Togo-Benin: les enjeux du barrage controversé d’Adjarala

0
307

Nous sommes en 1988, quand le Togo et le Benin initièrent le projet de construction du barrage d’Adjarala. Deux décennies passées, le projet peine à décoller et une majorité des citoyens des deux pays n’ont toujours pas accès à l’électricité.

Tonin Emmanuel officie comme ingénieur-géomètre-topographe à Anié, un village proche du Centre du Togo. En mai, une coupure d’électricité a plongé presque tout son quartier dans le noir et a duré plus d’un mois.

« Nous ne pouvons plus allumer notre télévision et suivre l’actualité. Depuis cette coupure d’électricité, ma famille et moi, nous nous sentons comme isolés du monde », râle Emmanuel qui affirme que cette situation affecte son travail.

« Pour charger la batterie de mon portable, je suis obligé de parcourir des kilomètres pour me rendre chez un ami, qui lui, a de l’électricité. Des heures après, quand j’y retourne, mon téléphone affiche plusieurs appels en absence. La plupart, venant malheureusement, de mes clients. Ce manque d’accès à l’électricité me fait perdre de l’argent pour nourrir ma famille », déplore-t-il, sans ciller, l’air nerveux.

La situation énergétique est alarmante au Togo et au Bénin, deux petits pays de l’Afrique sub-saharienne à faible revenu et où et le niveau de pauvreté est relativement élevé. Malgré leurs potentiels hydroélectriques, les deux pays continuent d’importer plus de 80% de leurs électricités à partir des pays voisins dont le Ghana, la Côte d’Ivoire et le Nigéria. Cette dépendance pourrait bientôt connaître son apocalypse.

Après une longue bataille qui aura presque duré dix ans, le Togo et le Benin ont enfin su accordé leurs violons pour lancer un projet commun : celui de la construction du barrage hydroélectrique d’Adjarala, installé sur le fleuve Mono qui sert de frontière aux deux pays. Ce barrage va coûter 266 milliards de FCFA et a un potentiel électrique estimé à 147 mégawatts. Malgré les préoccupations environnementales et le fait que beaucoup de retard ait été pris dans l’avancement des travaux, le projet représente l’espoir pour des millions de Togolais et Béninois.

« Le manque d’accès à l’électricité est un sérieux problème pour nous », a confié l’ingénieur-géomètre-topographe. « J’espère que lorsque la construction de ce barrage sera achevée, ma famille et moi nous ne ferons plus face à ce problème ».

Batailles depuis le début

En 2005, alors que le Togo et le Bénin venaient de s’engager à construire le barrage d’Adjarala, une mésentente s’installe entre les autorités des deux pays, notamment sur les termes de la convention de financement. Un compromis n’a pu être trouvé que quelques années plus tard, en 2009. Il a été suivi de la signature d’un contrat de 338 millions de dollars entre la communauté électrique du Benin (CEB) et l’opérateur chinois Sinohydro Africa à qui les travaux de construction du barrage ont été confiés.

Toujours en manque d’argent pour sortir de terre le projet, en 2013, les deux pays se sont tournés vers une vingtaine de bailleurs de fonds, parmi lesquels la Banque mondiale (BM), la Banque africaine de développement (BAD). Ces organisations ont, dans un premier temps, affiché une volonté de financer le projet avant de se rétracter plus tard, lorsque le Congrès des États-Unis a décidé de s’opposer aux projets hydroélectriques importants parmi lesquels le barrage d’Adjarala.

Bonne nouvelle. Le 21 décembre 2015, les deux pays ont trouvé un soutien de taille : celui de la Banque chinoise d’import-export, China Exim Bank. Elle a octroyé 150 milliards de FCFA de prêt concessionnel au Benin. Les choses semblaient bouger rapidement à partir de là. Le 27 décembre 2015, la première pierre a été posée à Aplahoué, une commune située à environ 100 km au nord-ouest de Cotonou, la capitale économique béninoise. La construction devrait commencer en mars 2016 et le projet était prévu pour durer quatre ans.

« Le barrage d’Adjarala permettra à nos pays de répondre à leurs besoins énergétiques à court terme et donc de limiter les importations », a déclaré Marc Dèdèriwè Ably-Bidamon, ministre togolais des mines et de l’énergie lors de la pose de la première pierre.

Volte-face. Juste au moment où le projet semblait enfin avancer, en décembre 2016, Sani Yaya, le ministre togolais de l’économie et de la finance déclare au Parlement la suspension d’une bonne brochette de projets gouvernementaux en raison du «manque de ressources financières». Adjarala était l’un d’eux.

Selon ses explications, la dette publique serait passée de 48,6% du PIB à 75,4% entre 2011 et 2015. Conséquence : le Togo ne pourra plus contracter une dette pour financer le barrage. Dans la foulée, des rumeurs bruissaient autour de la suspension du projet. Très vite, elles ont été démenties le 23 janvier 2017. En cette date, le préfet de la préfecture du Moyen-Mono, Dana Nadjindo Djato et celui du département de Couffo au Benin, Christophe Mègbédji se sont rendus sur le site de l’aménagement du barrage hydroélectrique d’Adjarala pour planter le drapeau de leurs pays respectifs à côté de celui de la chine.
Au cours de l’événement, le représentant chinois responsable du projet, Yan Zhongkui, a déclaré que « les techniciens chinois sont heureux de pouvoir compter sur le soutien du Togo et du Bénin et ambitionnent de travailler de manière à améliorer les conditions de vie des deux pays ».

