites coupures cachées dans des Djembés pour l’Elysée. Denis Sassou Nguesso, Abdoulaye Wade, son fils Karim, Omar et Ali Bongo, Laurent Gbagbo etc. n’étaient pas en reste. Ils ont tous participé aux financements occultes des politiques français…
Comme on le voit, les relations incestueuses entre certains hommes politiques français et des dictateurs africains, des mallettes ou Djembés remplis d´espèces sonnantes et trébuchantes en direction de Paris, ne sont pas une invention des deux journaux togolais incriminés par l´Ambassadeur de France. Ça existe bel et bien, hélas! À la fin de la lettre, tenant lieu de plainte, que Monsieur Marc VIZY a envoyée à la Haute Autorité de l’Audiovisuel et de la Communication (HAAC) et dont nous avons copie, le diplomate français demande que la HAAC puisse faire usage de ses pouvoirs de mise en garde, voire en cas de récidive, des pouvoirs de sanction qui lui sont reconnus par l´article 65 de la loi organique N° 2018-029 du 10 décembbre 2018 relative à la HAAC. Pour terminer il a insisté sur le fait qu´il ne sollicite pas de droit de réponse prévue par la loi.
Nous trouvons gauche le fait que l´Ambassadeur, qui dit ne pas être intéressé par une poursuite judiciaire, s´adresse à la HAAC pour lui demander indirectement de sanctionner les deux organes togolais. Soit notre diplomate a des arguments que les deux articles ne sont soutenus par aucune preuve, et il porte plainte en bonne et due forme pour que l´affaire arrive devant un tribunal; soit il envoie un droit de réponse que les journaux concernés seraient obligés de publier conformément à la loi. Mais écrire une lettre, qui ressemble plutôt à une injonction d´exécuter, à une institution de la République dans un pays souverain, pour exiger que les deux organes soient punis, ne sort-il pas des droits et devoirs d´un Ambassadeur représentant son pays à l´étranger? Les deux articles en question n´ont fait que présenter une petite partie visible de l´iceberg. Si en France des medias comme „Le Canard Enchaîné », « Médiapart » …, si en Allemagne le tabloïd « Bild » et d´autres journaux devraient être sanctionnés pour ce qu´ils dénoncent ou critiquent de façon encore plus brutale, avec des titres provocateurs et quelquefois à la limite de la diffamation, la liberté de la presse et d´expression aurait déjà pris fin dans ces pays-là.
Dommage que la Haute Autorité de l´Audiovisuel et de la Communication (HAAC) ait cédé à l´injonction de Marc VIZY qui se comporte comme en territoire conquis. Dommage que cette institution, qui a aussi un rôle de veille pour que la liberté de la presse et d´expression ne soit pas bafouée, ait manqué l´occasion de se racheter et faire mentir ses détracteurs pour qui la HAAC n´est qu´une coquille vide affiliée au pouvoir de dictature. Gardait-on une dent ici contre les deux meilleurs journaux du Togo, et attendait-on le moment propice pour frapper fort? Monsieur Marc VIZY n’est qu’un représentant de son pays au Togo au même titre que les autres Ambassadeurs. La HAAC est une institution de la République togolaise qui n´avait pas à céder aux injonctions de qui que ce soit.
Monsieur l´Ambassadeur de France est allé trés loin en portant un coup à la liberté d´expression et de la presse acquise de haute lutte par les Togolais. La complaisance ou l´incompétence de la HAAC a fait naître un précedent dangereux au moment où toute l’Afrique prend de plus en plus conscience pour que sa souveraineté et son indépendance soient respectées. Empêchons par tous les moyens que de tels comportements ne fassent école! Ce sera désormais notre combat aux côtés des responsables de «L’Alternative» et de «Liberté» avec qui nous sympathisons.
Samari Tchadjobo
Allemagne
Source : 27Avril.com