Après la fin du Franc CFA, attention aux demandes de dédommagements … de la France

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« Ce qui arrive une fois ne se répétera peut-être pas. Mais ce qui arrive deux fois arrivera certainement une troisième fois. » Sagesse juive.

Imaginons-nous en 2030. Le Franc CFA n’existe plus. Les pays africains qui avaient cette monnaie en partage ont soit institué des monnaies nationales, soit créé des monnaies autonomes avec d’autres pays de l’ancienne zone FCFA, soit adopté des monnaies sous-régionales avec des pays n’ayant jamais eu le CFA comme monnaie (exemple de l’ECO, future monnaie de la CEDEAO dont l’échéance est toujours repoussée).

En cette année 2030, selon les détracteurs du franc CFA, les anciens pays de la zone CFA disposeront de la liberté de choix de leur politique monétaire, feront preuve de discipline et gèreront leurs monnaies nationales, interétatiques ou sous-régionales de manière responsable, conduisant leurs pays dans une véritable industrialisation, débarrassés désormais du goulot d’étranglement que sont les mécanismes de cette monnaie.

En cette même année 2030, pour reprendre les prévisions alarmistes des défenseurs du CFA, on verra les anciens pays de la zone CFA aux prises avec une instabilité économique, une inflation record, des dévaluations par-ci par-là, des fuites de capitaux et des investisseurs de l’ancienne zone CFA.

Ça c’est pour les hypothèses. Maintenant parlons des certitudes.

L’une de ces certitudes que je prie mes lecteurs de considérer très sérieusement, c’est que même après la fin du Franc CFA, la France, propriétaire et principal bénéficiaire de cette monnaie coloniale cherchera à mettre en place des mécanismes « de coopération » qui lui permettront de recouper les pertes liées à la fin du Franc CFA.

Pour illustrer mon propos, je me réfère à trois épisodes de l’histoire contemporaine dans lesquelles après avoir officiellement mis fin à un système de prédation des peuples noirs, la France a fait prospérer un autre sur les cendres du précédent.

Épisode 1, île de Saint Domingue, actuelle République d’Haïti : En novembre 1803, à la bataille de Vertières dans le nord d’Haïti, l’armée révolutionnaire noire (« la troupe indigène ») menée par le général Jean-Jacques Dessalines inflige une défaite cuisante au corps expéditionnaire français (l’armée française) du général Rochambeau et l’oblige à se retirer de l’île dans l’humiliation, la queue entre les jambes. Un peu plus d’un mois plus tard, le 1er janvier 1804, les pères de la révolution haïtienne proclament l’indépendance de la nouvelle république, la première fondée par des Noirs dans les Amériques. Cette proclamation marqua l’abolition de l’esclavage dans l’île, un système d’exploitation des plus brutaux et une prédation des plus pernicieuses jamais imposée à un territoire. La France, elle venait de perdre la plus riche de ses colonies.

Mais l’histoire ne s’est pas arrêtée là. En 1825, alors que la nouvelle république haïtienne ravagée par la guerre d’indépendance et des guerres civiles se reconstruisait, un autre corps expéditionnaire français se pointe au large des côtes haïtiennes et menace d’attaquer Haïti à moins que ses demandes sont satisfaites. Lesquelles demandes stipulent que la nouvelle république doit payer des dédommagements aux anciens colons (c’est-à-dire des Français) qui ont perdu leurs propriétés (esclaves noirs et plantations) lors de l’indépendance du territoire en 1804. Non préparée militairement, et surtout isolée par les autres nations indépendantes de l’époque qui lui refusent toute reconnaissance diplomatique, Haïti a dû accepter les termes imposés par l’empereur français, s’endettant à un niveau qui plomba définitivement toutes ses chances de développement pour plus d’un siècle (1825 – 1947). Les généraux noirs qui avaient battu l’armée française et obtenu le respect de l’homme noir dans le nouveau monde avaient cru que la prédation française était finie avec l’indépendance. Que nenni, la France trouva le moyen de leur imposer une autre prédation : l’obligation de paiement des dédommagements, par la dette auprès des banques françaises afin de payer l’État français.

Épisode 2 : L’esclavage. Dans la première moitié du 19ème siècle, le mouvement abolitionniste s’intensifia non seulement en Europe, mais aussi en Afrique où certains rois et chefs locaux refusaient de participer à la traite négrière, et dans le nouveau monde où les révoltes d’esclaves de plus en plus fréquentes finissent par convaincre de la nécessité de mettre fin à la traite négrière et à l’esclavage des Noirs. Cela aboutit à l’abolition effective de l’esclavage, dans la foulée de la proclamation de la Seconde République française en février 1848. Comme les pères de l’indépendance d’Haïti, les abolitionnistes des trois continents crurent qu’en ce qui concerne l’esclavage, tout était « bouclé et géré », comme on dit à Abidjan.

