Commerce : quand le Nigeria s’enrhume, le Bénin éternue

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Depuis la chute du naira, les échanges entre les deux voisins sont en berne. Pour mesurer l’ampleur de la crise, Jeune Afrique s’est rendu à Sémé, ville frontalière béninoise. Reportage.

Il est midi, en ce jour brûlant de décembre, et Solange s’ennuie ferme. Assise sur une chaise en plastique blanc devant l’un de ses quatre magasins, elle n’a pas encore vu le moindre client. Installée sur l’avenue principale du poste frontière de Sémé – le principal point de passage vers le Nigeria –, sa boutique est pourtant idéalement située.

Depuis des décennies, Sémé – ville far-west où les braquages de banques font partie du quotidien – est le symbole des intenses échanges économiques entre les deux pays. Mais, depuis le 20 juin 2016, moment choisi par la Banque centrale du Nigeria pour laisser flotter la monnaie nationale, l’entraînant de facto dans une dévaluation, rien ne va plus. Le naira, qui s’échangeait à 2,90 F CFA (0,004 euro) avant la décision nigériane, vaut désormais moins de 2 F CFA au taux officiel.

De moins en moins de consommateurs nigérians

« Avant, on gagnait au moins 1 million de F CFA par jour. Aujourd’hui, il nous arrive de ne rien vendre du tout », se plaint Solange, vêtue d’une tunique vert émeraude. Devant elle, les Peugeot 404 pleines à craquer, sacs de riz et de ciment sur les capots, défilent en direction de Lagos. Une voiture de policiers s’arrête, ils lui achètent une bouteille d’eau – chaude, car l’électricité ne fonctionne pas dans la boutique ce jour-là. Ses premiers clients de la journée.

La baisse de la valeur du naira a totalement bouleversé le paysage économique

Quelques minutes plus tard, un Nigérian descend d’un scooter. Comme beaucoup de ses compatriotes, il s’arrête faire des emplettes avant de traverser la frontière. Les négociations se font en anglais, et l’acheteur règle en nairas – 60 000 (185 euros), principalement de l’alcool. Solange ne semble pourtant pas satisfaite.

« Maintenant, les Nigérians ne veulent plus nous payer en francs CFA. Le problème, c’est que nous risquons de perdre de l’argent si leur monnaie baisse davantage, lance-t-elle, blasée. En trois mois, j’ai perdu 24 millions de F CFA simplement à cause de l’évolution du taux de change. »

Une conjoncture difficile, qui se ressent jusque sur les marchés de Cotonou. « La baisse de la valeur du naira a totalement bouleversé le paysage économique, car les Nigérians ont moins d’intérêts à venir consommer au Bénin », affirme un opérateur économique français.

Chute des exportations 

Selon le gouvernement, les échanges entre les deux pays ont baissé de moitié. Les conséquences réelles sur l’économie béninoise sont cependant difficiles à chiffrer. De fait, une bonne partie des échanges entre les deux pays s’effectue dans l’informel. Par exemple, l’essence de contrebande, appelée kpayo (littéralement « non-original », en langue goun), est importée en toute illégalité du Nigeria voisin, où le carburant est fortement subventionné.

Du port à la frontière, des milliers d’emplois disparaissent, sans compter l’activité que généraient les Libanais

Selon le FMI et la Banque mondiale, les activités commerciales avec le Nigeria (aujourd’hui plombé par la chute des cours du pétrole) contribuent pour environ 14 % des recettes fiscales du Bénin. Énormément de produits de consommation importés via le port de Cotonou sont traditionnellement réexportés de l’autre côté de la frontière, vers un marché de quelque 180 millions d’habitants. Et des milliers d’hommes d’affaires béninois, comme Sébastien Ajavon, le roi du poulet congelé, ont ainsi fait fortune. Mais il a vu ses recettes diminuées de plus de 70 % depuis la crise qui malmène le géant nigérian.

Le marché automobile frappé de plein fouet

Le choc de la dévaluation se fait certes durement sentir, mais les mesures protectionnistes mises en place par le régime du président Muhammadu Buhari dans le but de restructurer l’économie nigériane ne viennent rien arranger. L’importation des véhicules neufs ou d’occasion par la route a ainsi été totalement interdite depuis le 1er janvier. Avant cette décision, ce marché, alimenté par des automobiles venues d’Europe ou d’Amérique via le port de Cotonou, avait déjà chuté de près de 70 %. Quelque 30 000 voitures d’occasion arrivaient dans la capitale béninoise tous les mois. En décembre, il n’y en eu guère que 6 000.

