Musique : la future superstar sera-t-elle africaine ?

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Les majors commencent à placer leurs pions sur le continent pour détecter les talents et tirer profit d’un marché plein de promesses … mais encore très fragile.

Souvenez-vous. Il y a encore une petite dizaine d’années, l’Afrique était boudée par l’industrie musicale. Les majors, découragées par le piratage effarant qui gangrenait leur business, ne voulaient plus entendre parler du continent. Aujourd’hui, les hits du moment sont toujours revendus à l’unité et à prix cassé, principalement sur des sites illégaux, lorsqu’ils ne sont pas massivement copiés à la sauvette sur tous les supports audio imaginables, cassettes y comprises, pour des clients peu scrupuleux…

Les chiffres, d’ailleurs, font grise mine. Selon la Sacem, la société française qui collecte les droits d’auteur, l’Afrique ne représente que 2 % des revenus de l’industrie musicale et 0,7 % des royalties perçues au niveau mondial. Et pourtant, la région est devenue le nouvel eldorado du son, et nombre de professionnels sont convaincus qu’un Africain ou une Africaine régnera prochainement sur les hits mondiaux.

École haut de gamme

Pour preuve, les majors musclent leur présence. En 2014, Universal Music Africa ouvrait une antenne à Abidjan, plaque tournante historique de la musique sur le continent. En 2017, Sony lui emboîtait le pas. Les deux géants sont aujourd’hui installés dans des villas seulement séparées par la pelouse de l’Ivoire Golf Club à la Riviera.

Universal n’a pas chômé et a déjà signé les Ivoiriens Kiff No Beat, DJ Arafat, le groupe togolais Toofan ou encore le rappeur Tenor, du Cameroun. De son côté, Sony a notamment misé sur les formations ivoiriennes Révolution et Tour 2 Garde. Conséquence pour les heureux élus ? « Un gros coup de boost dans la carrière », nous confiaient les jeunes stars de Kiff No Beat, qui ont déjà pu donner des concerts à l’Olympia de Paris (propriété de Vivendi) et dans le réseau Canal Olympia, en Afrique.

ISSAM ZEJLY/TRUTHBIRD MEDIAS pour ja

Pour former les futurs grands du son, une école haut de gamme, l’African Music Institute, doit également ouvrir ses portes en janvier prochain à Libreville. Soixante millions d’euros ont été nécessaires pour édifier, rue de la Sablière, ce gigantesque campus (10 000 m2) partenaire du Berklee College of Music, à Boston. Nicolas Boudeville, directeur général de l’African Music Institute, ne cache pas les ambitions du lieu qui pourrait devenir le « hub ­panafricain des professionnels de la musique ». Et à terme une pépinière de talents.

Le Midem, le grand rendez-vous de l’industrie musicale (4 400 participants : chanteurs, producteurs, labels, journalistes…), déplace aussi peu à peu son centre de gravité. Selon nos sources, en 2019, parallèlement à cet événement qui se tient traditionnellement à Cannes, une session africaine pourrait se dérouler sur le continent (pays encore à préciser).


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Durant l’édition de cette année, du 5 au 8 juin 2018, un « African forum » a déjà mis les artistes locaux à l’honneur. Et l’une des conférences les plus suivies avait pour thème : « Les artistes africains, nouveaux influenceurs de la musique mondiale. »

Les intervenants étaient globalement ultra-optimistes, la palme de l’enthousiasme revenant à Stéphane Kaczorowski, vice-président du groupe de médias Trace, qui affirmait : « L’Afrique voit naître énormément de talents et d’artistes d’envergure internationale. Quelque chose va se produire très bientôt, car toutes les majors sont convaincues que la prochaine pop star mondiale sera africaine. » Ce qui ressemble fortement à une prophétie autoréalisatrice…

La Beyoncé ou le Drake de demain sera africain, mais seulement si l’industrie musicale du continent réussit à s’organiser.

Sauf que tous les voyants sont bien au vert. D’abord, à l’export. Internet a rebattu les cartes d’un jeu largement dominé jusqu’ici par les Anglo-Saxons. Tout le monde, partout, peut en théorie avoir accès au son bricolé d’un nouveau venu du Botswana qui partage son travail sur le web. Mais surtout, comme le précise Anne Cibron, l’agent de Booba, de Damso, d’Orelsan et de bien d’autres, au-delà de la technologie, c’est l’artistique qui permet aux Africains de faire la différence.

Featurings

« On a vécu des décennies de suprématie américaine, rappelle-t‑elle, et voilà qu’aujourd’hui on découvre des cultures brutes, nouvelles, revigorantes, en provenance d’Afrique… Les sons à la mode se propagent d’autant mieux qu’en Europe comme aux États-Unis le métissage est fort, et que beaucoup retrouvent des racines musicales dans ces titres. »

De jeunes ambassadeurs essentiellement nigérians (Wizkid, Davido, Yemi Alade…) sont à la manœuvre et misent sur des collaborations pour étendre leur influence. « Les morceaux avec des chanteurs américains et européens, c’est une vraie stratégie, reconnaît la star nigériane Mr Eazi, qui a notamment travaillé avec le groupe américain Major Lazer, l’un des plus joués sur les dancefloors actuellement. Les featurings nous permettent de toucher les fans d’autres artistes, et, sur le lot, il y en a forcément qui vont s’intéresser à notre musique. »

Mais l’Afrique achète et vend aussi évidemment du son sur son sol. Avec sa population jeune, curieuse et consommatrice de musique, et le boom prévu de la téléphonie (660 millions d’habitants équipés d’un smartphone d’ici à 2020, selon le cabinet Deloitte), qui permet de « streamer » ou de regarder les hits du moment, nul besoin d’être devin pour prédire une explosion du marché. Cette clientèle captive peut permettre à un artiste de peser suffisamment pour conquérir d’autres publics à l’international.

Manque de moyens

Oui, une Africaine ou un Africain pourrait donc assez logiquement devenir la Beyoncé ou le Drake de demain… mais seulement si l’industrie musicale du continent réussit à s’organiser. « Pour l’heure, la région n’a pas encore les moyens de développer la musique et de la rémunérer, estime Anne Cibron. Les droits d’auteur, par exemple, ne sont que très peu perçus.


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Il y a le streaming, bien sûr, mais des dizaines de millions de vues sur YouTube ne rapportent qu’un ou deux milliers d’euros à un artiste. » L’agent de stars estime cependant qu’une structuration du secteur pourrait venir des majors… et espère qu’elle ne se fera pas au détriment des sociétés locales.

Dans les couloirs du Midem, le patron de Trace, Olivier Laouchez, était également plus mesuré. « Aujourd’hui, il faut bien voir qu’en Afrique 80 % des artistes ne s’en sortent pas : ils sont obligés d’avoir un deuxième job pour vivre correctement. Il y a une vraie réalité qui est l’explosion de talents sur le continent, reste à réussir à monétiser cette réalité… et cela prendra du temps. »

Jeune Afrique