Le barrage Nangbéto continue, 38 ans après, à fournir de l’énergie hydroélectrique au Togo et au Bénin. Mais les victimes collatérales de sa construction continuent, elles, par croupir dans la misère et le dénuement total, après leur expropriation de l’espace qu’occupe aujourd’hui ledit barrage. Sans espoir que justice leur soit faite un jour. Retour sur une affaire marquée par une injustice sociale vieille de plusieurs décennies, renforcée par le mépris de la Communauté électrique du Bénin (CEB) à l’égard des victimes.
Le barrage hydroélectrique de Nangbeto est situé à environ 45 km de piste (environ 45 minutes) d’Atakpamé sur un plan d’eau d’une superficie de 180 km2. En remblai sur le fleuve Mono, ce barrage est construit entre 1984 et 1987 dans le but de fournir de l’énergie hydroélectrique au Togo et au Bénin ainsi que de créer des pêcheries et de fournir de l’eau pour l’irrigation. Un méga projet d’une importance socioéconomique pour les deux pays bénéficiaires, mais exécuté dans la violation des droits des populations, expropriées sans résistance grâce à des manœuvres de tromperie savamment orchestrées par la CEB qui finit par classer l’affaire, alors que 90% de ses promesses n’ont été tenues, dont l’indemnisation des victimes. Le barrage Nangbéto est un projet initié et réalisé par la CEB pour le compte des Etats du Togo et du Bénin sur un fleuve qui sert de frontière entre les deux pays. Selon un rapport de la Banque mondiale, « le barrage et le réservoir ont déplacé 34 villages soit à peu près 10 600 habitants».
Des populations embobinées et déshumanisées
Avant le fameux barrage, les populations vivaient une vie paisible, à l’abri de l’horrible misère grâce, entre autres, au commerce, à l’agriculture, à la pêche, à l’élevage et au tourisme, avec des infrastructures sanitaires et scolaires formant un ensemble de conditions qui éloignait le spectre de l’exode rural. Pour référence de cette époque faste, un certain Houndédjiwou Sossa. Cet homme, réputé le plus grand producteur de coton, le premier cultivateur du Togo dans les années 80, a été plusieurs fois distingué par le président Gnassingbé Eyadéma.Il est également victime du barrage de Nangbéto. « L’information de la construction d’un barrage a soufflé dans les années 1980 comme une rumeur », nous confie Assogba Dèhoegnon, mandataire d’un collectif de victimes issues des cantons d’Akpare, de Djama et d’Ountivou. De rumeur, le projet deviendra réalité, rendant pour la cause, le déplacement des villages impératif. Dans les multiples séances de sensibilisation, l’image mirobolante d’un nouveau site a été présentée aux paysans par la CEB, assortie d’une kyrielle de promesses, notamment, l’amélioration du niveau général de vie, la construction de nouveaux habitats modernes, l’indemnisation pour les pertes de terres, de plantations et des cases, la possibilité de pratiquer le jardinage à partir de l’eau du réservoir, l’accès à l’eau potable et à l’électricité, la prise en charge sociale et alimentaire pour trois ans, la création d’emplois pour les jeunes, la construction des centres de loisir, l’amélioration des techniques agricoles avec la motorisation, la construction d’écoles, de dispensaires et de marchés modernes.
Au final, que du vent !
