QU’EST-CE QU’UN PRIMITIF ? QUI EST LE PRIMITIF DE QUI?
À travers mes nombreuses lectures dans les champs des sciences humaines, j’ai souvent eu l’occasion de constater certaines insuffisances ou faiblesses des gens de notre catégorie qu’on appelle savants, dénomination que j’ai toujours contestée tant elle est fausse. Fausse non pas que les chercheurs et érudits soient des cancres – il ne faut pas les confondre avec certains imposteurs universitaires, véritables gnafrons enculeurs de mouches qui ont transformé les universités africaines en grands lycées par le psittacisme pédagogique et institutionnel, et un savoir labile à la remorque des universités occidentales – mais parce que tous ceux qui savent vraiment, ne se prennent pas pour des savants, car ils ont le privilège de constater que leur maîtrise d’un domaine de la science n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan du savoir. D’où leur humilité. C’est pourquoi ceux qui savent vraiment sont humbles et se considèrent comme d’éternels étudiants. La sagesse populaire ne dit-elle pas que ce sont les tonneaux vides qui font beaucoup de bruit ?
Personne n’a la science infuse, c’est pourquoi le public doit comprendre et pardonner que les intellectuels, chercheurs et “savants” peuvent se tromper. Et nous nous trompons parfois. Ce n’est pas grave, car les scientifiques redressent par la critique les erreurs des uns et des autres, consolidant de la sorte le progrès scientifique. Un proverbe guin dit que “c’est celui qui va puiser l’eau au marigot qui brise le canari”. Seuls ceux qui sont dans l’action peuvent faire des erreurs. La science et le savoir ne sont pas des dogmes intangibles et poussiéreux qui défient insensément le temps. La science et la connaissance sont des objets destinés à la critique et donc critiquables. Obliger l’étudiant à répéter la”voix de son maître” est une fumisterie antipédagogique et dogmatique des tonneaux vides.
Ce préambule vise à prévenir les réactions des esprits naïfs qui ont une vision mythique de la science comme une pratique infaillible.
La lecture récente du philosophe allemand Ernst Cassirer à travers l’un de ses livres parmi les plus importants “La Philosophie des formes symboliques. Tome 3. La Phénoménologie de la connaissance”, Paris, Minuit,1981, 612 p. Publié en 1929), m’a fait tiquer parce que, citant son compatriote, le colon allemand Westermann qui a sévi au Togo allemand, il a qualifié le peuple éwé du Togo, du Ghana et du Bénin de peuple “primitif “. Épithète qui, en fait, englobe tous les peuples adjatado de ces trois pays africains.
Cassirer, abordant dans une de ses analyses psychanalytiques la perception des couleurs par les malades aphasiques-amnésiques qui souffrent d’agnosie verbale ou visuelle ( incapacité de reconnaître ce qui est perçu), a cru bon de faire un rapprochement inutile et sans nuance avec la perception des couleurs par les peuples primitifs. Voici ce que dit Cassirer :”Les langues des peuples primitifs semblent pour la plupart ne pouvoir exprimer les différences de qualité des couleurs qu’en les nommant d’après les objets sur lesquels on les trouve” (p.260). Plus loin, il convoque Westermann comme caution à propos de la langue des primitifs éwé : “Dans la langue Evé, à ce que rapporte Westermann (1903, p.78), le mot “limon non-mûr” sert à désigner le “vert”, le mot “limon mûr” à désigner le “jaune”: un analogon précis de l’usage des mots qu’on vient de citer dans le cas de l’aphasique de Head ” (p.260).
Je n’ai pas reconnu mon peuple et les autres dans ce procès de primitivisme. Qu’est-ce donc qu’un peuple primitif ? En consultant le dictionnaire Le Robert, on nous livre ces explications du primitif :
– qui est à son origine ou près de son origine ;
– qui est le premier, le plus ancien ;
– se dit des groupes humains qui ignorent l’écriture, les formes sociales et les techniques des sociétés dites “évoluées”;
– qui a les caractères de simplicité ou de grossièreté qu’on attribue aux hommes, aux sociétés peu évoluées, etc. ;
– fruste, grossier, inculte.
