Je commencerai par une boutade sur le théâtre africain, et l’appliquerai ensuite à la politique togolaise.
Nous étions à une réunion d’hommes de théâtre de différents pays, mais principalement d’auteurs, metteurs en scène et comédiens africains. Un homme a pris sur lui de nous dire, de nous lancer à la face : « Le malheur du théâtre africain, c’est d’avoir des auteurs ! ». Il ne fallait, bien entendu, pas plus pour soulever un tollé. C’est que la boutade a ceci de positivement caractéristique, non pas d’énoncer une vérité absolue, mais de porter dans son fond une vérité qui peut d’abord choquer, voire scandaliser, blesser. Piqués à vif, certains d’entre nous se sont mis à réfléchir sur ce que nous sommes, ce que nous faisons. N’est-ce pas vrai que lorsque les prétendus auteurs africains, qui se cherchaient encore à cette époque-là, n’ayant pour recette que l’imitation servile des Molière, Corneille et autres connaissances livresques, avaient la prétention d’être des spécialistes ? Résultat : une masse d’œuvres médiocres qui ne cessait pas d’augmenter ! Cette boutade avait pour effet de nous amener, en toute humilité, à trouver nos propres voies du théâtre.
Pour appliquer cette boutade à la situation politique actuelle du Togo, je dirai que le malheur de la politique togolaise, c’est d’avoir des politiciens, dont certains sont encore au stade des amateurs qui s’ignorent comme tels et ont la prétention d’être déjà des experts. Mieux encore que des experts, des génies en stratégie politique ! Et où donc nous ont menés nos génies ? Dans un contexte où, très influencée par les pratiques au sein de l’ancien système de parti unique, la vie de nos partis politiques supporte difficilement l’autocritique, de petites boutades venant de l’extérieur ne nous feraient pas de mal.
Aussi bien du côté du pouvoir que du côté de l’opposition.
Dans le premier camp, on appelle politique, c’est connu, le fait de se mettre au service d’un clan, le clan Gnassingbé. On sert les Gnassingbé et on est payé en retour. Voilà le sens de la politique togolaise. Elle n’en a pas un autre. Ce n’est en tout cas pas le fait de s’occuper des affaires publiques, dans l’intérêt de l’État, à moins de considérer les affaires des Gnassingbé comme les affaires publiques et le règne des Gnassingbé comme l’État.
Quel respect veut-on que les citoyens accordent à un État dans lequel tout est á terre, que dis-je, dans le bourbier, par la faute même de ceux qui, répandant le sang de nos populations, usant de meurtres, de violences, de fraudes et de toutes sortes de mensonges ont accaparé les prérogatives des vrais gardiens des valeurs et des vrais serviteurs du peuple ?
Le malheur de la politique togolais, c’est d’avoir des politiciens dans ce sens-là. C’est tellement clair que l’on n’a plus besoin de s’appesantir là-dessus.
Mais, l’autre catégorie de politiciens à qui je voudrais surtout m’adresser, c’est celle des « opposants ». Là je dirai sans ambages, que le malheur de l’opposition togolaise, c’est d’avoir des opposants. Pourquoi ? Simplement parce que nos opposants n’ont pas, au fond, une autre conception de la politique que les politiciens de la première catégorie. En tout cas, le système est tel que, comme nos opposants ne prennent pas, ou ne trouvent pas les meilleurs modèles, je veux dire ceux qui répondent avant tout aux aspirations du peuple togolais, le système les amène petit à petit aux mêmes comportements que les politiciens de la première catégorie. J’ai rencontré en France, dans les années 72 un homme qui m’a dit, dès qu’il a su que je suis Togolais : « Ah ! Je connais un Togolais brillant. Il s’appelle Sylvanus Olympio ! ».On pouvait lire dans les yeux de l’homme qui parlait, son admiration pour le premier Président togolais. Peut-on, aujourd’hui et demain, avoir la même admiration pour des Togolais comme Koffigoh, Edem Kodjo, Agboyibo, Gnininvi, Gilchrist Olympio… ? Ces gens ont tous été amenés à s’occuper des affaires des Gnassingbé, asseoir et renforcer le système Gnassingbé, sous le prétexte de s’occuper des affaires publiques. Je ne parle plus ici des Agbeyomé Kodjo, des Natchaba, ni de tous ceux qui font les va-et-vient, de ceux qui, après avoir servi un temps les Gnassingbé, vont faire un petit tour du côté de l’opposition, reviennent dans le camp Gnassingbé, ou tout au moins, se tiennent à sa lisière ( à l’affût de l’occasion favorable, certainement) sans le dire ouvertement, se contentant parfois de nous inviter à être réalistes, à faire preuve de retenue, à ne pas réclamer le départ immédiat de Gnassingbé…. Dans le fond, ces politiciens ont-ils une autre vue que celle de prendre la place de ceux qui ont reçu tous les privilèges du régime Gnassingbé ? Évidemment ces messieurs ne manqueront pas d’arguments pour justifier leur démarche, leurs choix si instables, leur gymnastique, leur équilibrisme.
C’est peut-être là la science politique dont nous nous vantons au Togo.
