Conversations à bâtons rompus avec Gilbert Gbessaya, écrivain togolais vivant en France depuis une trentaine d’années. Sociologue de formation, nanti de Master 2 et Doctorant à l’Université de Paris VII, il est auteur de trois romans publiés aux éditions L’Harmattan. Il travaille depuis 23 ans dans les collectivités territoriales en France. De passage à Lomé, il a accordé une interview au confrère L’Alternative. Lecture.
L’ALTERNATIVE : Vous êtes parti du Togo depuis 30 ans. Vous revenez de temps en temps au pays. Selon vous, qu’est-ce qui a vraiment changé dans les relations qu’entretiennent les Togolais de la Diaspora avec la société togolaise ?
Gilbert GBESSAYA : Pour répondre à votre question, il est important de considérer deux périodes historiques. La première période qui correspond à la période venant juste après les indépendances de 1960. A cette période, le Togo avait besoin de construire son nouvel Etat. Le Togo avait besoin de construire les institutions concentrées et déconcentrées, les ministères, les administrations, les services, les structures, les écoles, les dispositifs. Il avait besoin de construire son économie, son agriculture, les multiples infrastructures, de former les enseignants, les professeurs, les chercheurs, les magistrats, les cadres, les techniciens, les ouvriers spécialisés, les gestionnaires, les commerciaux, les ingénieurs… C’était l’époque de « l’aventure ambigüe » de cheik Hamidou Kane.
La période où l’on partait, par exemple, en Occident pour aller apprendre « Les secrets, les sciences et les techniques chez les autres ». L’epoque où, dans les sociétés africaines, les individus étaient encore admirés pour leur savoir, leur sagesse. L’époque où l’Etat, les parents et la société étaient encore fiers d’envoyer leurs fils et filles à l’extérieur. Et lorsque ces derniers revenaient, des postes les attendaient. C’était l’époque des premières élites africaines qui devenaient les hauts cadres, les gouvernants dans leurs pays (même s’il faudrait reconnaître que, parfois, sur le plan politique, les choses n’ont pas été toujours faciles pour certains de retour dans leurs pays).
La deuxième période correspond à celle des années 90. A partir de cette période, il est observé une sorte d’accélération dans les transformations sociales et modernes en Afrique de l’Ouest. Au Togo, par exemple, on voit apparaître ce que j’ai appelé dans mon premier roman « la société de bougeotte ». Une société dans laquelle les individus sont désormais perçus et distingués en fonction des signes de richesse ou des symboles de modernité qu’ils véhiculent, en fonction de l’argent, les biens, des carnets d’adresses et des réseaux qu’ils possèdent. Une société marquée par la crise des valeurs, par la crise des solidarités traditionnelles, « la chute des gens honnêtes », par le chômage de masse, l’inégalité sociale.
Dans ce type de société, les relations avec les fils et filles de la diaspora ont donc changé. Ceux ou celles qui reviennent de la diaspora n’ont plus des postes qui les attendent. Car « la société de bougeotte » ne s’intéresse pas aux savoirs des gens, à leurs expériences mais à ce qu’ils possèdent, montrent. A leur retour, dès l’aéroport, nombre de Togolais de la diaspora doivent désormais affronter « des concurrences » ou parfois « des procès d’intention ». « Leur look » est inspecté. On vérifie ce qu’ils possèdent dans leurs valises. On vérifie s’ils ont ramené « des portables, des ordinateurs, des habits, produits de marques », s’ils sont capables d’aider les autres, d’investir dans leur pays….
Quelles sont les causes qui expliquent cette accélération des transformations sociales et modernes que vous observez dans l’Afrique contemporaine ?
Trois causes principales me semblent expliquer l’accélération dans les transformations sociales au Togo et dans les pays d’Afrique de l’Ouest. La première est l’expansion rapide du système capitaliste dans nos sociétés. Certes, cette expansion ne s’est pas déroulée de manière mécanique. Car dans son expression, elle a pris une forme « locale ou tropicalisée ». (Il ne s’agit donc pas ici d’un capitalisme, comme celui dont parle Max Weber dans l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme ou « des capitalismes industriels » auquel fait allusion un certain Michel Albert, dans « Capitalisme contre capitalisme ».). Mais, toujours est-il qu’à partir de 1990, par exemple, la diffusion des valeurs du capitalisme s’est accélérée. Notamment : la diffusion de la valeur autour de l’importance accordée à l’argent, autour des récompenses qu’il donne socialement au détenteur. La diffusion des valeurs « de recherche du gain, d’intérêts, du bonheur matériel ». La diffusion des valeurs autour de la réussite individuelle, du self-love. La diffusion des valeurs de l’accès aux services et aux loisirs considérés comme des gages de modernité, de reconnaissance sociale.
