Cela fait un an jour pour jour que la République démocratique du Congo (RDC) fait face à sa dixième épidémie d’Ebola, récemment qualifiée d’urgence sanitaire mondiale par l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
Il est 10h à Kanzuli, l’aire de santé qui a enregistré le plus grand nombre de nouveaux cas ces derniers jours à Beni. Les équipes de la riposte débarquent à bord de deux jeeps flambant neuves. Elles cherchent un jeune dont cinq membres de famille ont déjà été diagnostiqués positifs au virus Ebola, stéréotype Zaïre. « Nous avons appris qu’il commence à développer des symptômes et nous sommes venus échanger avec lui pour éventuellement une prise en charge », explique un agent du ministère congolais de la Santé.
L’affaire s’annonce difficile. Ce « contact à haut risque », un jeune d’une vingtaine d’années, jure qu’il se porte bien et refuse d’écouter l’équipe de la riposte. Ses dénégations attirent ses amis, ses proches, un petit groupe se forme autour de lui. En quelques minutes, le ton monte, des gourdins et des machettes apparaissent dans les mains des badauds. Ils improvisent même une barricade.
L’hostilité des communautés, « notre quotidien »
L’équipe d’intervention est contrainte à rebrousser chemin. « Nous limitons au maximum l’intervention de la police, on préfère revenir plus tard », explique le médecin chargé de superviser l’intervention. Les équipes de la riposte n’auront même pas eu accès au domicile de ce cas suspect pour le désinfecter. Dépité par l’hostilité de la population, le praticien l’admet : « C’est quasiment notre quotidien ».
Un an après la proclamation officielle, le nombre de cas est en recrudescence dans le territoire de Beni, foyer de l’épidémie au Nord-Kivu, et menace de s’étendre au reste du pays comme dans les pays voisins. Le 18 juillet 2019, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a placé cette dixième épidémie d’Ebola que connaît la RDC comme une « urgence sanitaire mondiale », au grand dam de la société civile à Beni. Pour son président, Kizito Bin Hangi, l’OMS a « trop attendu ». Il a fallu qu’un pasteur évangélique contaminé par le virus meure alors qu’il venait de séjourner dans la capitale provinciale, Goma, frontalière du Rwanda, et qu’une marchande de poissons congolaise se soit elle rendue sur un marché ougandais avant de mourir chez elle.
Depuis, le chef-lieu du Nord-Kivu a enregistré un deuxième cas, relançant la crainte d’une contagion au-delà de sa zone de propagation initiale qui se limitait jusqu’ici au nord-est du pays, autour des villes de Beni, Butembo au Nord-Kivu et Bunia en Ituri, toutes déjà régulièrement endeuillées par des violences armées. En un an, au moins 1 800 personnes ont succombé à Ebola, des centaines d’autres sont mortes sous les balles ou les coups de machettes.
« On ne peut pas se laver les mains pour se protéger de l’insécurité »
Dans le territoire de Beni, il y a même des massacres presque toutes les semaines depuis cinq ans, c’est un autre triste anniversaire pour cette région du Congo qui avait été relativement préservée lors des deux grandes guerres qui ont secoué le pays entre 1996 et 2002. Au moment où l’épidémie est déclarée le 1er août 2018, plusieurs milliers de civils sont morts dans ces violences inédites, imputées par les autorités congolaises aux rebelles ougandais ADF, un groupe politico-religieux qui, après trente années de présence au Congo, a décidé de prêter allégeance à l’État islamique (EI).
Pour les habitants du territoire, cette insécurité chronique est une malédiction aussi soudaine et brutale qu’Ebola, mystérieuse aussi. Beaucoup voient dans l’une comme dans l’autre une main noire, accusant tour à tour les forces de sécurité comme la communauté internationale, les pays voisins en tête, des pires maux, allant jusqu’à leur imputer des « intentions génocidaires » contre la communauté Nande, l’ethnie majoritaire dans cette partie du Congo.
Bien que la maladie à virus Ebola soit endémique dans certaines régions du pays, Beni avait été jusqu’ici épargnée. Le président de la société civile de cette localité n’en démord pas. Il faut que le gouvernement « fasse plus », que l’OMS « appuie », que les « États voisins » s’engagent pour mettre un terme à ce double fléau devenu consubstantiel que sont l’insécurité et l’épidémie d’Ebola.
Avant cette épidémie et les massacres de ces dernières années, la gare routière de Beni était toujours très animée. Depuis, convoyeurs et conducteurs préfèrent prendre la route tôt et en convoi pour plus de sécurité. Aux environs de 15h, trois derniers camions s’alignent avant le départ vers Kasindi, poste frontalier avec l’Ouganda. Parmi des dizaines de passagers anxieux, une commerçante aguerrie, mais inquiète comme les autres.
