Togo : Le Tapis Rouge de Tchalévi Secu…

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Togo : Le Tapis Rouge de Tchalévi Secu…

« L’humour n’est pas une fuite. Il est le sel du quotidien et surtout il rend moins cruels les heurs et les malheurs de la vie »  (François Hollande, Les leçons du pouvoir, Stock 2018, p.8)

Tchalévi (attend le journaliste, se composant une mine ostensiblement impressionnante, les joues boursouflées, le torse bombé, veste en béton bleu et pantalon métallique, cravate en acier, comme dirait un blagueur de mon quartier, c’est-à-dire bien droit dans ses souliers cirées, bien raide, évitant, par une crainte superstitieuse, d’écarter ses pieds du tapis rouge sur lequel il les avait posés. D’un geste des mains, il signifie au journaliste qu’il doit rester á bonne distance du tapis rouge magique. Tout au long de l’interview, il s’attachera à ces jeux.)

C’est moi…Le Champion !

Le Journaliste (chantant) : Pion ! Pion !Pion !

Tchalévi : Quoi ? Pion…Pion ?

Le Journaliste : Ne vous offusquez pas de ce sobriquet, c’est parce que l’usage a consacré cette façon de fabriquer des diminutifs de ce genre, parfois affectueux, mais qui peuvent aussi avoir une nuance humoristique. Par exemple, on appelle Pipi, quelqu’un dont le nom de baptême est Pierre, ou Caca, celle qui en fait se nomme Caroline ou Kayi… Pion ! Pion ! Ce nouveau surnom est tout aussi mignon que les autres du même genre charmant que vous portez ! Ce n’est pas pour dire que vous n’avez pas une personnalité suffisamment forte vous-même pour décider de ne pas vous présenter à l’élection présidentielle de 2020, vous abritant sans cesse, tantôt derrière votre parti, tantôt derrière les militaires qui feraient pression sur vous pour vous obliger à garder le pouvoir dont ils tirent des avantages évidents et même qui leur garantit leur existence…

Tchalévi : Je vois où vous voulez en venir. Votre hantise, votre peur, c’est de me voir candidat à ma propre succession en 2020.

Le Journaliste : Et vous, votre hantise, votre seule préoccupation, c’est de tout faire pour rester au pouvoir au-delà de 2020 ? Toute l’âpre bataille que vous menez tend vers ce but ! Vous n’en avez pas un autre pour votre propre vie, ni pour votre pays !

Tchalévi : Parlez toujours ! Quoi que vous fassiez, quoi que vous disiez, de quelque nom que vous m’appeliez, je suis et je resterai au pouvoir… ( il jette un coup d’œil rapide à ses pieds pour s’assurer qu’ils n’ont pas quitté le tapis rouge ). Au bout de vos onze mois de manifestations, n’ai-je pas suffisamment fait la preuve de mon caractère bien trempé… ?

Le Journaliste : De votre caractère bien entêté oui. Il ne peut d’ailleurs en être autrement. Vous êtes l’héritier d’un régime guerrier, oui, un régime qui depuis 1963 fait la guerre au peuple qu’il est censé servir ! Cinquante-et-un de guerre ! Vous voulez donner de vous-même l’image d’un dur. Vous y parvenez presque.

Tchalévi : Presque ? Comment ça, presque ? Vous voulez dire que de temps en temps, quand je me sens coincé, je cours à gauche et à droite chercher ceux qui peuvent me protéger, me secourir, en renfort, bien sûr, à mon armée prétorienne et même à mes miliciens, pardon, mes groupes d’auto-défense ? Vous doutez de ma capacité à assurer ma sécurité, c’est-à-dire la sécurité de mon pays et même celle de mon continent ? Êtes-vous mieux placé pour me juger que mes pairs qui m’ont élu Président de la Commission de Paix et de Sécurité…Imaginez tout un parterre de Présidents, de chefs de gouvernement, de ministres de représentants de puissances et d’organismes de toute sorte, leur ovation après mon discours…Parmi tout ce monde, il y a beaucoup de gens qui rêvent de faire chez eux ce que je fais chez moi pour garder le pouvoir. Je suis leur modèle. Le pouvoir est une chose très enviable ! Qui est-ce qui n’aurait pas le désir de s’y éterniser une fois qu’il y est, même au prix de la vie de ses concitoyens ? Remarquez que, dans les années 60, il avait suffi que mon père perpètre un coup d’État militaire sanglant pour que d’autres militaires africains qui avaient envie de prendre le pouvoir l’imitent. Les puissances dites démocratiques ont regardé la chose, la mode des coups d’État avec un amusement complice et ont laissé faire au nom de la stabilité.

Le Journaliste : Stabilité ? Leur stabilité à eux d’abord, c’est-à-dire celle de leur système abondamment nourri du pillage de nos richesses.

Tchalévi : Cessez de raconter des histoires. Ce que je voudrais dire, moi, c’est que beaucoup de chefs d’État qui sont tentés par le pouvoir à vie, comme moi, mais ne peuvent pas se l’offrir craignant la vigilance déterminée de leurs peuples et aussi certaines hypocrisies du jeu politique international, ont le regard tourné vers moi. Si je réussis à mater la contestation populaire, cela servira d’exemple aux autres peuples qui ont des velléités insurrectionnelles. Mes homologues comptent sur moi pour ouvrir la voie. Je ne les décevrai pas.

