Affaire DSK : histoire d’une déchéance française

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Il était un grand directeur général du FMI. Le favori pour l’élection présidentielle de 2012. Bref, c’était l’un des hommes les plus influents de la planète. En quelques minutes, Dominique Strauss-Kahn a tout perdu. Pour une sordide histoire dans un hôtel new-yorkais. Et maintenant ?

Nafissatou Diallo est une très bonne employée de l’hôtel Sofitel de New York, notée 4,5 sur 5 par sa hiérarchie [voir son portrait ici : « Sur les traces de Nafissatou Diallo »]. Originaire de la région de Labé, en Guinée, cette Peule musulmane de 32 ans ne rechigne pas au travail ingrat qui consiste à faire les chambres de cet établissement de luxe. Divorcée, elle doit élever seule sa fille de 15 ans dans le quartier du Bronx.

Samedi 14 mai, à midi, la voici devant la porte de la suite 2806. Elle entre, tandis qu’un de ses collègues achève de débarrasser la table du petit-déjeuner avant de s’éclipser. Elle commence à faire le ménage. Soudain, sa vie bascule. Un homme nu, selon les dires de la police, sort de la salle de bains, ferme la porte d’entrée et, à deux reprises, veut la contraindre à une fellation. Il la traîne ensuite dans la salle de bains et tente, dit-elle, de la sodomiser. Elle se débat et parvient à s’échapper, totalement paniquée.

Lundi 16 mai, Dominique Strauss-Kahn, directeur général du Fonds monétaire international (FMI), l’un des hommes les plus influents de la planète, devient l’accusé numéro 1225782 et prend le chemin de la prison de Rikers Island. Pour quelques jours seulement. Le 19 mai, le juge Michael Obus lui accorde la liberté sous caution (1 million de dollars). Des examens ayant confirmé des traces de griffures sur le torse de DSK, il s’est vu signifier sept chefs d’accusation, dont une tentative de viol, un acte sexuel criminel (un viol sans pénétration) et une séquestration. Selon ses avocats, Mes Benjamin Brafman et William Taylor, il a choisi de récuser l’ensemble de ces accusations.

« Infinie tristesse »

Conformément à la législation américaine, un grand jury de vingt-trois personnes est mis en place. Il a confirmé, le 19 mai, l’inculpation de Dominique Strauss-Kahn. La veille, ce dernier avait adressé au FMI une lettre de démission dans laquelle il confiait son « infinie tristesse » et réfutait « avec la plus extrême fermeté » l’ensemble des faits qui lui sont reprochés.

La descente aux enfers de l’homme qui, depuis des mois, caracolait en tête des sondages pour l’élection présidentielle française de mai 2012 a sidéré le monde entier. Les premières réactions sont venues de sa garde rapprochée, notamment de Jean-Christophe Cambadélis et de Jean-Marie Le Guen. Les deux députés socialistes de Paris font bloc et jugent que cette agression « ne ressemble pas à Dominique Strauss-Kahn ». Son épouse, l’ex-journaliste vedette Anne Sinclair, publie un communiqué pour dire qu’elle ne croit « pas une seule seconde aux accusations » portées contre lui. La droite française fait profil bas et respecte, dans un premier temps, la consigne de l’Élysée de ne pas en rajouter : le traumatisme infligé aux Français par la diffusion des images d’un DSK menotté au sortir du tribunal est amplement suffisant.

Mais le fait-divers sordide tourne vite à la tragédie, tant il semble incompréhensible que l’homme politique le plus admiré de France se soit laissé aller à de telles monstruosités. On peut voir un effet de cette sidération dans le sondage CSA publié, le 18 mai, par BFM TV, RMC et 20 Minutes : 57 % des personnes interrogées s’y déclarent convaincues que l’affaire du Sofitel est un complot.

Pour tenter d’expliquer l’inexplicable, les journaux battent le rappel de tous les psychanalystes et psychiatres de la place. L’un évoque l’hybris des Grecs, qui fait perdre aux hommes le sens commun. L’autre cite Tite-Live et sa maxime : « Jupiter rend fou ceux qu’il veut perdre. » Un troisième parle d’une conduite suicidaire destinée à éviter à l’intéressé le carcan et le stress élyséens.


