Togo / Rapport de Tournons La Page: Une tradition de répression

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Dans un rapport de plus 200 pages intitulé « Togo : une tradition de répression », le mouvement international Tournons La Page (TLP), réunissant plus de 230 organisations des sociétés civiles africaines soutenues par des organisations européennes, révèle l’ampleur et le système qui sous-tend la répression menée par les autorités togolaises à l’encontre de la population civile depuis l’année 2017. Le document rapporte, dans un ordre chronologique, et sur le fondement de preuves variées, les diverses violations des droits humains commises.

« Le Togo, petit pays d’Afrique de l’Ouest, est dirigé depuis 1967 par la même famille et détient ainsi le record du plus long règne du même clan familial au pouvoir en Afrique. Il se hisse également au deuxième rang mondial après celui de la Corée du Nord », écrit Tournons La Page.

Nous reprenons quelques chiffres clés et grandes lignes du rapport.

Résumé exécutif

Le Togo, dirigé par la même famille depuis 1967, a institutionnalisé une tradition de répression de l’espace civique : arrestations et emprisonnements arbitraires de défenseurs des droits humains, d’activistes pro-démocratie, de journalistes et d’opposants politiques, entachés de décès en détention ou au sortir de détention, interdictions de manifestations comme de réunions privées, dégradation de la liberté d’expression et de la presse avec des suspensions abusives de journaux…

Une tradition qui, après une légère décrispation au début des années 2010 avec la dépénalisation des délits de presse, est redevenue la norme à partir d’août 2017 avec la mobilisation populaire pour le retour à la Constitution originelle de 1992 (dont l’article 59 limitait à deux le nombre de mandats présidentiels) et le droit de vote de la diaspora. On compte ainsi entre août 2017 et octobre 2022 au moins 546 personnes arrêtées pour leurs opinions dont nombre d’entre elles seront torturées en détention. 11 personnes décéderont des suites de ces pratiques. On dénombre également 18 assassinats par les forces de défenses et de sécurité, 10 journaux suspendus ou simplement interdits de parution pour avoir critiqué le pouvoir et 29 manifestations, dont 10 dans des lieux privés, seront interdites par les autorités.

Le présent rapport commence par faire une analyse des textes juridiques de l’État du Togo en matière des droits humains, mettant en lumière les dispositions liberticides actuellement en vigueur au Togo. Il compile ensuite les différents cas d’arrestations, d’interdictions de manifestation et de réunion et les coupures d’internet afin de démontrer leur récurrence et la dynamique de rétrécissement de l’espace civique à l’œuvre depuis 2017 au Togo. Le rapport se termine par une emphase sur les piètres conditions carcérales, la culture de la torture, et enfin l’impunité dont bénéficient les forces de l’ordre même lorsqu’elles commettent des homicides.

Les membres de Tournons La Page Togo exigent de l’État, le respect de la Constitution et des engagements pris en matière de libertés et droits fondamentaux, dont ceux d’expression, d’information, de presse, de réunion et de manifestation, mais aussi la libération des prisonniers politiques et d’opinion, l’indépendance de la justice et la séparation des pouvoirs.

Arrestations et harcèlement juridique

Dans le but de faire taire les voix dissidentes et enrayer les manifestations, l’État du Togo a, notamment grâce à ses nouvelles lois liberticides, mené une campagne de harcèlement juridique et d’arrestations arbitraires.

Bien que cette répression dure depuis des décennies, nous prendrons comme point de départ la dernière grande mobilisation populaire du 19 août 2017, qui a radicalement fait changer l’approche du gouvernement, en lui faisant restreindre d’autant plus l’espace civique pour que ce type d’événement n’arrive plus.

Quelques Chiffres Clés Du Rapport :

Depuis le 19 aout 2017 :

– Au moins 546 arrestations

– Au moins 18 morts victimes des forces de sécurité et de défense ;

– Au moins 9 morts en détention et au moins 2 morts au sortir de détention

Le Togo, dirigé par la même famille depuis 1967, a institutionnalisé une tradition de répression de l’espace civique, qui est redevenue la norme à partir d’août 2017 avec la mobilisation populaire pour le retour à la Constitution originelle de 1992. On compte ainsi entre août 2017 et octobre 2022 au moins 546 personnes arrêtées pour leurs opinions dont nombre d’entre elles seront torturées en détention. 11 personnes décéderont des suites de ces pratiques. On dénombre également 18 assassinats par les forces de défenses et de sécurité.

