Il n’y a pas encore d’« affaire Vasarely », lorsque Charles Debbasch débarque à la tête de la fondation du même nom. Pas encore de procès, pas de coups fourrés, à peine quelques frictions entre frères André et Jean-Pierre, le médecin et l’artiste, les deux fils de Victor et Claire Vasarely. Rien que de très banal.
L’HÉRITAGE MAUDIT. La stupéfiante histoire d’un doyen d’université passé par la prison des Baumettes, pour finir au service d’une dictature au Togo.
Nous sommes en 1981. Fatigué de mener seul depuis dix ans la barque de son entreprise gigantesque (la fondation, sur deux sites, le musée de Gordes et le centre architectonique d’Aix), sa propre production artistique, fleuve, d’assister au déclin de son épouse et meilleure alliée, atteinte de la maladie d’Alzheimer, Victor Vasarely cherche à passer le flambeau.
Un temps tenté par la proposition d’investisseurs japonais – chose courante dans les années 1980 –, le patriarche se tourne finalement vers une solution plus rassurante et surtout locale : l’université d’Aix-en-Provence. Le doyen, Charles Debbasch, est une pointure qui fait l’unanimité. « Juriste surdoué, avocat, mandarin du droit administratif et fondateur de l’université d’Aix-Marseille 3 », nous dit Laetitia Sariroglou, qui a signé la bible de l’affaire, Le Pillage (Fage).
Une arrivée en fanfare
C’est sans doute un peu jeune, 35 ans, pour Victor qui vient de souffler ses 75 bougies. Mais l’éloquence n’est pas la moindre des qualités de Charles Debbasch qui persuade l’artiste et fait son entrée à la tête de la fondation en fanfare. À commencer par un grand ménage de printemps, en limogeant l’architecte et ami de Victor, le directeur du centre d’architectonique.
Charles est un homme à chien ; le yorkshire qu’il tient serré sur toutes les photos en atteste, mais c’est aussi un homme-chat, à considérer son nombre de vies. « Proche de Valéry Giscard d’Estaing, dont il avait intégré sous sa présidence le cercle restreint des conseillers ; vice-président de France 3 ; PDG du conseil de surveillance du Dauphiné libéré ; à l’origine de la création d’une demi-douzaine de radios privées… », peut-on lire dans Le Pillage.
Charlodile
Brillant, sans conteste, prolifique sur tous les fronts, le petit-fils de modestes pieds-noirs, né en 1935 à Tunis, épouse, « en même temps que le catholicisme », précise Pierre Vasarely à propos de celui qui a détroussé en premier la fondation de son grand-père, « une Aixoise de bonne famille », Odile.
Avec Odile, c’est l’amour fou. Ils fondent une famille, investissent ensemble dans l’immobilier sous la bannière de leurs noms accolés : la SCI Charlodile. Odile devient administratrice de la Fondation Vasarely. Odile a même été immortalisée à Sciences Po Aix, avec le hall « Odile Debbasch ». Une curiosité ? Pas totalement. Odile est docteure en droit, avec une thèse soutenue en 1960, « L’Occupation militaire – Contribution à l’étude des pouvoirs reconnus aux forces armées hors de leur territoire national ». Mais elle signe surtout un texte, six ans plus tard, dont on ne peut douter, connaissant la suite, de l’influence qu’il a eu sur son époux, La formation des partis uniques africains, dans la Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée.
Si Odile apparaît sans conteste comme une influenceuse de l’ombre, c’est Charles (auteur en sus d’une vingtaine d’ouvrages) qui est aux manettes de la fondation entre 1981 et sa spectaculaire chute en 1993.
Un respectable escroc
« C’est au décès de Claire qu’on va se rendre compte que Debbasch avait multiplié les casquettes. Il aura été à la fois le président de la Fondation Vasarely et du Dauphiné libéré, s’occupant de galeries d’art, se faisant marchand de tableaux en Suisse. Des tableaux signés de différents artistes, dont de Vasarely », raconte le petit-fils héritier. Un doyen de faculté devenu président, qui aurait été, selon Pierre Vasarely, précepteur du fils de Norodom Sihanouk, qui fut tour à tour roi et « chef d’État à vie » du Cambodge, entre 1941 et 1993.