La deuxième cause est le phénomène de « la mondialisation ». La mondialisation, qui favorise ce que le professeur Virilio appelle « le télé-contact » et qui permet de « voir, d’entendre et de dire à distance », a transformé le monde en un petit village. Ce qui fait qu’à travers les réseaux, les médias du monde, Lomé ou le Togo reçoit, en temps réel, les images et les modes de vie provenant des sociétés post-industrielles ou des sociétés dites « de consommation ou rassasiées ». Ceci a renforcé la tendance à l’imitation, à la projection des sociétés africaines.
La troisième cause est l’influence de la « forme locale de consommation » sur les mentalités de nos populations. Exemple, cas de Lomé avec ses marchés, ses boutiques, ses magasins, marchandises et produits commerciaux qui inondent la ville, débordant dans les étals et sur les trottoirs. Avec le spectacle des commerçants qui accostent les habitants, les invitant à des achats et à la consommation.
Quels sont les exemples de transformations sociales marquants dans la société togolaise ?
Les exemples sont multiples. Je vais donner quelques-uns.
Premier exemple : le sondage auprès des habitants de Lomé montre l’importance qu’ils accordent aujourd’hui à ce qu’ils appellent eux-mêmes « les moyens qui permettent d’être à l’aise ». La majorité de ces habitants connaît le proverbe qui dit que « Quand l’argent parle, la vérité se tait ». Et dans le quotidien, ils font l’expérience sociale concernant « le pouvoir illimité » qui est donné à celui qui détient l’argent, les moyens, les carnets d’adresses. Ils font l’expérience sociale de la considération, le respect et la « sympathie » qui entourent ce dernier dans la société.
Deuxième exemple : Dans les croyances sociales et le langage populaire à Lomé, les habitants distinguent maintenant deux catégories de citoyens : la catégorie «des gens pour qui les choses marchent bien, qui sont à l’aise, capables » et la catégorie « des gens pour qui les choses ne marchent pas, qui ne sont pas capables ». C’est cette catégorie de gens qui ressentent, par exemple actuellement, les effets de la flambée du prix des denrées alimentaires. C’est elle qui regroupe dans la société actuelle les visages de ces nouveaux «Damnés de la terre », si j’ose parler comme Frantz Fanon.
Troisième exemple : On remarque, par exemple, que le périmètre de la « communication sociale de face-face, traditionnelle» est en train de se réduire pour être, progressivement, supplantée par la communication à travers les mobiles, les outils numériques, les réseaux. Il suffit seulement d’observer le nombre d’abonnés, de connectés, de transactions réalisées et de débats effectués à travers les réseaux, les plates-formes aujourd’hui au Togo pour s’en convaincre.
Quatrième exemple : Il apparaît clairement aujourd’hui que pour mieux s’intégrer dans la nouvelle société togolaise, « pour ne pas avoir le sentiment d’être étranger sur son propre territoire », chaque individu, chaque citoyen est invité à réaliser « un nouvel investissement social ». Ceci pour s’équiper de nouvelles ressources permettant d’être en phase avec « la vie, ici et maintenant ». Par exemple, le fait pour quelqu’un aujourd’hui d’être né au Togo, d’aller au village pour faire ses rites initiatiques, de parler en citant les proverbes d’aînés, de mettre les tenues traditionnelles ne suffit pas pour lui octroyer un « diplôme d’intégré » dans sa société. Car la somme de ces actes posés ne lui permet pas nécessairement d’être à l’aise devant une opération bancaire, une démarche administrative à faire ou d’être éligible dans un réseau, « une communauté virtuelle » qui participe à la vie sociale et exige « un code d’accès ».
Cinquième exemple : Les solidarités sont désormais organisées autour « des personnes pour qui les choses marchent bien », autour des réseaux d’amis, autour d’associations sportives, religieuses, autour « des communautés virtuelles », etc. Mais des crises profondes traversent nos solidarités. Elles n’arrivent pas à couvrir les énormes besoins sociaux. Tenez : de nos jours, dans le pays, on voit des enfants abandonnés dans les rues. On voit des personnes âgées et des retraités laissés seuls. On voit des handicapés sans aides, des chômeurs sans espoir. On voit des gens qui ont faim et qui n’en parlent pas par pudeur. On voit de nouveaux exclus du numérique, des services et loisirs modernes…
Il y a d’autres exemples, mais on ne peut pas tout dire ici.
Les observateurs déplorent, ces dernières années, l’inertie ou la panne de la démocratie africaine. Ceci à cause des tendances de certains pays à réviser leurs constitutions à la veille des élections. A cause aussi des coups d’Etat qui ont eu lieu dans certains pays comme au Mali ou la Guinée…etc. La question se pose de savoir si les transformations sociales décrites ne sont pas en contradiction avec cette panne de la démocratie en Afrique ?