Libertés de presse et d’opinion sous cloche

– Au moins 9 journaux suspendus et 1 journal interdit

Journaux suspendus : L’Alternative (suspendu 2 fois) ; Liberté ; Fraternité ; Panorama ; L’Indépendant Express ; The Guardian ; La Symphonie ; Le Détective.
Journal interdit : La Nouvelle.

Alors que la Constitution garantit la liberté d’expression, y compris celle de la presse, les pouvoirs publics ont limité l’exercice de ce droit. La loi impose des sanctions à l’encontre de journalistes qui se seraient rendus coupables de « graves erreurs ». Ainsi, depuis août 2017, neuf journaux ont été suspendus et un a été purement et simplement interdit.

Le Togo est classé 100ème sur 180 par le classement mondial de la liberté de la presse de Reporters Sans Frontières. Il a perdu 26 places depuis 2021 où il était classé 74ème.

Violation des libertés de réunion et de manifestation

– Au moins 19 manifestations interdites

Les restrictions apportées dans la loi du 16 mai 2011 fixant les conditions d’exercice de la liberté de réunion et de manifestation n’ont pas empêché les grandes manifestations de 2012 et 2017. Comme l’a annoncé Gilbert BAWARA, porte-parole du gouvernement togolais. Pour « qu’il n’y ait plus jamais de 19 août 2017 », l’Assemblée nationale a adopté à la hâte, le 12 août 2019, une nouvelle loi modifiant la loi de 2011 et durcissant les conditions d’exercice de ces libertés.

Depuis l’interdiction de la manifestation du 19 aout 2017 dans certaines villes, au moins 19 manifestations sur la voie publique et 10 réunions devant se tenir dans des lieux privés ont été interdites au Togo.

– Au moins 10 réunions dans les lieux privés interdites

Alors que les manifestations du parti au pouvoir et de ses ailes marchantes ne souffrent d’aucune entrave, y compris pendant les périodes dites d’urgence sanitaire et d’urgence sécuritaire, les manifestations et réunions organisées par les partis d’opposition ou des organisation de la société civile sont interdites.

Les coupures d’internet pour empêcher la société civile de s’organiser

– Au moins 3 coupures et perturbations d’internet et réseaux sociaux

Le Togo a coupé le réseau internet à deux reprises en 2017 : du 5 au 10 septembre et du 19 au 21 septembre. Puis, le 22 février 2020, jour de l’élection présidentielle, les autorités ont coupé les services messagerie instantanée.

Il s’agit d’un moyen efficace pour empêcher les citoyens de communiquer entre eux et de s’organiser. Ces coupures empêchent également la société civile de documenter et dénoncer les violations des droits humains et la répression par les forces de sécurité.

En plus de couper internet, le gouvernement coupe l’accès à certains sites de la société civile ou de partis d’opposition. Ainsi, les sites de Tournons La Page, Dynamique Monseigneur Kpodzro. Togo Debout et de la Campagne de TLP sur la limitation des mandats sont bloqués sur les réseaux mobiles du Togo.

Écoutes téléphoniques

En 2020, suite à une enquête menée par Le Monde et The Guardian, il est révélé que le régime togolais a utilisé le logiciel Pegasus à des fins d’espionnage et de surveillance de membres de l’opposition, d’activistes de la société civile et de leaders religieux. Ce logiciel, vendu par l’entreprise israélienne NSO Group, permet d’accéder aux données d’un téléphone : photos, messages, contacts, informations personnelles. Au moins six Togolais auraient été ciblés par les autorités via Pegasus entre 2010 et 2019 dont le père Pierre AFFOGNON, Mgr Benoît ALOWONOU, président de la conférence des Evêques du Togo, Raymond HOUNDJO, politicien et Elliott OHIN, ministre des Affaires étrangères.

