Au milieu des mécontentements croissants, les gouvernements étrangers affirment de plus en plus l’importance de la « stabilité ». Mais la stabilité pour qui ? À quelle fin ? Pour combien de temps ? La doctrine de stabilité est un leurre qui occupe le vide laissé par la lente érosion du panafricanisme. L’heure est à la dignité des Africains.
En 2017, le monde a vu le Kenya subir l’un des cycles électoraux les plus compliqués de tous les temps. Lors du vote initial très contesté en août, le président sortant a gagné. Comme prévu, l’opposition a contesté le résultat devant les tribunaux. Beaucoup ont vu le mérite dans les plaintes, mais ont été néanmoins choqués lorsque la Cour suprême a ordonné une répétition. Insatisfaits du processus précipité qui a suivi, et alimenté en partie par un boycott de l’opposition, les électeurs ont toutefois largement boudé le scrutin repris en octobre, qui a enregistré un taux de participation insignifiant de moins de 40%.
Le cas du Kenya révèle une contradiction intéressante de la politique étrangère moderne. Les diplomates occidentaux ont longtemps prêché l’évangile de la bonne gouvernance dans le monde en développement. Mais alors que ces événements douteux se déroulaient l’an dernier – la police ayant tué 78 civils et la commission électorale elle-même admettant que le deuxième vote avait été bâclé –les ambassadeurs occidentaux ont continué à exhorter les Kenyans à reconnaître l’importance d’une idée singulière.
Cette idée n’était pas la «règle de droit», la « démocratie » ou des élections «libres, équitables et crédibles». C’était la « stabilité ».
Plus de 15 millions d’électeurs ont refusé de participer à la reprise des élections au Kenya. Le processus a été largement considéré comme illégitime et a probablement semé des graines d’insatisfaction qui pourraient miner la capacité du parti au pouvoir à gouverner pour les cinq prochaines années. Mais malgré cela, les diplomates continuent à pérorer l’importance outrancière de la « stabilité ».
Du Togo au Congo, l’accent mis sur la stabilité a pris le dessus sur l’engagement politique.
Ce n’est pas la première ou la dernière fois que ce mot a fait la manchette autour du continent en 2017. Du Togo à l’Égypte et du Tchad au Gabon –des pays qui ont tous vu les manifestations populaires se heurter au pouvoir d’État, l’accent mis sur la stabilité a pris le dessus sur, disons, l’engagement politique. Alors que le gouvernement camerounais a abattu des manifestants, arrêté des militants en masse et coupé Internet dans des régions anglophones, par exemple, des acteurs internationaux ont appelé à un retour à la stabilité. Alors que le mécontentement en Éthiopie menait à des coupures d’électricité, à l’usage d’une force excessive et à un état d’urgence, les diplomates occidentaux ont soutenu le gouvernement en rétablissant la même chose, la stabilité.
La stabilité est même devenue la stratégie adoptée par rapport à l’Érythrée, État littéralement paria, mais qui est maintenant devenu un pivot de la politique d’immigration de l’Europe. Quand il s’agit de l’engagement occidental envers l’Afrique, la stabilité reste le mot à l’ordre du jour.
La doctrine de stabilité
Au nom de cette « doctrine de stabilité », les gouvernements étrangers font pencher la balance politique en faveur du pouvoir existant et de l’État. Ils soutiennent le statu quo à court terme, même si cela signifie ne pas tenir compte du mécontentement visible et négliger les abus de l’État. Ils dévalorisent les manifestations populaires et privilégient les intérêts privés étrangers au détriment de ceux des citoyens vivant dans les pays concernés.
L’un des principaux motifs de cette approche est inséparable de la marche mondiale du néolibéralisme. L’extraction des ressources africaines par des compagnies étrangères à l’Afrique n’est pas nouvelle, mais les conditions sociales et politiques stables constituent une priorité particulière pour la forme prédominante d’exploitation actuelle. Davantage que les États qui cherchent à gérer un rapport de force, les entreprises qui aspirent à une croissance sans fin ont besoin de politiques prévisibles pour fonctionner.
Contrairement à certaines périodes, l’accent est aujourd’hui notoirement mis sur le gain à court terme.
Pendant la guerre froide, les nations africaines étaient considérées comme des alliés potentiels dans des projets idéologiques de construction du monde à long terme. Mais la doctrine de stabilité en vigueur actuellement se concentre uniquement sur les années proches. Cette doctrine n’a aucun intérêt à construire des institutions, à intégrer la bonne gouvernance ou à comprendre les causes sous-jacentes à la menace d’instabilité. Elle se soucie peu des conséquences de ses actions dans le futur -parce que d’ici là, ce sera le problème de quelqu’un d’autre.
Deux choses ont changé au cours des dix dernières années qui ont mené à cette domination particulière de la doctrine de stabilité.