DSK dans le viseur d’une caméra de télévision, lors de sa première comparution devant la justice américaine, le 16 mai.
© Shannon Stapleton / AFP

De Tristane à Piroska

La presse s’est-elle montrée complaisante à l’excès envers un grand séducteur, dont la compulsion relèverait en fait de la pathologie ? Ressort alors l’histoire de Tristane Banon, cette jeune romancière et journaliste que DSK aurait tenté de contraindre à un rapport sexuel, en 2002, mais qui n’est pas allée plus loin qu’une dénonciation – cryptée – sur la chaîne Paris Première, en 2007. Refait également surface une autre passade qui, en 2008, faillit lui coûter sa place au FMI : sa liaison « d’un soir » avec une de ses subordonnées, Piroska Nagy.

La défense s’organise. Le 16 mai, Me Brafman amorce un mouvement tactique en expliquant que « les preuves [de l’accusation] pourraient ne pas être compatibles avec un rapport [sexuel] forcé ». Le lendemain, le New York Post, citant une source proche de la défense, estime que les avocats du directeur général s’efforcent de démontrer que la victime était consentante.

Le 18 mai, la contre-attaque est lancée. Blake, un prétendu proche de Nafissatou, déclare à qui veut l’entendre que la jeune femme l’a appelé de l’hôpital Saint Luke, où les policiers l’avaient conduite. En larmes, elle se serait confiée à lui : « Un homme a essayé de me faire quelque chose de très mal. » Il la décrit comme « en état de choc », ayant « tout le temps envie de pleurer ». Me Jeffrey Shapiro, l’avocat de la victime, souligne qu’il n’y a eu de sa part aucune relation consentie et que, dès qu’elle a pu se libérer, elle en a « référé à la sécurité de l’hôtel ».

Les connaisseurs des procès pénaux aux États-Unis en sont convaincus : DSK n’est pas dans une position très favorable. S’il persiste à rejeter toute incrimination, il devra prouver sa bonne foi – ou sa folie. Certains échafaudent un scénario selon lequel il aurait réservé les services d’une prostituée, qui aurait été devancée dans la suite de l’hôtel par Nafissatou. Resterait à expliquer pourquoi, quand la jeune femme lui a résisté, il ne s’est pas arrêté.

D’autres prédisent qu’il finira par plaider coupable et que des millions de dollars seront mis sur la table par sa famille pour convaincre Nafissatou et ses avocats de retirer la plainte pour agression sexuelle. C’est ce que les Américains appellent un plea bargain.

En attendant les prochains rebondissements de l’affaire, force est de constater les ravages qu’elle provoque, dans le monde entier. En France, le Parti socialiste est resté KO debout pendant plusieurs jours. La mise hors course de son champion pour la présidentielle, candidat encore officieux mais favori des commentateurs, est en effet un rude coup. Alors, il zigzague – un peu trop – entre défense de la présomption d’innocence de l’accusé et compassion pour sa victime.

Le 17 mai, les larmes de Martine Aubry ont exprimé l’émotion des socialistes face à la déchéance du plus brillant d’entre eux. La première secrétaire a indiqué que le calendrier du parti restait inchangé : le dépôt des candidatures pour la primaire appelée à désigner le candidat à la présidentielle aura lieu, comme prévu, du 28 juin au 13 juillet. Mais les rapports de force traditionnels ont vite ressurgi. Le pacte conclu entre Aubry et DSK selon lequel le mieux placé dans les sondages verrait l’autre s’effacer à son profit est à l’évidence caduc. La patronne du PS se prépare donc à être candidate face à François Hollande, son prédécesseur. Une consolation, quand même : malgré le scandale qui nuit évidemment à la gauche, l’un et l’autre seraient, à en croire les sondages, qualifiés pour affronter Sarkozy au second tour du scrutin de 2012. Mais pas Ségolène Royal, la candidate battue en 2007.


Jeffrey Shapiro, l’avocat de Nafissatou Diallo : « Ma cliente est une femme simple. »
© Bebeto Matthews / Sipa

Sauvetage

Mais le coup n’est pas moins rude pour l’Europe et l’euro. Initialement refusée par l’Union européenne et la Banque centrale européenne, la participation du FMI au sauvetage de la Grèce, que DSK avait fini par faire accepter, s’est révélée bénéfique. Le directeur général s’était opposé aux plans par trop drastiques imposés, dans un premier temps, à ce pays – de même qu’au Portugal – par des négociateurs européens qu’il qualifiait de « fous furieux » en raison de leur brutalité. Il avait obtenu d’allonger la durée des plans de redressement et refusait toute restructuration de la dette. Selon lui, il fallait donner du temps aux pays en difficulté pour leur permettre de réduire leur déficit et d’améliorer leur compétitivité.

