Le chef togolais Senda D. Waguena, véritable globe-trotter des saveurs

0
496

Son restaurant vient d’ouvrir à Paris : Jujube. Il y propose un mélange subtil de saveurs africaines, italiennes et françaises. Des plats surprenants, dans lesquels se reflètent toutes ses tranches de vie.

Grandir sans oublier les saveurs de l’enfance, telle est la philosophie du jeune chef togolais Senda D. Waguena. Jujube, le nom du restaurant qu’il a ouvert en septembre 2021 au 4, rue Dancourt, dans le 18e arrondissement de Paris, résume bien cette approche : « J’ai choisi ce nom en souvenir des jujubes que je mangeais en sortant de l’école primaire, au Sénégal, et qui étaient vendus en petits sachets par des femmes, dans la rue, raconte-t-il. C’est un fruit à la fois goûtu, très riche et tout petit. J’ai pensé qu’il représentait bien mon histoire. » Et ce, même s’il n’y a aucun jujube dans le savoureux  cocktail maison nommé « Jujubiscus » (vodka, cointreau, citron, eau pétillante, hibiscus).

L’histoire de Senda D. Waguena commence à Lomé (Togo), où il est né le 16 juin 1984. Si ses deux parents sont journalistes de métier, sa mère est bonne cuisinière – elle maîtrise aussi bien le foufou que le cassoulet –, et doit compter avec la présence permanente de son petit garçon autour des fourneaux. « J’étais tout le temps dans la cuisine, même si, à l’époque, c’était un peu considéré comme le “monde des femmes”, explique-t-il. J’étais déjà très curieux. »

De Dakar à Bergame

Alors qu’il n’a que 9 ans, les tensions politiques poussent ses parents à l’envoyer vivre chez un oncle à Dakar (Sénégal) – où il accomplira une partie de sa scolarité. De cette épisode, il retient surtout que l’épouse dudit oncle gardait les fiches de recettes offertes dans le magazine Femme actuelle. « Collectionner ces fiches était pour moi une façon de conserver ma passion intacte, et j’y apprenais beaucoup de choses sur le plan théorique, se souvient-il. Plus tard, cela m’a été vraiment utile car je maîtrisais les termes techniques. »

À l’âge de 15 ans, Senda Waguena rentre au Togo et achève sa scolarité. Alors qu’il est en terminale, son père l’invite à postuler pour une bourse d’étude dans une école hôtelière italienne. Il compte parmi les 10 élèves sélectionnés en Afrique de l’Ouest, et s’envole pour Bergame où il intègre, pour deux ans, le Centro di formazione professionale di Clusone, un ancien monastère transformé en hôtel. Bardé de son « énorme curiosité », il profite là d’un enseignement de haut niveau, « très formateur » avec une véritable brigade et de nombreux étudiants.

Sur le plan personnel, la situation se révèle un peu plus compliquée : « Dans cette région d’Italie, il y a peu d’étrangers. Les gens ne vous parlent pas tant que vous ne maîtrisez pas leur dialecte. Même parler italien ne suffit pas ! »

Pour son premier stage, Waguena sera commis en pâtisserie pendant six mois. Le jeune homme apprend vite, multiplie les stages et les « extras » dans les restaurants du coin. La liste est longue de ses rencontres et de ses expériences. « J’ai notamment fait un stage chez le chef Igles Corelli, à La Locanda della Tamerice, en Toscane, souligne-t-il. Une chouette expérience, dans un lieu en pleine nature où j’ai appris à cuisiner le gibier. »

Entre cuisine traditionnelle et cocktails

Rentré un temps au Togo, il revient bien vite en Italie grâce à l’aide d’un ami, Valentino, qui se porte garant. Cette fois, c’est dans la province de Trévise, à l’Istituto Alberghiero Massimo Alberini qu’il consolide ses bases et se perfectionne en cuisine traditionnelle de Vénétie. Pendant plus de deux ans, il officie dans les Dolomites, près de Cortina d’Ampezzo, station de ski prisée d’une clientèle fortunée, au restaurant Lagho Gedina. Il participe ensuite à l’ouverture du Baia Blu, « dans une ambiance plus festive », où il travaille plus spécifiquement les produits de la mer.

« Ensuite, je me suis posé en Vénétie, à Motta, où je suis devenu barman » : un professeur de l’association italienne des barmen lui a en effet proposé d’apprendre le métier. « Il savait que j’avais pour projet d’ouvrir un jour mon activité, et il me disait que c’était important d’avoir touché à tout, explique le jeune chef. Je suis resté avec lui pendant deux ans, on a créé des cocktails et j’ai aussi commencé à voir l’envers du décor, la gestion, l’organisation. »

Après cette expérience, Waguena ouvre avec trois associés à Padoue Food/Drink, un bar à apéros. Et épouse une italienne, avec qui il aura deux enfants.

En 2012, l’activité du bar commence à lui peser, et il prend des vacances en France, où vit sa sa sœur. Ou bien peut-être est-ce la curiosité qui, une fois de plus, le pousse à découvrir d’autres saveurs, d’autres manière de travailler les produits ? Toujours est-il qu’il s’établit à Paris, officiant au restaurant du Wanderlust, boîte branchée de la Cité de la mode et du design, et au Silencio, club sélect du monde de l’art.