Le malheur du Togo, c’est d’avoir des politiciens qui n’ont pas d’autre vision que de jouir eux aussi des privilèges dont jouissent ceux qui sont actuellement aux côtés du clan Gnassingbé. On raconte que, (c’est donc peut-être simplement une rumeur qui en l’occurrence remplit exactement la même fonction qu’une boutade) Laurent Désiré Kabila ayant renversé Mobutu et lui ayant succédé, aurait demandé à ceux qui le servaient à table, après avoir été aux ordres du léopard, de lui apporter tout ce que mangeait ce dernier. Vrai ou faux ?
Toujours est-il que plusieurs de ceux qui dans l’opposition se battent pour l’alternance n’aspirent qu’à goûter demain aux mêmes délices que ceux qui, aujourd’hui, sont au pouvoir. Il devient clair que si ces gens se rendent compte à la longue qu’ils ne peuvent pas renverser le pouvoir actuel pour assouvir leurs désirs, ils seront plus que tentés de collaborer avec lui.
Mais, nous voulons réfléchir sur le « Merdre » d’Alfred Jarry.
« Quand Ubu…hurle Merdre ! au lever du rideau (n’est-ce pas plutôt la fin ?) le monde entier en était éclaboussé »¹.
Le drame est que, chaque fois que le peuple est sur le point de hurler ce « Merdre » qui éclabousserait, bien sûr, les hommes au pouvoir au Togo, mais aussi certains opposants togolais, certains dirigeants africains, certains milieux extérieurs appartenant à ce qu’on appelle « la communauté internationale » tous ceux qui ont intérêt à maintenir le statu quo, surgissent des opportunistes de tous bords, avec des arguments qu’ils croient indiscutables, pour saisir ce peuple à la gorge et l’empêcher de faire entendre sa voix, des gens qui étouffent en quelque sorte la voix du peuple. Nous avons vécu le phénomène en 90 et nous risquons de le vivre encore aujourd’hui en 2018 si on n’y prend garde. La pire des situations, c’est lorsque ces opportunistes, « professionnels », par-dessus les différents vêtements de leurs corps de métier, les couleurs de leur appartenance politique, religieuse, tribale et surtout cachant les poches personnelles à remplir, se couvrent du manteau d’opposants. Ou de sauveurs du Togo.
« L’énormité de la transgression chez Ubu vise au sexe, à la femme, à l’horreur, au pouvoir… »²
Dans la situation inqualifiable ( ou si l’on veut à tout prix la qualifier, seul l’adjectif ubuesque conviendrait), dans le merdier de la politique togolaise donc, je me demande comment des hommes et des femmes qui remettent le système en question, qui sont sincèrement et profondément animés de la volonté d’en finir continuent de se complaire dans le légalisme, le juridisme, le « politiquement correct »…continuent à donner des « Monsieur le Président » par-ci, des « Excellence » par-là, des « Monsieur le ministre » et Messieurs les honorables députés à tout bout de champ. Des gens qui croient que nous commettons un crime de lèse-majesté en n’appelant pas l’usurpateur « Chef d’État ».
Or, ce dont nous avons besoin aujourd’hui, avant de restaurer la République, sa vraie Constitution, ses véritables institutions et le respect des serviteurs démocratiquement élus du peuple, c’est la transgression. Ou mieux la révolution, le coup de balai comme les Burkinabé. Avant de reconstruire sur une base plus saine, réellement solide une société où les politiciens ne seront pas le malheur du Togo, mais les serviteurs du peuple togolais.
« Ce R redoublé qui, tout de même, ne renvoie pas seulement à celui du nom de Jarry a quelque chose d’idiot et de terrible… »³
Situation à la fois terrible, macabre et abrutissante. N’est-ce pas dans cet état que baigne la politique togolaise ? Il y a bien de quoi hurler : merdre !
Dans d’autres articles, j’avais déjà donné mon avis sur ce qu’il faut penser quand le système Gnassingbé nous propose un dialogue, nous parle de vivre ensemble, de réconciliation, de solidarité, de paix. A propos de cette dernière notion, ironisant, comme souvent, j’avais simplement proposé une graphie qui rende compte d’un son et d’une matière que nous devons réserver à tous ceux qui, hypocritement, dans le même sens que le système Gnassingbé viendraient nous servir ce mot : Pè ! Un « Pè ! » bien sonore aussi énorme que le « Merdre » hurlé par Ubu. Ailleurs, j’ai pris pour leitmotiv de mon texte, une expression mina qui signifie qu’une chose, un comportement, une situation dépasse les bornes, dépasse l’entendement humain : « E ɖe gavi le tome ! ».
Au Sénégal, le mouvement qui a fait partir Wade a bien trouvé son mot d’ordre « y en a marre ! », expression d’une situation devenue absurde et humainement insupportable.
« Pè ! » sur les titres, les institutions, les postes, les fausses valeurs, les notions mensongères, leurs « Excellences », les privilèges, les faux honneurs…Pè sur la fausse paix.
Politiciens togolais, s’il vous plaît, laissez au peuple togolais la liberté de dire et de répandre son « Pè ! » sur le système Gnassingbé. Sinon, c’est vous qui en serez éclaboussés les premiers.
Sénouvo Agbota Zinsou
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Note:
1- Francis Armande, Écritures de la transgression au XXe siècle, Volume dirigé par Patrick Berthier et Michel Jarrety, PUF 2006, p. 356
2- idem
3- idem
27Avril.com