En juillet 2021, un consortium de journalistes coordonné par l’organisation Forbidden Stories révèle que de nombreux États ont eu recours au logiciel espion. Selon cette enquête, plus de 300 numéros de téléphone togolais ont été pris pour cibles par le logiciel. Parmi eux, se trouvent des journalistes, tels que Ferdinand AYITE, Luc ABAKI ou Carlos KETOHOU, des opposants politiques tels que Tikpi ATCHADAM, Agbéyomé KODJO ou encore des militants de la société civile comme David DOSSEH (coordinateur de notre mouvement dans le pays). Dans un communiqué de presse rendu public le 7 octobre 2021, Amnesty International estime que « la menace de la surveillance ciblée, qu’elle soit réelle ou non, peut avoir de lourdes conséquences psychologiques sur les militant•e•s et un effet plus que délétère sur leur travail en faveur des droits humains ». Interrogé sur l’utilisation de ce logiciel, le président togolais a répondu «Chaque État souverain s’organise pour faire face à ce qui le menace avec les moyens dont il dispose», concernant l’utilisation détournée à des fins de surveillance de personnes critiques du pouvoir, il répond : « Ah, ça, je ne peux pas vous le confirmer. »

En plus de Pegasus, en octobre 2021 Amnesty International dénonce96 une autre source d’écoutes téléphoniques opérées au Togo à partir de réseaux indiens. « Le logiciel espion utilisé dans ces tentatives d’attaques est lié à un groupe de hackers connu dans le secteur de la cybersécurité sous le nom de Donot Team, qui a été impliqué par le passé dans des attaques en Inde, au Pakistan et dans les pays voisins d’Asie du Sud. » Ces derniers, liés à l’entreprise indienne spécialisée dans la cybersécurité Innefu Labs Pvt Ltd, auraient ciblé au moins un militant togolais entre décembre 2019 et janvier 2020, à l’approche des élections présidentielles.

En recourant à ces pratiques, l’État togolais viole sa loi fondamentale qui garantit dans son article 29 « le secret de la correspondance et des télécommunications. »

Conclusion

La régression de l’espace civique au Togo depuis 2017 est manifeste. Elle est à mettre sur le compte de l’intensification d’une politique de répression systématique, adossée à une totale impunité des responsables, avec pour objectif la perpétuation de la confiscation du pouvoir politique par le même système et la même famille depuis 1967. Les grandes vagues de répression depuis le 19 août 2017 ont fait au moins 29 morts, 546 personnes arrêtées, 9 journaux suspendus et d’innombrables cas de torture. La forte politisation des forces de sécurité et leur implication dans la répression violente n’augurent pas de lendemains paisibles. Par peur de la violence d’État, les citoyens s’autocensurent. Une tendance confirmée par le dernier rapport de l’Afrobarometer qui explique que « La majorité de Togolais ne se sentent pas libres d’exprimer leurs opinions (54%) et pensent qu’ils doivent faire attention à ce qu’ils disent en politique (75%) ».

Les violations des droits humains remettent en cause les engagements internationaux auxquels l’État togolais a librement souscrit, en particulier la Déclaration universelle des droits de l’Homme et sapent tout espoir de transition démocratique. Elles illustrent une fois de plus le caractère pernicieux d’un système dont l’histoire est jalonnée depuis 2005 par un putsch qui consacra le principe de dévolution dynastique du pouvoir et confirma la politisation de l’élite militaire, des violations constitutionnelles majeures comme celles perpétrées dès le lendemain du putsch afin de tenter de « légitimer » la confiscation du pouvoir, des violations des libertés et droits fondamentaux réduisant l’espace civique et constituant une véritable chape de plomb sur la population togolaise et une faillite des institutions. Tout cela concourt à soutenir un système prêt à tout pour se perpétuer.

Le 13 janvier 2022 marquait les 60 ans au pouvoir de la dynastie GNASSINGBÉ et ces cinq dernières années peuvent être considérées comme un retour à un régime profondément autoritaire, comme entre 1969 et 1990, où toute pensée critique ou dissidente était combattue.

Laisser se poursuivre impunément une telle situation n’est pas sans danger pour la stabilité du Togo et de la sous-région. L’étouffement du libre exercice des libertés et droits civils et politiques, régulateur par excellence des contradictions existant au sein d’une société, peut conduire à des évolutions imprévisibles et violentes. Malgré l’apparente résignation actuelle de la population, la situation y est potentiellement explosive tant sur le plan politique que socioéconomique. La montée du terrorisme dans le Sahel avec ses premiers débordements dans le Nord du pays, les coups d’État au Mali, en Guinée et au Burkina Faso ces deux dernières années n’augurent rien de bon pour un État aux institutions fragilisées par un exercice solitaire et arbitraire du pouvoir.