Sur le nouveau site promis pour le recasement, des familles entières se sont retrouvées avec à peine un lot de terrain, et plusieurs ménages ont été mis sur le carreau, sans un mètre carré à occuper. Les logis construits dans la précipitation ne sont juste que des bicoques montées par des parpaings fabriqués sans ciment, les quelques paquets de ciments mis à disposition par la CEB ont servi uniquement à monter les murs. Les personnes en situation de handicap ont été contraints de payer la main d’œuvre pour la construction de leurs taudis. Ces habitats érigés avec la plus grande légèreté -sans fondation, sans crépissage, sans badigeonnage, sans cimentage intérieur sol, sans poteaux en béton- avec des toitures en paille, se sont écroulés tels des châteaux de cartes dès les premières pluies. Seuls des survivants dotés d’un mémoire d’éléphant peuvent encore situer aujourd’hui leurs anciens emplacements sur la carte du site de recasement. Les pistes rurales tracées à l’époque ont juste servi pour le temps des déplacements, impraticables donc sur le long terme. Les forages d’eau construits ont servi à peine un an les matériels utilisés étant inadaptés à la nature du sous-sol, conséquence, toutes les pompes installées sont tombées en panne après quelques mois, et les pauvres paysans devaient euxmêmes cotiser pour remplacer les pièces défaillantes. Les étangs étaient devenus dès lors les seules sources de breuvage avec pour conséquence des maladies microbiennes qui ont emporté plusieurs vies et rendu vulnérables les vivants. Les écoles primaires n’ont plus été reconstruites, le marché d’Atchinédi, mal reconstruit et enclavé, a cessé d’être une plaque tournante, portant un coup dur au commerce florissant de l’ère pré barrage. Les latrines publiques mal construites sont emportées dès les premières pluies, les chapelles de l’église catholique, les mosquées et les temples vodou sont détruits pour toujours. Les plus grands préjudices sont enregistrés dans le domaine de l’agriculture. Les populations ont été confrontées à l’insuffisance de terres cultivables, la production agricole, principale source de revenus, a donc considérablement chuté, faisant le lit à une terrible pauvreté, qui justifie une grande vague d’exode rural. Bref, l’eldorado monté par la CEB pour appâter les populations et obtenir leur adhésion sans résistance au projet n’est que pure affabulation et tromperie.
Le leurre d’un dédommagement
Durant la phase préparatoire du projet, des missions (huit au total) de la Banque mondiale ont été dépêchées sur le terrain. C’est dans ce cadre qu’en mai 1986, la conseillère sociologue principale de la Banque a recensé de graves manquements attentatoires aux intérêts des populations riveraines notamment des insuffisances criardes du plan de recasement, du plan de réinstallation d’unités fonctionnelles et l’absence d’équipe chargée de la réinstallation des victimes. Pour rectifier le tir, la Banque mondiale a formulé des recommandations, lesquelles, dans l’exécution du projet, n’ont pas été respectées par la CEB. Le dédommagement effectué en 2010 prenant en compte exclusivement les cultures pérennes a d’ailleurs été fait en toute injustice, sur des critères sélectifs, avec des milliers de bénéficiaires frustrés et révoltés, car non pris en compte. Mais le dédommagement au titre de recasement pour compenser les préjudices liés à l’expropriation, à la perte des habitats et des terres agricoles se fait toujours attendre. Toutes les actions initiées par les victimes pour rentrer dans leurs droits n’ont connu aucun succès. Un collectif des victimes, aidé par un cabinet d’avocats, a déjà engagé des actions en justice au motif d’une violation du droit de propriété, lequel se trouve consolidé par l’article 27 de la Constitution qui dispose : « Le droit de propriété est garanti par la loi. Il ne peut y être porté atteinte que pour cause d’utilité publique légalement constatée et après une juste et préalable indemnisation ». Aucun tribunal togolais n’est encore arrivé, après 38 ans de tribulations, à rendre justice aux victimes du barrage de Nangbeto.
La CEB, le mépris au paroxysme
Qu’est-ce-qui justifie la non réparation complète jusqu’aujourd’hui des préjudices subis par les victimes de la construction du barrage de Nangbeto ? Pourquoi la CEB, consciente des conséquences désastreuses des insuffisances du plan de recasement, du plan de réinstallation d’unités fonctionnelles et de l’absence d’équipe chargée de la réinstallation des victimes, a poursuivi et achevé la réalisation de ce projet ? Les promesses faites aux victimes, étaient-elles juste un catalogue de bonnes intentions pour embobiner ces dernières ? Cette série de questions a été adressée par La Symphonie au directeur général de la CEB via un courrier dans le cadre de nos recoupements lors de la préparation de ce dossier.