Le journaliste : Oui, je ne doute pas que vous soyez un grand champion…un Pion ! Pion !

Tchalévi : (visiblement énervé, s’agite et gesticule sur place mais toujours se gardant de quitter le tapis rouge)
Pion ! Pion ! Pion ! Vous commencez à me casser les pieds !Vous voulez dire que leur ovation s’explique simplement par le fait qu’ils ont trouvé en moi le fanfaron, le vaniteux qui, non seulement est prêt à jeter des millions de francs dans des choses farfelues pour se faire fabriquer une image de marque sur le plan international, mais aussi qui parle partout de sécurité, organise une conférence sur la sécurité maritime etc. alors que sur la terre ferme, le peuple qu’il prétend diriger est dans l’insécurité la plus totale, à commencer par l’insécurité alimentaire, c’est-à-dire le manque de la nourriture de chaque jour. Sans compter l’insécurité médicale, l’insécurité publique, l’insécurité sociale…

( Le Journaliste applaudit. Tchalévi le regarde, gueule ouverte, yeux écarquillés comme hébété, incrédule, étonné)

Le Journaliste : Cela vous étonne que j’applaudisse ? Non, je reconnais qu’en théorie, vous êtes vraiment conscient de la comédie que vous jouez. On vous a vu sur la scène internationale lors de la manifestation contre l’assassinat des journalistes de Charlie Hebdo. Vous n’êtes pas mauvais comédien dans le fond. Cependant, votre discours est juste quand vous parlez du sort sciemment, ou inconsciemment infligé par vous-même et par votre clan, presque quotidiennement à des milliers de vos compatriotes. Ce sort peut parfois être semblable ou même pire que celui des victimes que vous allez jouer à plaindre à l’étranger. Hier, des milliards de francs dans la…( il bégaie exprès ) me…me…me…dans la mer pour la sécurité maritime… Aujourd’hui combien d’argent avez-vous jeté dans la Commission ou dans l’ovation ? Peut-être demain, dans le vide, je veux dire vers le ciel, en l’air, vous…

Tchalévi : S’il faut mettre des milliards dans la sécurité aérienne, je suis prêt. Je ne lésine jamais sur les moyens quand il s’agit de la sécurité. Mes pairs me l’ont reconnu.

Le Journaliste : D’accord, mais revenons sur terre, plus précisément dans le petit rectangle de votre pays où pour votre sécurité personnelle, vous réprimez les manifestations d’opposants dans le sang, vous jetez en prison arbitrairement, vous tuez et massacrez. Oui, je comprends, c’est qu’il s’agit d’une nécessité incontournable pour votre sécurité personnelle, pour conserver votre trône. Comme votre père. « Papa m’a dit qu’il ne faut jamais lâcher le pouvoir quand on le détient ». Cette phrase est de vous, non ?

Tchalévi : Moi, je tue, je massacre, moi un tout jeune homme si simple ? Regardez-moi ! ( Il tourne sur lui-même, narcissique, comme un paon ou comme un mannequin devant des photographes et des cameramen. Il pivote sur un pied, mais reste sur le tapis rouge).

Le Journaliste  : ( observe Tchalévi avec un petit sourire narquois)

Tchalévi : Simplet ! C’est encore l’un des surnoms que vos concitoyens vous donnent. Ça sonne bien, non ? En tout ça c’est mieux, à mon avis que cet autre dont on vous affuble : Tohosu, l’autiste.

Le Journaliste : C’est que des fois, la comédie même que vous jouez vous entraîne dans ce genre de raisonnement. Vous vous y êtes endurci au fil des ans. Ne jamais renoncer, ne jamais céder est votre principe. C’est dans cette logique que vous poursuivez votre ennemi jusque dans ces derniers retranchements, jetant en prison, tuant, massacrant…Bon boucher, vous pourvoyez…

Tchalévi : Moi boucher ?

Le Journaliste : Non, je veux dire que vous vous bouchez le nez pour ne pas percevoir la pestilence de la viande humaine qui est la conséquence de vos œuvres, vous vous obstruez les oreilles pour ne pas entendre les croassements des vautours et les bourdonnements des mouches que vos sacrifices sanglants attirent, vous fermez les yeux pour ne pas voir les cadavres dont vous jonchez la terre régulièrement…,qu’à force de vous endurcir le cœur, de tuer vos propres sens, vous finissez vous-même par devenir un cadavre, comme l’était d’ailleurs votre père.

Tchalévi : Vous pouvez dire tout ce que vous voulez. Vous ne me fléchirez pas.

Le Journaliste : Voilà, le parfait cadavre spirituel et moral, comme vous appelle un de vos concitoyens dont je ne dirai pas le nom ici.

Tchalévi : Vous oubliez que vous avez devant vous un chef d’État. Mieux, le Président de la Commission de Sécurité de tout un continent.

Le Journaliste :  Non, je ne l’ai pas oublié. Je ne l’oublierai pas. J’admets même qu’au fleuron déjà resplendissant, rouge sang de vos surnoms, il faut ajouter celui, flamboyant de Tchalevi Sécu !

Sénouvo Agbota Zinsou

27Avril.com