C’était sans compter sur la tradition bien française qui fait succéder un système de prédation à un autre dans les territoires sous domination, au fil des siècles, sans dévier de ce principe fort pernicieux. Après l’abolition de l’esclavage, les autorités françaises remirent sur le tapis la question du paiement de dédommagement aux anciens propriétaires d’esclaves. S’ensuit alors la mise en place d’une banque par laquelle l’État français paiera ces dédommagements : la Banque du Sénégal, devenue aujourd’hui la Banque Centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), institution émettrice du Franc CFA. Pour payer donc les dédommagements aux anciens propriétaires d’esclaves (Français), la France intensifia ses conquêtes territoriales en Afrique, institua une administration chargée de mobiliser les ressources et faire tourner l’économie de traite, et continua son système de prédation. En conclusion, 5 ans seulement après avoir aboli l’esclavage, la France crée une banque à but colonial pour financer des expéditions coloniales dans les territoires qui se remettaient des ravages de la traite négrière, afin de lever des fonds pour dédommager les anciens négriers : il n’y a pas pire succession des prédations que cela. Les abolitionnistes, tout comme les pères de l’indépendance haïtienne, doivent se retourner dans leurs tombes face à la perfidie avec laquelle l’État français a su maintenir sa prédation.

Épisode 3 : La colonisation. À partir donc du milieu du 19ème siècle commença la colonisation, autre système de prédation fondé en partie sur la volonté de dédommager les anciens bénéficiaires direct de la traite négrière. Après plus d’un siècle, et surtout au lendemain de la seconde guerre mondiale, les efforts pour la fin de la colonisation s’intensifièrent de par le monde. Contrainte par le contexte mondial, la France s’engagea dans la décolonisation, c’est-à-dire la « fin officielle » de la colonisation. Cette fois, il n’y avait pas d’anciens propriétaires d’esclaves ou de plantations à indemniser et donc l’affaire devrait être bouclée. Que nenni, nous dit la belle France. Cette fois, les anciens territoires colonisés doivent payer des dédommagements à l’État français. Pourquoi ? eh bien pour les soi-disant « bienfaits de la colonisation » ; cela s’appelle l’impôt colonial.

En d’autres termes, du fait de la décolonisation à laquelle il a été contraint, l’État français aurait subi des pertes sur ses investissements dans ses anciennes colonies. Une manière de recouper les pertes est d’imposer l’usage (ou la location) du Franc CFA, ce qui lui permet de contrôler le flux de capitaux vers les anciennes colonies, de procéder à des prélèvements directs pour se « dédommager », mais aussi de garder la main sur les revenus de ces pays de manière à ce qu’ils ne puissent pas échapper à son influence prédatrice. En d’autres termes, la France a créé et « loué » une monnaie à ses anciennes colonies, et ces dernières lui versent une rente sous des formes que la France fut la seule à déterminer, le tout dans l’esprit des dédommagements qu’on doit lui verser, pour un investissement dans lequel elle fut la seule à signer le contrat.

Épisode 4 : La servitude monétaire. Jamais deux sans trois, et jamais trois sans quatre. En cette période où la pression s’accentue pour la fin du Franc CFA, propriété exclusive de la France louée aux anciennes colonies moyennant des paiements multiformes, il est important d’appeler à la vigilance par rapport au(x) systèmes de prédation qui serai(en)t mis en place à la fin (inéluctable) du Franc CFA. Pour au moins les trois raisons historiques suivantes :

Les pères de l’indépendance haïtienne n’avaient pas anticipé qu’après la libération de leur pays de l’esclavage et la colonisation françaises, l’ancienne puissance coloniale reviendrait en force, au nom des dédommagements, pour imposer une prédation qui allait plomber pour toujours l’économie de la république haïtienne.

Les abolitionnistes de la traite négrière, animés par l’esprit d’une libération totale des esclaves (noirs), n’avaient pas non plus anticipé qu’après l’abolition de l’esclavage, la France mettrait en place un nouveau système aussi pernicieux pendant plus d’un siècle pour dédommager ceux qui estimaient avoir perdu leurs biens du fait de l’abolition de l’esclavage.

Les acteurs de la décolonisation n’avaient pas anticipé que le prix à payer pour le « oui » de la France à leur indépendance serait l’imposition permanente d’un système économique bâti autour d’une monnaie de rente, dont l’opposition a coûté la vie à bien d’Africains célèbres et inconnus, à commencer par le père de l’indépendance du Togo, Sylvanus Olympio.

Au cours des trois derniers siècles, à chaque fois que l’État français lâche du lest en abandonnant une forme de prédation à grande échelle vis-à-vis des peuples dominés, notamment des peuples noirs, elle le remplace immédiatement par une autre prédation plus dévastatrice. La fin du Franc CFA ne fera pas exception. À moins que, tirant les leçons de ce qui s’est passé avec Haïti ainsi qu’à la fin de l’esclavage et de la colonisation, les dirigeants, les élites et les sociétés civiles des 14 pays identifient et rejettent toute forme de dédommagements que l’État français réclamerait, de manière ouverte ou insidieuse. La fin du Franc CFA doit définitivement sonner le glas de la prédation économique française, pas son recyclage.

A Ben Yaya

New York, le 1er janvier 2023

Source : 27Avril.com