Depuis quatorze ans, Jeanine achète des chaussures et des sandales en Ouganda pour les revendre à Beni. Avec son bébé de six mois sur le dos, elle s’apprête à embarquer dans un bus déjà bondé, sur cette route où presque toutes les semaines des convois sont attaqués. « Les militaires ont décidé qu’il n’y aurait plus de circulation après 16h, mais on va quand même prendre la route. On n’a rien à perdre », explique Jeanine. À côté d’elle, Sophie, de quelques années son aînée, vocifère en frottant les mains dans une eau chlorée mise à disposition par la coordination de la riposte : « On ne peut pas se laver les mains pour se protéger de l’insécurité ».
Ebola, « un champ de bataille politique »
Quand Ebola fait officiellement son apparition au Nord-Kivu, l’OMS vient à peine quatre jours plus tôt de déclarer la fin d’une épidémie à l’autre bout du pays, au nord-ouest, dans la province de l’Équateur. Là-bas, il aura fallu aux acteurs de la riposte trois mois à peine pour stopper le virus, tant cette région forestière du Congo, certes frontalière de la très fragile Centrafrique, reste enclavée, isolée du reste du pays. Avec l’est du Congo, la menace est toute autre. Cette région pullule de groupes armés qui depuis près de 25 ans, entravent l’action humanitaire comme le développement et déplacent les civils, jusque dans les pays voisins. Ses routes, quoique souvent impraticables, servent au commerce comme au trafic. Malgré tout, presque miraculeusement, ni le Rwanda, ni l’Ouganda n’ont été contaminés jusqu’ici.
Comme dans toutes les épidémies d’Ebola, les agents engagés dans la lutte se sont heurtés dès les premières semaines à une résistance de la population que l’OMS a longtemps appelée pudiquement des « réticences ». La crise politique qu’a traversée le Congo les a transformés en véritable révolte. « Les responsabilités sont partagées, il y a eu détournement de l’attention de la population sur des questions politiques », estime le vice-président de la société civile de Butembo et chercheur congolais, Élie Kwiravusa.
Il y a d’un côté le gouvernement qui « utilise le prétexte » d’Ebola pour annuler le scrutin présidentiel et reporter les législatives à Beni-Butembo, fief de l’opposition, et de l’autre, des politiciens qui transforment la question d’Ebola « en un champ de bataille politique » pour s’attirer les faveurs électorales d’une population de plus en plus méfiante à l’égard de la coordination de la riposte, des forces de sécurité et de sa classe politique.
La première attaque contre un centre de traitement Ebola a eu lieu le 28 décembre 2018 au lendemain de l’annonce du report des élections à Beni-Butembo. À l’époque, les leaders communautaires ont su contenir la colère de la population. Alors que deux mois plus tard, sept depuis le début de l’épidémie, l’OMS se dit « optimiste », les attaques deviennent quasi hebdomadaires. Des dizaines de personnels et structures médicales sont ciblés. Au 5 février 2018, selon des chiffres officiels, 789 cas de maladie à virus Ebola (735 confirmés et 54 probables) avaient été notifiés en sept mois, dont 488 décès. Dans les cinq mois suivants, ce bilan va presque quadrupler. Un an après l’officialisation de l’épidémie, près de 1 800 Congolais sont morts des suites de ce virus sur 2 700 cas.
« On n’a même plus le droit d’avoir mal à la tête »
En Afrique de l’Ouest, pour les épidémies d’Ebola entre 2013 et 2015, il y a aussi eu des actes de violences, des campagnes de désinformation aux attaques contre des structures de santé ou même du personnel « dans des zones où il existait déjà une défiance des populations à l’égard du gouvernement », rappelle l’anthropologue américaine Adia Benton. En Sierra Leone et au Liberia, précise-t-elle, « certaines populations croyaient vraiment que les informations qui étaient données à propos d’Ebola étaient fausses ou faisaient partie d’une conspiration qui les visait personnellement ».
Malgré des millions de dollars investis, la coordination de la riposte peine à contrôler la chaîne de contamination et à déployer suffisamment de moyens partout pour faire face à l’afflux de nouveaux cas. Quand l’épidémie a explosé dans les environs de Butembo, les équipes ont dû quitter Beni. Avec la recrudescence de cas dans le territoire du même nom, des renforts sont aujourd’hui nécessaires et envoyés de Goma et de Butembo. Quand ils ne sont pas à Kanzuli, ils doivent aussi se déployer dans d’autres aires de santé tout aussi difficiles d’accès comme Butili. La piste est si accidentée que les trois jeeps de la riposte peinent à se frayer un chemin, sous le regard inquiet de la population. Quand les véhicules parviennent à se garer, certains habitants fuient déjà.