Dans une UE divisée et tentée par les sirènes de l’égoïsme national, DSK s’était imposé comme un fédérateur capable de convaincre les parlementaires allemands, dont il parle la langue, de secourir la Grèce, malgré ses tricheries passées. Ami de Georges Papandréou, le Premier ministre grec, mais ayant l’oreille d’Angela Merkel, la chancelière allemande, il était celui qui finissait toujours par trouver les astuces techniques et politiques pour débloquer les discussions.

Lui absent, les pays émergents et les États-Unis risquent de s’opposer à ce que le FMI apporte les dizaines de milliards de dollars de prêts nécessaires aux États européens en faillite. Car DSK était parvenu à convaincre un à un les membres de son conseil d’administration que cette aide coûterait moins cher à l’économie mondiale qu’un effondrement de la zone euro.

La gouvernance mondiale, elle aussi, est en deuil. Car le désormais ex-directeur général du FMI avait été l’un des premiers à prendre la mesure de la gravité de la crise financière de 2007. Avec Olivier Blanchard, son économiste en chef, il avait préconisé une politique de relance d’inspiration keynésienne qui a évité au monde de sombrer dans une « Grande Dépression ». La Chine et les États-Unis, l’Allemagne et la France, le Japon et la Corée ne regrettent certainement pas d’avoir suivi ses prescriptions.

Un peu plus à gauche

DSK y a gagné une crédibilité qui lui permettait de démontrer aux grandes puissances la dangerosité pour leurs partenaires de certaines de leurs politiques économiques. Aucun directeur général avant lui n’avait eu la marge de manœuvre suffisante pour faire en sorte que le FMI soit un peu plus à gauche, un peu moins dogmatique et… à nouveau bénéficiaire. C’est lui, et lui seul, qui est parvenu à faire de l’organisation la cheville ouvrière du G20.

Qui, désormais, saura alterner diplomatie et fermeté pour faire comprendre aux Chinois que l’entrée du yuan dans le panier des monnaies du FMI suppose qu’ils se plient aux lois du marché des changes ? Qui répétera aux Américains, sans qu’ils se braquent, qu’ils doivent épargner et exporter plus, donc consommer moins ? Qui rappellera aux Brésiliens, sans qu’ils y voient une atteinte à leur souveraineté, que le contrôle qu’ils exercent sur les flux de capitaux peut devenir dangereux pour leur économie ?

Quant au FMI, il porte le deuil d’un homme qui a su redorer son blason passablement terni. Grâce à lui, le Fonds n’est plus considéré comme un Père Fouettard à la solde des pays riches, mais, de plus en plus, comme un médecin qui sait adapter ses remèdes à la situation de chaque pays, suggérant, ici, d’augmenter les impôts des plus fortunés et de combattre la fraude fiscale (Grèce) ; là, de dépenser de l’argent pour éviter aux classes les plus défavorisés de sombrer dans la misère (Pakistan).

DSK n’a pas peu contribué à ce que les Européens acceptent de perdre du poids, et du pouvoir, au sein du FMI au profit des pays émergents, qui, depuis longtemps, réclamaient des responsabilités plus importantes.

Son remplacement va donner lieu à de sévères batailles. Il était convenu que le prochain directeur général ne serait plus automatiquement européen, comme il était d’usage depuis 1944. DSK lui-même avait déclaré qu’il serait le dernier directeur européen. Mais l’UE ne veut plus renoncer au poste dès lors que les États-Unis, qui détiennent un droit de veto, refusent d’abandonner la présidence de la Banque mondiale, qu’ils détiennent eux aussi depuis 1944. Les émergents exigent que les promesses qui leur ont été faites concernant l’ouverture du processus de désignation soient tenues.

Alors, qui va lui succéder ? Certains noms reviennent avec insistance. Ceux, par exemple, de Tharman Shanmugaratnam, le ministre singapourien des Finances, Duvvuri Subbarao, le gouverneur de la Banque centrale indienne, Christine Lagarde, la ministre française des Finances (qui a annoncé sa candidature), Gordon Brown, l’ancien Premier ministre britannique, Trevor Manuel, le ministre sud-africain du Plan, Kemal Dervis, l’ancien ministre turc des Finances, voire Stanley Fischer, le gouverneur de la Banque d’Israël.

Plutôt que de choisir en fonction de l’origine géographique des postulants, ne serait-il pas préférable de retenir celui ou celle qui semblera le mieux à même de poursuivre dans la voie frayée par Dominique Strauss-Kahn ? Une voie qui aurait dû déboucher sur une gouvernance économique mondiale un peu plus forte et efficace, si un démon ne s’était glissé dans la suite 2806 de l’hôtel Sofitel, à New York, le 14 mai 2011. Pour le malheur de Nafissatou, de la France, de l’Europe et du monde.

Jeune Afrique