Soif d’apprendre

De ces faits d’armes, on s’attendrait à ce que Senda Waguena nous fasse tout un plat : il préfère pourtant parler du festival Omnivore, qui lui permet de rencontrer de nombreux collègues de toutes origines. « Imaginez, 40 chefs du monde entier !, s’enthousiasme-t-il. J’avais soif d’apprendre, envie de découvrir autre chose que la cuisine italienne. Et j’ai pu par la suite collaborer avec certain d’entre eux. » En particulier avec Jérôme Aubert, qui l’invite à travailler pour lui au Ratapoil, où il propose abats et vins naturel, ainsi qu’à La Grille (cuisine d’antan) et au Pélican (tapas).

À ces années fastes succède une période plus difficile, marquée par une séparation et par les attentats de 2015. « Je travaillais ce jour-là près du Bataclan, et nous avons dû éteindre les lumières car la grande baie vitrée était en première ligne… Quand je suis rentré chez moi, je ne voulais plus sortir », raconte pudiquement celui qui mettra du temps à se remettre du choc, et qui semble toujours rechigner à évoquer le drame.

Quand il reprend le travail, c’est à l’hôtel Bachaumont, dans le quartier piéton de Montorgueil. Et puis, pour quelques extras, au sein de la société Il Pazzo, un traiteur parisien. « C’est là que j’ai connu mes associés actuels, Dorone Seror et Alexis Cymerman, se souvient Senda. On s’est tout de suite bien entendus et ils m’ont confié tout ce qui concernait la cuisine. Je leur ai dit que je ne voulais pas forcément faire uniquement de la gastronomie italienne, et que je rêvais de monter mon restaurant. Ils m’ont répondu : quand on est prêts, on lance le projet ensemble. »

Recherche d’un local, pandémie de Covid, confinement, travaux ralentis, le projet – 225 000 euros d’investissement – a pris un peu plus de temps que prévu pour se concrétiser. Ce n’est qu’en septembre 2021 que Jujube a enfin pu ouvrir ses portes : une trentaine de couverts dans une pièce épurée aux murs de pierre et de briques, au fond de laquelle les clients peuvent voir le chef s’activer en cuisine. « J’avais envie de créer un endroit où l’on ne vienne pas uniquement pour dîner, mais où l’on vienne aussi pour partager une expérience, où je puisse faire goûter des choses que j’ai découvertes dans ma vie. » La cuisine comme une autobiographie gustative entre Togo, Italie et France ?

Un équilibre au cordeau

De l’Italie, Senda Waguena a gardé le goût d’un produit de qualité « que l’on travaille sans le dénaturer ». La carte de la semaine dépend ainsi des petits producteurs avec lesquels le chef est en contact tout au long de l’année. « La notion de respect est très importante dans tout ce que je fais, précise-t-il. L’humain a une valeur forte. » De la France, il a pris l’art des sauces et de la cuisson, et puis l’Opinel, couteau savoyard mythique indissociable de la tradition hexagonale, qui orne les tables. Du Togo, il a rapporté des ingrédients essentiels : l’igname, la banane plantain, le piment. « Mon préféré ? Celui que l’on appelle le piment antillais, le habanero, très puissant, que l’on utilise surtout pour aromatiser. J’aime aussi les pimientos de padron et les chipotle… En fait, je les aime tous ! » N’allez pas croire, néanmoins, que les plats du Jujube vont vous cramer le palais au lance-flammes : ici, tout est affaire d’équilibre et de subtilité.

À la carte, on trouvera ainsi en entrée du poulpe frit avec hot sauce, carotte glacée et gel de citron (16 euros) ou un velouté d’oignon doux avec marrons, parmesan en copeaux et œuf parfait cuit à 64°C (14 euros). En boisson, ce sera un Bel Milan Nestarec 2020, vin blanc tchèque. « J’adore le vin, il ne faut pas oublier que mes parents se sont rencontrés à Bordeaux ! Mes choix personnels me portent vers les vins de Bourgogne, de Loire ou du Rhône, mais ce que j’affectionne le plus, ce sont les cépages anciens qui se travaillent dans des petits coins reclus. » Riche, la carte des boissons fait la part belle aux cuvées militantes de Fleur Godart (collectif Vins et volailles) aux noms suggestifs : (« Putes féministes », « Ne me libérez pas, je m’en charge », « Sorcières », etc.).

Comme plat principal, on hésitera entre gnocchi di zucca avec crème d’amande, feuilles de patates douces, chips multiple (24 euros) et foufou à la banane plantain, sauce graine aux gambas et coquillages (32 euros). « J’aime particulièrement le foufou, c’est un plat technique qui demande la participation d’autres personnes, soutient Senda Waguena. Ma mère aimait le préparer quand il y avait du monde et, aujourd’hui, je revisite sa recette. »

Pour finir, hésitation encore entre le riz au lait avec ananas rôti au miel et gin Decroix – souvenir d’enfance togolaise – et le tiramisu, streusel et fleur de pensée. Outre son extrême beauté rappelant un paysage de terres volcaniques, ce dernier provoque une déflagration imprévue de saveurs et de textures. Et c’est peut-être là l’une des plus grandes réussites de Senda Waguena : réussir à nous surprendre sur un terrain que l’on croyait connaître.

Source: jeuneafrique.com

Source : icilome.com