Il est clair que ces deux chercheurs allemands, à l’instar de l’imaginaire des sociétés européennes colonialistes, posent leur monde comme la norme absolue pour juger les autres mondes qui ne ressemblent pas à l’Europe technicienne et scientifique. Cette démarche est idéologique et péjorative, donc antiscientifique. Le flou des différentes définitions du mot primitif dans le dictionnaire de référence l’atteste. Il n’y a rien de plus vague que le mot “évolué”.
Sur le terrain de la sociolinguistique, la démonstration est fausse ou faible si on la rapproche du concept péjoratif ,”primitif”. En effet, “limon non-mûr et limon mûr” (limon: citron), le vert et le jaune en éwé sont justes. Le vert y est aussi désigné littéralement par “plante ou feuille fraîche” (gbemumu). Je ne sais pas l’allemand mais je sais que la langue française recourt au même procédé : rose, kaki, paille, aubergine, charbon, caramel, banane, chocolat, ocre, or, argent, terre de sienne, olive, moutarde, rouille, caca d’oie… sont des couleurs choisies “d’après les objets sur lesquels on les trouve”. Cassirer et Westermann auraient dû qualifier aussi le peuple français de primitif pour respecter la logique du parallélisme des formes.
Faut-il voir en Cassirer un raciste pour autant ? J’ignore tout du parcours politique et idéologique de ce philosophe et scientifique de haut niveau, mais je pense que non. Les scientifiques recourent souvent à des facilités que leur offrent les préjugés et une vision du monde de leur culture qui comparent et établissent des classifications, des normes qui n’ont rien de scientifiques : à force de répéter “ce qui semble aller de soi”, il devient une vérité comme cette assertion absurde : “l’homme est supérieur à la femme”.
Chaque individu, quel que soit son niveau d’instruction, issu d’une société, traîne certains préjugés propres à cette société. On n’en est pas toujours conscient. On ne s’en sort en partie que grâce à l’esprit critique. On n’y échappe jamais totalement.
Nous les Africains, n’accusons pas systématiquement les Blancs de racisme. Encore un préjugé ! Dans nos sociétés africaines le vocable primitif et ses synonymes existent que les peuples (ou ethnies ou tribus : autres mots piégés que la colonisation a imposé pour désigner les peuples africains) se jettent à la tête pour revendiquer une pseudo-supériorité par rapport aux autres, aux étrangers (ceux qui sont étranges) : “sauvages, barbares, bêtes fauves, sans civilisation, tarés, sorciers, “kopeto”(villageois attardés), cannibales, etc.”
C’est dire que l’esprit humain ne peut évoluer sans la critique. Et cette critique passe par le sens des mots qui exprime une appréciation, une certaine vision du monde. Les mots ne sont pas neutres. Ils sont souvent imprécis comme : primitif, évolué, sauvage, peuplade, personne de couleur, colon, fétichisme, Dieu, secte, superstition, religion, démocratie (en Afrique), etc. L’ethnologie occidentale est passée par là aux 19 et 20 èmes siècles avec une science bâtie sur des préjugés pour catégoriser les peuples non européens et cautionner la supériorité et le “fardeau de l’homme blanc” pour parler comme le champion de l’idéologie coloniale que fut l’écrivain anglais Rudyard Kipling. Dans quel contexte les utilise-t-on, ces mots ? Sont-ils toujours pertinents par rapport aux données contextuelles spatio-temporelles ? Des néologismes doivent pouvoir remédier à ces mots lourds de préjugés et de provocations dont l’utilisation par la science en affaiblit les démonstrations du fait de leur charge idéologique et historique puissante et contestable.
Les mots justes disent des choses justes. Mais il est vrai que le mot ne peut pas tout exprimer par rapport à nos perceptions et à nos pensées.
Que les élites intellectuelles de tous les peuples balaient devant leur porte et certains mots de nos langues seront moins ambiguës et vulnérants et ne trahiront pas la pensée en rendant la communication plus difficile. L’avènement d’un monde irénique est aussi à ce prix.
Ayayi Togoata APEDO-AMAH
Source : icilome.com