Premièrement, la montée en puissance de la Chine, de la Turquie et d’autres pays non occidentaux a menacé la domination économique de longue date de l’Occident en Afrique. Cela a donné aux élites africaines -parmi les principaux bénéficiaires de la « stabilité »- plus de poids, et a conduit les décideurs occidentaux, craignant de perdre leurs réseaux de patronage, à affaiblir leur programme de bonne gouvernance.
Dans le même temps, la crise économique mondiale de 2007-2008 a rendus d’autant plus importants les opportunités d’exploiter les ressources d’Afrique. Les marchés africains, le travail et les ressources naturelles n’ont jamais été plus nécessaires pour résoudre les problèmes économiques urgents dans d’autres parties du monde.
Retarder, repousser, refuser
Quel est le problème avec la stabilité uber alles? Tout d’abord, elle met une hypothèque risquée sur l’avenir de l’Afrique. C’est une alliance entre des étrangers et des élites africaines dont le mantra est de profiter maintenant et de retarder, différer ou nier les conséquences.
La doctrine de la stabilité traite l’Afrique comme un lieu pour faire le plus d’argent possible le plus rapidement possible, pas un endroit où les gens vivent, aiment et valorisent. Elle garantit que les pays africains continuent de jouer un rôle à la périphérie de la politique mondiale, en fournissant des matières premières, des marchés et une main-d’œuvre docile pour les sociétés multinationales.
L’accent mis sur la stabilité insiste sur le risque considérable que les activistes et les politiciens africains prennent en favorisant le discours politique au détriment des intérêts des gouvernements étrangers. Elle estime que les demandes généralisées en faveur d’une plus grande justice, de la démocratie et de la reddition de comptes sont moins importantes que de stabiliser les choses –du moins à des niveaux importants pour les entreprises étrangères.
La réalité, cependant, est que tandis que les étrangers font pencher la balance en faveur de la richesse et du statu quo dans les couloirs du pouvoir, les pays africains deviennent de plus en plus inhospitaliers pour beaucoup de leurs citoyens, en particulier les jeunes. En 2017, des milliers de personnes sont mortes en tentant de traverser la Méditerranée, tandis que l’Union africaine estime que 200 000 autres sont en train de zigzaguer à travers le Sahara pour poursuivre le même rêve.
Les jeunes partent en partie à cause des dommages collatéraux de la stabilité ou du seul profit roi.
Ils partent parce qu’il n’y a pas de terre à cultiver –une grande partie est vendue ou inutilisable grâce aux ravages du changement climatique. Ils partent parce que leurs études ne valent rien car la privatisation a rongé les universités publiques. Ils partent parce que leurs chefs achètent plus d’armes pour se maintenir au pouvoir que pour les soins de santé. Ils partent parce que des policiers se présentent à leur porte et arrêtent, emprisonnent ou tuent, sommairement, quiconque ose détenir une opinion politique qui menace la « stabilité » du pays.
Stabilité pour qui et pour combien de temps ?
En 2018, les choses dans de nombreux pays d’Afrique vont probablement empirer avant de s’améliorer. Des millions de jeunes atteindront l’âge de la majorité dans des pays qui ont peu de place pour eux.
Au Kenya, l’autorité de l’exécutif élu dans des conditions suspectes sera probablement mise à l’épreuve plus que jamais. Au Cameroun et en Éthiopie, les manifestations vont probablement continuer et pourraient dégénérer. Pendant ce temps, au Gabon, au Congo, en Guinée équatoriale, en Érythrée, au Soudan, en Ouganda, au Rwanda et ailleurs, la désillusion continuera de s’aggraver alors même que les élites africaines et occidentales tiennent la promesse et profitent de la stabilité à court terme.
L’idée n’est pas de dire que l’instabilité est la solution. Plutôt, lorsqu’on prône la doctrine de stabilité à tout prix, on doit se demander « stabilité pour qui?», «Stabilité à quelle fin?» et «stabilité pour combien de temps?».
La doctrine de la stabilité, telle qu’elle est, empêche les citoyens africains de faire de la politique, de peur qu’ils ne mettent en danger tout le navire. Alors, pourquoi pas ouvrir la voie à des conditions de marché prévisibles qui profiteront aux sociétés internationales et aux élites africaines, aujourd’hui et peut-être même demain ? qu’en est-il de la grande masse d’Africains ? Que dire de demain ?
La doctrine de stabilité est un piège tendu sur le vide laissé par la lente érosion de l’idée du panafricanisme par rapport au commerce.
En 2018 et au-delà, il est important de réaffirmer que l’Afrique n’est pas seulement une idée ou un marché qui doit rester ouvert aux affaires à tout prix. Assez de doctrine de stabilité –c’est le temps d’une politique étrangère qui affirme la dignité et la personnalité des Africains par-dessus toutes les considérations.
[Le texte original est en anglais et signé de Nanjala Nyabola (@Nanjala1), analyste politique et auteure. La traduction et le titre en français sont de la rédaction Afrique Tribune]
Source : Afrique Tribune
27Avril.com