Debbasch a également été conseiller du roi du Maroc dans les années 1980 et même « précepteur » de son fils. Le doyen est en effet là, à Nice, en 1993, membre du jury (ainsi que le général-président Eyadema du Togo !) de la soutenance de thèse de doctorat du fils aîné de Hassan II, appelé à lui succéder, sous le nom de Mohammed VI. Son mémoire, « La coopération entre la Communauté économique européenne et l’Union du Maghreb arabe », remporte la mention « très honorable » avec les félicitations du jury, comme le reportait non sans amusement Libération en 2006.
Au sein de la famille Vasarely, à cette même période, rien ne va plus. À partir de 1990, la mort de Claire en novembre et l’ouverture de la succession, un conflit ouvert se déclenche entre les fils, André et Jean-Pierre. Debbasch, derrière une impartialité de façade, s’appuie sur son statut d’élément « extérieur » à la famille pour prétendre la pacifier, tout en attisant les haines puisqu’il est celui qui propose en premier chef un avocat à André, contre Jean-Pierre.
Après deux années d’empoignades entre les frères – et leurs épouses, Henriette et Michèle –, retour au calme. Ou plus exactement, changement de polarité. À la faveur d’un rabibochage entre les frères, on découvre que Charles Debbasch, que Pierre Vasarely appelle « l’escroc à col blanc », « le Tapie de la culture », a allègrement pioché dans les caisses de la fondation, mais aussi dans celles du Dauphiné libéré et de l’université d’Aix, « pour financer son propre train de vie ».
Retranché dans la faculté d’Aix, envoyé aux Baumettes
À partir de 1992, Charles Debbasch se voit accusé par la famille qu’il entendait préserver. En novembre 1994, le doyen est convoqué par le juge pour une commission rogatoire. Charles, qui clame son innocence, brave la justice et refuse de s’y rendre. Le vendredi 25, le juge se rend en personne à la faculté, escorté du procureur et des gendarmes. Les militaires tentent de saisir l’universitaire à l’extérieur, qui, selon Le Monde, aurait résisté avant de se retrancher dans l’enceinte de l’université, soutenu par des étudiants choqués qu’on s’en prenne à un professeur aussi respecté qu’apprécié. Les portes de l’université se referment sur son doyen, au nez des gendarmes. Debbasch s’enferme dans son bureau. Le lendemain, il y est encore. Lorsqu’enfin les portes de l’université s’ouvrent, le doyen accepte de se rendre aux forces de l’ordre. Le lundi 28 novembre, il entre à la prison des Baumettes, le centre pénitentiaire de Marseille, pour y effectuer plusieurs mois de détention provisoire.
Côté famille, à cette date, les deux frères, André et Jean-Pierre, vont s’engager vers le deuxième volet de ce long soap judiciaire qu’on appelle l’affaire Vasarely. Le pillage intégral de la fondation, orchestré grâce à un arbitrage fumeux de la succession, via le conseil de l’avocat de la famille, Yann Streiff, au motif que les trop grandes donations des parents auraient déshérité les enfants.
Le doyen devenu « sorcier blanc »
La vie de Charles Debbasch, à l’orée du nouveau millénaire, prend un goût amer. Il est entendu en 2001, condamné en appel en 2002 à deux ans d’emprisonnement, dont un an ferme, pour le détournement de plus de 400 000 euros et le « pillage systématique de l’œuvre » de Victor Vasarely, décédé en 1997.
En 2003 et 2004, un jeu de ping-pong pour abus de confiance s’engage entre les tribunaux d’Aix et de Paris. Debbasch ne plonge pas tout de suite pour l’affaire Vasarely, mais il est également mis en examen pour l’ouverture d’un compte bancaire au Luxembourg, approvisionné de la coquette somme de 1,2 million d’euros, dont un virement douteux juste après sa condamnation contre les Vasarely. Charles Debbasch crie à nouveau son innocence. Cet argent viendrait d’Afrique…
Lâché par ses soutiens français, l’universitaire a progressivement quitté la France pour de nouveaux horizons. Il trouve refuge au Togo, ainsi qu’une situation confortable. C’est là qu’il entame sa énième vie.
