Un pays complètement paralysé sur le front social par la grève des syndicats d’enseignants et les revendications des parents d’élèves. Alors que la Guinée connaît une poussée de fièvre revendicative, l’opposition a ouvert un front politique en se joignant à la rue pour contester les résultats des communales du 4 février. Dans un pays en ébullition, quelles cartes peut jouer le pouvoir d’Alpha Condé pour calmer les deux fronts ? Pour cette question et bien d’autres, le politologue Kabinet Fofana, président de l’Association guinéenne de sciences politiques ( AGSP), répond aux questions de «La Tribune Afrique». Ses réponses, parfois à contre-courant, jettent une lumière nouvelle sur cette fièvre contestataire.
LTA : La journée de ce lundi 12 mars a été agitée à Conakry. De quoi cette défiance grandissante du pouvoir est-elle le nom ?
Kabinet Fofana: Plusieurs facteurs expliqueraient cet état de fait. Il y a des causes d’ordre historique et d’autres relevant bien sûr d’une conjoncture. Au titre des causes historiques, qui sont d’ailleurs surdéterminées par un phénomène de mode, la montée des mouvements protestataires, depuis 2007, installe une espèce de remise en question des pouvoirs publics en Guinée, qui va crescendo à mesure des contextes.
Il faut rappeler que pendant la vingtaine d’années de règne du Général Lansana Conté, ce fut seulement en janvier 2007, pour la première fois, que son pouvoir vacilla à coup de manifestations d’abord syndicales, et s’est vu imposer un Premier ministre chef du gouvernement, alors que cela n’était pas prévu dans la constitution. Moussa Dadis Camara a lui aussi eu du mal à faire avec les mouvements sociaux dont le plus tristement célèbre qui conduisit aux massacres du 28 septembre 2009. Cette tendance n’a guère fléchi.
Même à la suite d’élections pourtant ouvertes, en 2010, où d’ailleurs, nous en sommes sortis sérieusement clivés et divisés, du fait des enjeux politiques en présence. Depuis donc 2010, il y a une recrudescence des manifestations politiques, fortement inspirées par celles qu’organisent régulièrement les partis d’opposition dont le plus important, l’Union des Forces Démocratique de Guinée(UFDG) de Cellou Dalein Diallo.
Il y a donc ce que je nomme «banalisation des mouvements protestataires» en Guinée, où pour une simple coupure d’électricité, de jeunes gens érigeraient des barricades en signe de mécontentement contre le pouvoir public. Cette situation est renforcée par un contexte social difficile – grève du syndicat des enseignants, le contentieux autour des élections locales de février dernier. Alors dans une telle situation, où une frange de l’opinion publique se plaint d’une espèce de récession à laquelle le pays est confronté.
Il va s’en dire que toute remise en question de l’autorité pourrait passer aux yeux des populations comme légitime. Surtout lorsque celle-ci est portée par des acteurs sociaux qui, conventionnellement, ne sont pas des organes qui concourent à la conquête du pouvoir. Ce qui, par contre, ne ferait un réel écho que si c’était par exemple, une action de l’opposition politique. Et c’est justement dans ce sens, qu’une agressive communication est conduite depuis quelques jours par des cadres du parti au pouvoir pour pervertir l’action syndicale, sous prétexte qu’ils soupçonneraient une des organisations de la société civile de manipuler le Syndicat libre des enseignants et chercheurs de Guinée (SLECG).
Une partie des revendications est le départ du Président Alpha Condé. Est-ce le symbole d’un ras-le-bol général envers un régime de plus en plus impopulaire ?
Attention! Il faut relativiser la motivation de l’action et les slogans qu’on prêterait à ce mouvement de contestation. Hier lundi [12 mars 2018] et ce mardi [13 mars 2018], les manifestants qu’on aperçoit dans les rues de Conakry, notamment à Kaloum, revendiquent clairement, une réouverture des classes par le gouvernement et le chef de l’Etat. Petite précision : les femmes et les enfants dans les rues de Conakry, ne sont pas aussi organisés pour qualifier leur manifestation d’action bien concertée, ce qui entame selon une certaine grille d’analyse des actions collectives. Il n’est pas exclu de la manipulation et l’effet de foule…
Cependant, des voix dissonantes et pas assez audibles, pour le moment, revendiquent un départ d’Alpha Condé. Logiquement, cet appel serait de l’action de l’opposition, qui, à maintes reprises, avant aujourd’hui, tente d’illégitimer le président. A tout point de vue, ce qui se passe depuis hier, est expressif d’un mécontentement et en termes de symbolique, c’est assez atypique parce que jamais, par le passé, le centre administratif et des affaires, Kaloum, siège du pouvoir, n’avait connu des soulèvements au point de s’en prendre au cortège du Premier ministre Mamady Youla. Le gouvernement devra vite trouver une solution à la discorde, sinon le pouvoir en sortirait assez fragilisé. Et quand on sait que le contentieux électoral n’est pas encore évacué, cela risque de faire très mal.
Quels sont les meilleurs gages d’apaisement que peut donner Alpha Condé pour calmer et solder la crise sur les fronts social et politique?
Pour le moment, il faut impérativement proposer une solution à la grève des enseignants. Comme je l’ai dit tantôt, la crise politique peut d’une manière ou d’une autre, se résoudre puisque celle-ci est circonscrite au seul espace politique acquis à l’opposition et tout le temps, pouvoir et opposition ont su s’écouter sur ce qui les arrange tous les deux. Donc calmer la grogne sociale, fera automatiquement baisser la fièvre. Ainsi, le gouvernement ne sera que sur un seul front politique. Je ne pense pas, comme beaucoup que la solution serait dans un remaniement ministériel parce que tout réaménagement à ce niveau ne concourra pas à évacuer les revendications matérielles des syndicats.
La stratégie du fusible aurait pu marcher si le président avait dès le début, pris le soin, de faire partir les ministres directement impliqués. Mieux, l’attitude bien dure du gouvernement, à l’entame de la crise, l’a sérieusement affecté et le patron des syndicats, conséquemment est monté en grade dans l’opinion. Ainsi donc, il faut, impérativement, dans un premier temps, s’accorder sur les 40% que réclament les enseignants pour aplanir les divergences. Parce que dans la situation où des femmes et des enfants prennent d’assaut la rue, le gouvernement prend subséquemment de la pression. Les syndicats sont en position de force là !
Y a-t-il des risques que la situation à Conakry ou dans le pays se détériore davantage dans les jours, les semaines à venir ?
Vu la fragilité du contexte politico-social, il est de la responsabilité politique et sociale du gouvernement de faire revenir la sérénité dans la cité. Nous sortons d’une transition qui a suffisamment affecté le tissu social, sans compter la relative relance institutionnelle indispensable à la dynamique démocratique amorcée depuis 2010. Ne serait-ce que le fait que le joug politique ne se résume qu’aux civils, est déjà une intéressante chose qu’il faut préserver. Le risque que ces contestations ne gagnent du terrain – qu’elles s’étendent aux préfectures de l’intérieur du pays n’est pas à minimiser.
Que les protagonistes continuent à échanger, il appartient pour ce faire, à l’Etat d’observer profil bas, de ne pas s’arc-bouter sur de possibles concessions parce que c’est en cela seulement que l’espoir d’un dénouement heureux peut se dessiner aux yeux des parents des enfants qui ont tout juste peur, que leurs enfants ne perdent des heures de cours.
Source : www.cameroonweb.com