Aucune suite, après plus de deux mois d’attente, ce qui confirme l’indifférence et le mépris toujours affiché par la CEB dans le traitement de cette affaire près de quatre décennies durant. Même démarche effectuée par notre rédaction auprès de l’Etat togolais, à travers le ministère de l’Economie et des finances, visant à établir avec justesse la responsabilité de l’Etat togolais dans la non indemnisation des victimes. Là également, sans suite. Le petit éclairci nous viendra de la Banque mondiale.
La part de vérité de la Banque mondiale
La Symphonie voulait savoir pourquoi la Banque mondiale, consciente des conséquences désastreuses des insuffisances liées à l’exécution du projet, a choisi de le financer, malgré tout; qu’est-ce-qui explique cette faillite lamentable de la Banque dans le suivi de ses recommandations ? Aussi, le financement de ce projet dans ces conditions, s’inscrit-il véritablement dans la mission de la Banque mondiale, savoir, lutter contre la pauvreté, accroître la prospérité partagée et promouvoir un développement durable? La réaction de cette institution internationale ne se fait pas attendre. « Une mission de la Banque mondiale qui s’était rendue sur le terrain après la réalisation du barrage avait noté des insuffisances liées à la gestion des expropriations et avait fait des recommandations à la Communauté Electrique du Bénin (CEB) – institution de mise en œuvre du projet – pour apporter des solutions », écrit Hawa Cissé Wagué, Représentante résidente de la Banque mondiale bureau de Lomé. Ces solutions n’ont jamais été apportées, ou du moins, celles qui ont été apportées, se sont révélées insuffisantes pour satisfaire les victimes. Au moment où les cadres de la CEB se la coulent douce et s’attribuent des salaires vertigineux, ceux qui ont été expropriés pour que tienne debout la CEB tirent le diable par la queue, la majorité serait même décédée dans la misère extrême. Hawa Cissé, dans sa correspondance va plus loin, en soulignant que «La question a resurgi en 2010, lors de la préparation du projet du Barrage d’Adjaralla, et la Banque mondiale avait mis comme condition la clôture de façon satisfaisante du dossier Nangbéto, avant de s’engager dans le financement du nouveau projet ». En clair, le défaut de responsabilité de la CEB à travers la non tenue de ses promesses dans la gestion des victimes du barrage de Nangbeto constitue un frein à l’exécution du projet du barrage hydroélectrique d’Adjaralla qui devrait mobiliser un financement de 550 millions de dollars. En tenant compte des erreurs rencontrées dans la construction et le fonctionnement des barrages en Afrique de l’ouest, surtout celui de Nangbéto, la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a élaboré des lignes directrices à mettre en application pour les barrages futurs. C’est pourquoi en 2014, les participants à un atelier conjoint Bénin/Togo ont, dans une Déclaration dite de Lomé, réitéré l’engagement des deux pays à respecter ces lignes directrices tracées par la CEDEAO. En ce qui concerne le sort réservé aux victimes du barrage de Nangbéto, la Banque mondiale rappelle avoir toujours facilité les discussions entre la CEB, le gouvernement togolais, les populations affectées et les autres parties prenantes, afin de trouver des solutions dans l’intérêt de tous. Une position qui confirme une fois de plus que les préjudices créés par la construction du barrage de Nangbéto ne sont pas encore réparés, et que toutes les actions initiées par les victimes pour se voir rétablies dans leurs droits sont fondées et méritent une attention particulière.
Saisine CNDH et juridictions internationales
38 ans après, les victimes et/ ou les ayants droit ont encore de la force pour réclamer leurs droits et ne comptent pas baisser la garde avant que justice ne soit faite. Un collectif des victimes se fait traîner actuellement depuis des mois devant le tribunal d’Atakpamé Affaire à suivre…
Source : La Symphonie 204 du 16 juin 2022
Source : 27Avril.com