Face à cela, point de fatalisme : les Togolais sont des fervents défenseurs de la démocratie et demandent son enracinement comme le montre le rapport Afrobarometer qui illustre que 87% des Togolais rejettent la dictature et 73% ont une préférence pour la démocratie. Pour y parvenir, toutes les voix doivent être entendues et l’État togolais doit entreprendre de sérieuses réformes avec le concours de toutes les forces vives de la nation et des partenaires internationaux.

Recommandations

À l’État du Togo :

– Veiller au respect des engagements pris en matière de droits humains, dont les libertés d’expression, d’opinion, deréunion, de manifestation et de circulation ;

– Réviser les lois N°2019-009 relative à la sécurité intérieure, N°2011-010 du 16 mai 2011 fixant les conditions d’exercice de la liberté de réunion et de manifestation pacifiques publiques, N°2018-026 du 7 décembre 2018 sur la cybersécurité et la lutte contre la cybercriminalité, N°2020-001 du 07 janvier 2020 relative au Code de la presse et de la communication, N°2021-012 du 18 juin 2021 portant Code du travail ainsi que le décret 2022-002/PR, réglementant les conditions de coopération entre les Organisations non gouvernementales (ONG) et le Gouvernement ;

– Libérer inconditionnellement tous les prisonniers politiques et d’opinion et victimes d’arrestations arbitraires et les indemniser pour la violation de leurs droits en conséquence de leur détention abusive ;

– Garantir la liberté de la presse et respecter la dépénalisation des délits de presse ;

– Garantir l’indépendance de la justice et la séparation des pouvoirs ;

– Combattre la corruption et condamner les auteurs de détournements et de malversations conduisant à l’appauvrissement de la nation et renforcer la Haute autorité de prévention et de lutte contre la corruption et les infractions assimilées (HAPLUCIA) en garantissant son indépendance ;

– Protéger les lanceurs d’alerte, les journalistes et les acteurs agissant pour la transparence en adoptant notamment une loi pour la protection des défenseurs des droits humains ;

– Instruire les plaintes, diligenter des enquêtes indépendantes sur toutes les suspicions de tortures et d’assassinats commises par les forces de défense et de sécurité et punir les responsables de ces actes ;

– Rendre public les rapports internes et les enquêtes sur la violation des droits humains;

– Renouer un dialogue constructif et sincère entre toutes les forces vives de la Nation : société civile, majorité et opposition politique ;

– Renforcer le statut de la CNDH et son indépendance notamment en supprimant tout contrôle de ses activités par des entités gouvernementales ;

– Fermer les lieux de détention non officiels tels que le Service Central de Recherche et d’Investigation Criminelle, le Camp du Groupement d’Intervention de la Police Nationale, l’ancienne direction de la Gendarmerie Nationale ainsi que la prison civile de Lomé et juger les prisonniers en détention préventive ;

– Interdire le déploiement des forces militaires dans les situations relevant de l’ordre public et sanctionner les agents des forces de l’ordre responsables de violations des droits humains.

Aux partenaires du Togo :

– Accompagner l’État du Togo dans la révision des législations liberticides en vue de promouvoir et défendre les libertés d’expression, d’opinion, de réunion, de manifestation et de circulation ;

– Mettre en place une conditionnalité de bonne gouvernance, de respect des droits humains et de l’État de droit au soutien à apporter à l’État du Togo ;

– Exiger une transparence totale sur la gestion des fonds publics, encourager des enquêtes et procédures judiciaires en cas de suspicion de détournement et les condamner publiquement ;

– Renforcer la société civile togolaise et les lanceurs d’alerte à travers un soutien financier, politique (protection, dénonciation des violations) et technique, afin que ces acteurs continuent leur travail de veille citoyenne et de contre-pouvoirs ;

– Veiller au respect, dans le cadre du dialogue politique avec les autorités togolaises, des engagements pris par le Togo suite à la ratification des textes internationaux.

À la société civile togolaise :

– Renforcer ses capacités en termes de documentation des cas de violation des droits et de restriction de l’espacevcivique.

Source: Liberté N°/3740 du Mercredi 16 Novembre 2022

Source : 27Avril.com