Il n’y a pas de contradiction entre ces faits, ces phénomènes.
Vous savez, dans une société, l’on peut distinguer simultanément plusieurs aspects, plusieurs registres, plusieurs champs : exemple, le champ social politique, religieux, institutionnel, etc.
Il faut dire le champ social, dans lequel sont rangées les transformations nouvelles est différent du champ moral ou religieux. Le champ social est différent du champ économique qui est différent du champ politique qui est différent du champ des institutions ou des lois. Certes, il existe, dans chaque société, une interdépendance, une compréhension mutuelle entre ces différents champs. Mais on peut poser que le champ social n’évolue pas au même rythme que le champ politique. Par exemple : les mentalités, les habitudes, les pratiques, les attentes, les rêves des habitants peuvent parfois avancer beaucoup plus vite que l’évolution des institutions, des lois ou les choix politiques que font les gouvernants. Au Togo, par exemple, où l’on constate ces transformations sociales, on voit simultanément que les enjeux d’alternance ou d’opérationnalité des institutions démocratiques se posent.
Face à ces transformations, quels sont, selon vous, les enjeux et les défis contemporains qui se posent aux Etats de l’Afrique contemporaine ?
Les enjeux et défis semblent de deux sortes.
Premièrement : par exemple, le Togo est en train de fêter ses 62 ans d’indépendance. Dans sa longue marche, le pays a fini concrètement par fabriquer « une société de bougeotte » : avec un monde extérieur qui se retrouve maintenant à l’intérieur du pays par le biais des images, des médias, des réseaux. Il a fini par construire une société, avec « une demande sociale » et les modes de vie des habitants qui se transforment plus vite que les institutions ; avec une confusion qui est remarquée dans la hiérarchie des valeurs, dans les repères envoyés aux familles, aux adultes et aux générations futures. Le pays a fini également par créer une société d’inégalité sociale, avec des couches de population vulnérables, exclues de l’accès aux services et aux loisirs modernes ; une société traversée par la crise des solidarités.
Je crois que cette nouvelle société, qui se dessine sous nos yeux, ne pourrait plus être perçue, analysée, avec « un logiciel traditionnel », avec « une logique binaire » et « ce vieux conflit entre tradition et modernité ». L’évolution des sociétés semble montrer que le moderne et le traditionnel « peuvent simultanément coexister, cohabiter, se mélanger et même se faire l’amour ». Cette évolution sociale semble dépasser le cadre de l’Afrique contemporaine. Par exemple, les pays comme le Japon et la Chine donnent actuellement la preuve de ce mélange de tradition et de modernité, de la tradition et de la post- modernité.
En outre, il me semble qu’il n’est plus pertinent d’opposer tradition et modernité dans l’analyse. Car il n’y a plus de relation de causalité et de continuité absolue entre les deux phénomènes. Par exemple : la « génération Facebook et des réseaux sociaux » semble en rupture avec ses parents, ses ainés sur la base de rupture qui n’a rien de continu. Il faut également indiquer que la modernité devient tellement rapide qu’elle tend à produire sa propre tradition. Laquelle n’a plus rien à voir avec « la tradition liée à un groupe humain, à des valeurs ou aux mœurs».. Exemple, dans le domaine technologique, un vieil écran »noir blanc » est traditionnel par rapport à un écran plat de couleur. Pourtant les deux sont modernes.
Deuxièmement, la gouvernance en Afrique ne saurait plus faire l’économie de la prise en compte des nouveaux enjeux traversant les « sociétés de bougeotte » au Togo et en Afrique.
Ceci suppose que « le politique » se réinvente. Pour ce faire, les partis politiques ne pourront pas faire l’économie de réformes afin de revisiter leurs idéologies, leurs pratiques de gouvernance. Il est souhaitable qu’il renforce « la vertu du faire ». Car il m’a semblé que le rôle d’un homme ou d’une femme politique n’est pas de déplorer les souffrances, les injustices, les difficultés que subit son peuple. Son rôle, c’est de faire, d’améliorer la vie, de la changer la vie.
Dans l’Afrique contemporaine, le politique ne saurait donc changer la vie sans prendre en compte les transformations sociales et modernes. Il ne saurait le faire sans tenir compte de la fatigue, de la perte d’énergie, d’illusions, du manque de confiance traversant ces dernières années le corps social. Il ne saurait le faire sans tenir compte de la révolution sociale qu’introduisent les réseaux dans la gouvernance.
Source: L’Alternative
Source : icilome.com