Une vieille femme réagit mal à une question d’un agent de santé formulée dans un mauvais swahili et s’emporte : « On est tous vaccinés ici, il faut croire qu’on n’a même plus le droit d’avoir mal à la tête ou de vomir ». La cinquantaine passée, elle ne supporte plus le vocabulaire clinique de la riposte : « Ils parlent de ‘cas confirmé’ pour les malades, c’est ce mot français là qu’on ne supporte plus ». Un peu plus loin, un groupe de jeunes observe la scène avec beaucoup d’amertume. « Ces gens-là sont tous dans des hôtels huppés, ils ne voudront pas que l’épidémie s’arrête », marmonne en swahili un jeune homme affublé d’un maillot aux couleurs de la populaire équipe de Chelsea.
L’hostilité est d’autant plus forte que cas confirmé ou non, les habitants des zones touchées rapportent que recevoir la visite d’une équipe de la riposte change le regard de la communauté. Beaucoup d’habitants partagent encore trop souvent les mêmes points d’eau et installations sanitaires, ce qui facilite la propagation du virus.
L’émergence d’Ebola dans le nord-est de la RDC est venue renforcer la défiance au sein d’une communauté au tissu social déjà fragilisé par les conflits. Dans le territoire de Beni, depuis cinq ans, les personnalités apolitiques les plus proches de la population, les chefs coutumiers, les prêtres, les membres de la société civile sont ciblés, victimes d’assassinats, de kidnappings ou même parfois d’arrestations, des violations des droits de l’homme imputées par l’ONU principalement aux présumés ADF et autres groupes armés (55%) mais aussi très largement aux forces de sécurité (45 %).
« À chaque nouvelle épidémie, ils engagent des réformes et ne les terminent pas »
Malgré le déploiement d’anthropologues, l’OMS et son partenaire congolais ont été continuellement accusés, au cours de cette première année, de ne pas suffisamment associer les communautés locales et leurs représentants légitimes à la stratégie de la riposte. Là aussi, c’est une critique récurrente faite aux acteurs internationaux. « À chaque nouvelle épidémie, ils regrettent de ne pas avoir associé suffisamment vite les communautés locales, engagent des réformes, ne les terminent pas et surtout peinent à s’adapter au nouveau contexte dans lequel ils se trouvent », déplore l’anthropologue américaine Adia Benton.
Retour au centre de traitement de Kanzuli, des patients attendent les résultats de leurs tests. Le visage de Kahindo, 32 ans, est déjà marqué par la maladie. La jeune femme a vomi une dizaine de fois depuis le matin, elle présente aussi des maux de tête. Hospitalisée depuis quatre jours, elle ne parle couramment que le kinande et bredouille en swahili, pas assez pour comprendre ce qui lui arrive et les questions des experts de la riposte trop souvent originaires d’autres provinces du Congo.
Sans attendre les résultats des tests, ces derniers essaient de retracer son parcours depuis son village de résidence pour être prêts à intervenir en cas de confirmation. « Cela demande de la patience. Moi, je viens d’arriver et mon swahili n’est pas fluide », reconnaît l’un des enquêteurs. Lui plaide pour l’accompagnement de « relais communautaires » qui font office de traducteurs et aident à l’intégration des agents de la riposte et de psychologues qui continuent de faire cruellement défaut.
L’opposant Jules Vahikehya a longtemps travaillé pour la riposte, avant de se lancer dans la campagne électorale en vue des législatives de décembre 2018. Il fait partie de ces candidats dont le mandat a été invalidé par la Cour constitutionnelle « à la solde du régime de Kabila ». Le député déchu de Beni s’emporte moins contre l’État que contre les partenaires du Congo comme l’OMS, accusés de « contourner » le système de santé national pour créer un système parallèle qui engloutit des millions.
Ce fils du pays insiste pour une « meilleure gestion » du personnel local de santé, ceux sans qui « rien ne peut se faire » et qui seraient pourtant « presque oubliés » dans la stratégie de la coordination de la riposte. Depuis le début de l’épidémie, plusieurs grèves ont éclaté, les employés des centres concernés réclamaient le paiement de salaires ou de primes.