Comprendre ce qui s’est vraiment passé

Avec tant de bons et de rebonds, de flux et de reflux, de faux débats et d’informations contradictoires, j’ai voulu savoir ce qui se passe réellement autour de ce barrage. En juin 2017, je quittai le Togo d’où je me rendrai au Bénin, plus précisément sur le site du barrage d’Adjarala à Aplahoué. Aplahoué est une ville située à environ 150 km au sud-ouest de Cotonou, la capitale économique béninoise.

C’est au cœur d’un vaste paysage et à perte de vue que se situe le barrage. Mais impossible de se perdre sur la voix qui y mène à cause de nombreux panneaux installés aux abords de la route. Une route peu rocailleuse mais visiblement empruntée par des hommes et femmes qui mènent leurs activités champêtres non loin du barrage.

Le site du barrage est sablonneux et plusieurs équipements y sont installés. Les ouvriers portent des casques jaunes et semblent être sous la supervision d’un personnel chinois qui parcourt le site en donnant des ordres, un cahier de note en main.

Un ouvrier béninois rencontré sur les lieux, qui a requis l’anonymat, argue que « par manque de financement, plusieurs de ses collègues, environ une centaine, avaient été licenciés ». Une situation qui, à l’en croire, a freiné l’avancement des travaux. Un autre ouvrier révèle travailler sans contrat et déplore au passage le vol de matériels sur le site.

Les autorités locales d’Aplahoué se font discrètes sur des informations relatives au projet. Elles ont néanmoins accepté de m’accorder une interview. Mais à une condition : celle de présenter une lettre d’accréditation émanant de la Haute Autorité de l’audiovisuelle et de la Communication (HAAC) – contrôlée par l’Etat. N’ayant pas pu obtenir cette accréditation, ces autorités ne m’eurent point accordé l’interview. Par contre, le ministre béninois de l’Energie m’a envoyé un message promettant qu’il me rappellerait. Promesse non tenue.

Impacts sur les communautés

Au Bénin pourtant, à quelques encablures de la ville d’Aplahoué, Tchogo Donatien, marié et père de famille, fait savoir qu’il n’a pas accès à l’électricité depuis sa naissance. « Cela fait plus de 30 ans que moi et ma famille nous vivons dans le noir. Nous n’avons jamais eu d’accès à l’électricité dans notre localité », affirme-t-il, d’une voix presque mélancolique. La seule option pour les personnes comme Tchogo est de s’offrir un groupe électrogène, d’acheter un générateur ou d’installer leur propre panneau solaire, des options coûteuses.

Ce barrage est considéré par beaucoup comme crucial pour le développement de la région car il va sans doute relancer l’économie locale, créer des emplois et réduire la pauvreté. Cependant, il a des impacts massifs sur l’environnement. « Environ 21 000 personnes (3 000 familles) seront touchées dont 12 000 soit 1800 ménages au Togo et 9 000 personnes soit 1200 ménages au Bénin », selon un document officiel sur le projet.

En 2014, les agences environnementales béninoises et togolaises ont mené une étude conjointe sur l’impact environnemental et social qu’ils ont soumis à la Commission néerlandaise pour l’évaluation environnementale (CNEE), spécialisée dans les études environnementales des projets de barrages.

La CNEE a constaté que le projet de barrage entraînerait la perte de terres et plantations agricoles. Elle a ajouté que non seulement le projet pourrait contraindre plusieurs jeunes à l’exode rural mais il risque également de causer un déficit de produits agricoles vivriers ainsi qu’une inflation sur les marchés locaux. La CNEE dit aussi craindre une augmentation des conditions favorables au développement des maladies liées à l’eau.

Sans s’arrêter là, la CNEE cite le changement climatique comme un autre élément de préoccupation. « En ce qui concerne le débit du fleuve Mono, elle précise que tous les modèles climatiques prévoient une augmentation de la température. Une température plus élevée entraîne une augmentation de l’évapotranspiration et donc une réduction du débit du fleuve Mono. »

En dépit des dommages potentiels qu’il présente, à en croire Akondo Bileri, le responsable du département normes, qualité, sécurité et environnements au sein de la communauté d’énergie électrique du Togo (CEET), « le barrage d’Adjarala ne pourra résoudre la crise énergétique du Togo et du Bénin que pour un temps. A cause de la croissance continuelle de la demande en énergie électrique et de la population ».

De son côté, le président béninois Patrice Talon concède que le pays a besoin de plus d’électricité et compte mettre les bouchées doubles pour satisfaire la demande sans cesse croissante. Un an et demi après sa prise de fonction, le « roi du coton » a réussi à installer plusieurs centrales thermiques, solaires et à biomasses. Le Bénin ambitionne de produira d’ici à 2021 plus de 600 MW et mise toujours sur le barrage d’Adjarala.

J’ai rencontré et interviewé plusieurs dizaines de personnes dans les milieux ruraux du Togo et du Bénin. Aucune d’elles n’a soulevé d’inquiétudes concernant les impacts environnementaux ou négatifs du projet. Cependant, elles ont exprimé une certaine frustration et souffrance qu’elles endurent en raison d’un manque d’accès à l’électricité.

Pour Donatien Tchogo, il ne fait aucun doute que le barrage d’Adjarala pourra résoudre sa crise. « Je souhaite vraiment que ce barrage soit construit », fait-il savoir. « C’est notre seul espoir pour résoudre la crise énergétique à laquelle nous faisons face depuis de nombreuses années. »

Ce contenu a été produit avec le soutien du programme Access to Energy Journalism Fellowship et Discourse Media.

CamerounWeb.com