Patrice Talon a eu pour ambition d’arrimer le Bénin au Nigeria. Mais la dévaluation du naira nous a pris de court et a tout changé

Cette situation a entraîné le départ de plusieurs milliers de ressortissants libanais, qui régnaient sur la filière, source de recettes fiscales et pourvoyeuse de nombreux emplois. « Du port à la frontière, des milliers d’emplois disparaissent, sans compter l’activité que généraient les Libanais », explique un homme d’affaires béninois. En 2015, cette filière contribuait à hauteur de 9 % au PIB béninois, créait entre 15 000 et 20 000 emplois directs et plus de 90 000 de manière indirecte.

Des ambitions béninoise à la réalité économique

Au sein du gouvernement béninois, la question est traitée par le ministre de l’Économie et des Finances, Romuald Wadagni, et Abdoulaye Bio-Tchané, ministre d’État chargé du Plan et du Développement.

Ont-ils été dépassés par l’ampleur du problème ? C’est ce que pense John Igué, professeur à l’université d’Abomey-Calavi et ancien ministre de l’industrie et des PME de Mathieu Kérékou : « Les relations entre les deux pays sont d’abord fondées sur celles entre leurs présidents, explique-t-il. Thomas Boni Yayi était proche d’Obasanjo, qui l’a aidé à venir au pouvoir. Il était le plus important soutien de Yayi dans la sous-région lors de son premier mandat. Mais, aujourd’hui, on ne sent pas le Nigeria rassuré par le nouveau pouvoir. Quels sont les hommes de Patrice Talon au Nigeria ? »

Cela fait des années que le Nigeria menace de prendre ce type de décision protectionniste

Un fonctionnaire béninois qui a participé à plusieurs comités interministériels sur la question rétorque : « Dès son arrivée, le président Talon a eu pour ambition d’arrimer le Bénin au Nigeria. Il y a même eu des discussions pour créer une chambre de commerce mixte. Mais la dévaluation du naira nous a pris de court et a tout changé. »

Mot d’ordre : diversification

D’après un autre observateur des relations entre les deux pays, « cela fait des années que le Nigeria menace de prendre ce type de décision [protectionniste]. Le Bénin ne s’est jamais préparé au bouleversement que cela pouvait entraîner. Il en paie aujourd’hui les conséquences ».

Et notre fonctionnaire béninois d’ajouter : « Nous nous sommes pendant trop longtemps contentés des revenus générés par les véhicules d’occasion ou des fortunes acquises par certains hommes d’affaires. Il n’y a jamais eu de véritable réflexion pour mieux profiter de notre position stratégique et de la croissance nigériane. »

La crise actuelle est une opportunité pour le Bénin, qui pourrait accélèrer son développement à travers un accès élargi au marché de la Cedeao

La crise actuelle pousse le Bénin à revoir sa relation économique avec son voisin. Pour le gouvernement de Patrice Talon, la réponse se trouve dans la diversification de l’économie. « C’est ce que nous ambitionnons de réaliser avec le PAG [le Programme d’action du gouvernement], lancée à la fin de décembre 2016 », assure-t-on au ministère des Finances. Problème : l’ensemble des projets de ce programme, estimé à 9 000 milliards de F CFA, ne devrait pas être achevé avant 2019.


CE QU’EN DIT LE FMI

Selon l’institution de Bretton Woods, « même si les retombées négatives de la situation au Nigeria, principal partenaire commercial du Bénin, ont fortement pesé sur l’économie (en 2016, le PIB a progressé de 5,5 %, contre 6,5 % en 2015), avec notamment un recul des recettes douanières, l’activité économique est restée résiliente grâce essentiellement à la bonne tenue de la production agricole ».

Le FMI estime cependant que « la crise actuelle est une opportunité pour le Bénin, car la proximité de ces deux pays crée des possibilités d’accélérer le développement écono­mique du Bénin à travers un accès élargi au plus vaste marché de la Cedeao ».

Jeune Afrique