Sensibiliser pour « obtenir une meilleure remontée de l’information »
Depuis un an, l’équipe de la riposte a installé son quartier général permanent à quelques mètres de l’Hôpital général de référence de Beni. Pour y accéder, il faut non seulement se faire contrôler par les équipes de la sécurité, mais aussi accepter de se laver les mains au chlore et de faire contrôler sa température. Rien de très rutilant, deux bâtiments en dur et une paillote servent à réunir les équipes de la coordination de la riposte, agents du ministère de la Santé, experts de l’OMS et d’ONG médicales.
C’est aussi là que les journalistes ont l’obligation de faire viser leurs autorisations de reportage délivrées en amont par le ministère congolais de la Santé. Deux journalistes italiens viennent de Butembo et doivent passer sur le grill. L’agent proposé veut tout savoir : parcours, thématiques abordées, interlocuteurs à interviewer. Contrôler l’information fait aussi partie des préoccupations de la coordination de la riposte.
Dans l’un des bureaux, le docteur Gaston Tshapenda, un des coordonnateurs locaux à Beni, n’a qu’une obsession : faire baisser le nombre de décès d’Ebola dans les communautés, synonyme d’un risque plus élevé de propagation. « Tout notre message de sensibilisation vise à obtenir une meilleure remontée de l’information entre les ménages et les relais communautaires », assure-t-il. Mais il reconnaît aussi des problèmes de formations. « Certains centres de santé n’utilisent pas le protocole que nous leur avons remis », déplore-t-il.
Dans l’aire de santé de Kanzuli, il n’y a pas que des mauvaises nouvelles. Une jeune dame est alitée depuis deux jours, vomit et souffre d’intenses maux de tête. Son mari, inquiet, l’a amenée dès les premiers symptômes. Son test est négatif, la jeune femme est simplement enceinte et demande « quelques comprimés pour soulager son mal de crâne ». Elle sera encore gardée 24 heures pour observation, mais repart sans médicaments.
Ailleurs, les ONG médicales de la riposte comme MSF et Alima essaient de plus en plus d’offrir, au sein de leurs structures dédiées à Ebola, les soins de santé primaires pour faciliter les relations communautaires. Comme le recommandait la société civile aux premières heures de l’épidémie, la coordination de la riposte et des agences onusiennes associées comme le PAM commencent à se préoccuper des autres besoins de ces communautés délaissées par les services de l’État.
« Des confusions et d’une cacophonie préjudiciables » à la riposte
Au même moment à Kinshasa, à quelques jours du premier anniversaire de l’épidémie au Nord-Kivu, le ministre congolais de la Santé démissionne. Dans une lettre adressée au nouveau chef de l’État le 22 juillet 2018, le docteur Oly Ilunga lève le voile sur des dissensions au sein de la coordination de la riposte. Il dit avoir résisté à différents types d’ingérences depuis février et l’explosion du nombre de cas confirmés dans l’est du pays.
Félix Tshisekedi aurait, à plusieurs reprises, tenté de reprendre en main le dispositif anti-Ebola. L’ancien médecin personnel d’Étienne Tshisekedi, le père du nouveau président, « n’a pas su faire sentir la présence de l’État sur le terrain », explique l’un des proches de son fils Félix. Le ministre, issu du régime sortant, parle, lui, d’un décret signé à son insu, de l’importance de maintenir des « lignes de commandement clairement identifiées » ainsi que du risque « de confusions et d’une cacophonie préjudiciables » à la riposte.
L’ancien ministre est parti, dépité d’avoir perdu le contrôle de la coordination de la riposte au profit de son successeur, le professeur Jean-Jacques Muyembe, l’un des découvreurs d’Ebola au Congo et patron de l’Institut national de recherche biomédicale (INRB). Oly Ilunga n’avait pas apprécié non plus que l’OMS fasse de cette dixième épidémie d’Ebola une « urgence sanitaire mondiale » et dit redouter « la mise en place d’un système parallèle qui ne renforce jamais le système de santé existant ».
Le ministre sortant n’a pas su se faire entendre de Félix Tshisekedi qui lui s’est réjoui de cette annonce. Mais les remarques du ministre ont fait mouche dans l’opinion et notamment ses craintes quant à l’introduction d’un nouveau vaccin expérimental. « Depuis quelques semaines, des pressions de toutes parts tendent à en faire une crise humanitaire », écrit le docteur Oly Ilunga. « C’est une crise de santé publique qui intervient dans un environnement caractérisé par des problèmes de sécurité, de développement et de carences du système de santé ». En République démocratique du Congo, l’épidémie de rougeole a fait plus de morts en six mois qu’Ebola en un an.
Source : www.cameroonweb.com