À Lomé, la capitale du Togo, le juriste est invité de plus en plus souvent à accomplir « dans la discrétion un nombre croissant de missions […], à la demande du chef de l’État », comme il l’écrit dans son autobiographie. Les relations « de confiance et d’amitié » qu’il a nouées avec le général-président Eyadema font de lui, plus qu’une éminence grise, un véritable « sorcier blanc ». Parce que les leaders-dictateurs de la nouvelle Françafrique apprécient particulièrement les juristes qui rendent les lois de la « démocratie » si malléables. Debbasch, une fine lame en la matière, « va parvenir à modifier la Constitution pour permettre à Eyadema de se maintenir au pouvoir, et de placer son fils Faure Gnassingbé à la présidence. De 2005 à son décès, Debbasch aura été le grand artisan de modification des statuts électoraux en Afrique de l’Ouest », poursuit Pierre Vasarely, évoquant celui qui aura été tour à tour conseiller d’hommes politiques au Gabon, en Côte d’Ivoire et au Congo-Brazzaville.
Deux hommes pour un avion
2005 est une année clé. Debbasch, 67 ans, œuvre depuis dix ans comme conseiller juridique pour Eyadema. Une Mercedes de fonction, une villa luxueuse, un nouveau yorkshire, bientôt une nouvelle épouse (en 2011) et de nouveaux enfants. Mais le président Eyadema, sentant sa fin approcher, doit s’assurer que son fils pourra lui succéder. Or la Constitution togolaise prévoit dans ce cas l’arrivée d’un intérimaire avant l’organisation d’une nouvelle élection présidentielle dans les six mois. Eyadema appelle alors le magicien à la rescousse, pour changer ce fâcheux protocole législatif d’un habile et discret coup de baguette magique.
Debbasch, à Paris, saute dans un taxi, direction Charles-de-Gaulle. Mais, comble de l’ironie, le vol qui l’emporte vers Lomé transporte également l’homme qui doit assurer l’intérim présidentiel : le président de l’Assemblée nationale du Togo, Fambaré Natchaba. Le vol Air France est en approche de l’aéroport de Lomé-Tokoin (qui sera rebaptisé Gnassingbé-Eyadema en 2016) lorsqu’on annonce la mort du président. L’armée, qui soutient son fils, Faure Gnassingbé, décide de fermer les frontières. Le vol est détourné vers Cotonou, la capitale du Bénin. Le lendemain, au sol, la demande de rapatriement de Charles Debbasch pour la capitale togolaise est validée par les autorités. Mais pas celle du supposé président intérimaire Natchaba…
Une brève avance qui laisse à Charles le temps de manœuvrer. En un temps record, le voilà qui décoche des modifications de la Constitution et du code électoral à même d’assurer immédiatement le pouvoir à Gnassingbé. Le tout est présenté et adopté dans la soirée par l’Assemblée nationale, en l’absence de son président, Natchaba, toujours coincé à Cotonou.
Mort le 8 janvier 2022
Une course contre la montre qui permet à Debbasch de faire une pierre deux coups : le voilà nouveau conseiller du nouveau président. Nouvelle vie. Ce qui n’impressionnera pas Jacques Chirac, inflexible à la demande de Gnassingbé en 2006 d’amnistier son grand manitou constitutionnaliste et pilier du régime.
Charles Debbasch vécut heureux, conseiller-ministre, et eut beaucoup d’enfants (quatre au Togo, cinq en France de deux unions), mais resta à Lomé. Il fit don de sa bibliothèque personnelle en 2019, avant de s’éteindre, rapatrié en France, à l’âge de 84 ans le 8 janvier 2022. À l’annonce de sa mort, sa maison à Lomé a été immédiatement mise sous scellés et son matériel informatique saisi. Le « Doyen », comme on l’appelait au Togo, a été inhumé par ceux de sa première vie, à Aix, sans que la faculté qu’il avait créée ne s’en émeuve.
Julie Malaure
Publié le 02/01/2023 à 12h00 – Modifié le 02/01/2023 à 22h12
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Source : icilome.com