Par John Semuha, Association des Togolais Libres ( ATOL)
Sans une profondeur historique, la confusion peut régner dans les esprits. A l’approche de la fête de l’indépendance, diverses opinions s’expriment, et diverses attitudes s’adoptent, certains Togolais allant jusqu’à vouloir oublier le 27 Avril 1960, date officielle de la proclamation de l’Indépendance du Togo. A quoi ont servi et servent ces indépendances si rien n’avait évolué et si rien n’évolue, se disent-ils ? N’avons-nous pas accédé à la souveraineté internationale pour régresser ? Peut-on, à priori, donner tort, surtout aux jeunes, si l’on considère l’état du Togo actuel ? Comment en sommes-nous arrivés à un tel état de dégradation ? La confusion la plus totale règne sur le mot indépendance au Togo ( et aussi dans bien de pays africains ). Un seul mot, trois réalités bien différentes. Nous avons :
- l’Indépendance totale (Ablode Blibo ) à laquelle un pays accède sans aucune contrainte subie, surtout de la part de l’ancienne puissance dominante ;
- l’indépendance néo-coloniale ( appelée au Togo indépendance Yombo ou indépendance-teinture ) où les formes extérieures changent sans que rien de fondamental ne change ;
- l’indépendance néo-coloniale armée ( ou indépendance Anasara ) : c’est une forme plus corsée de l’indépendance néo-coloniale où le Colon met un militaire ou un de paille comme masque et continue à opérer dans son (ancienne) colonie comme si aucun changement n’était survenu. Le Colon peut se permettre d’opérer dans sa colonie ( indépendante ! ) comme le renard dans un poulailler.
Faut-il souligner que de toutes ces indépendances, seule la première laisse l’opportunité à un pays de prospérer et qu’il est plus que rare de voir un pays soumis à l’une des deux autres échapper à la misère du Peuple et à la régression ?
Il n’est point besoin de faire beaucoup d’efforts pour se persuader que l’indépendance totale est la plus dure à conquérir. L’obtenir, et l’obtenir de la France gaulliste, revient à arracher la proie à un tigre. Beaucoup y ont perdu leur vie. L’histoire de la décolonisation fourmille d’exemples.
A la suite de la défaite du Japon qui occupait l’Indochine française, Ho-Chi-Minh proclame l’indépendance de sa patrie le Vietnam le 2 septembre 1945. Pour la France gaulliste tout nouvellement libérée du joug nazi, c’est un très mauvais exemple que cette indépendance auto-proclamée, d’autant plus inacceptable que le Vietnam était la plus rentable des colonies(riz, charbon, caoutchouc, etc ; la très prospère Banque d’Indochine dont la Banque de l’Afrique Occidentale n’était qu’une succursale) .
Que va faire le Général de Gaulle, chef du gouvernement français qui pense que les colonies sont indispensables à la reconstruction de la France épuisée par la colonisation et le pillage hitlériens ? Une politique de préservation de l’empire colonial à tout prix. . Il envoie en Indochine un moine-guerrier ( l’amiral Thierry d’Argenlieu, en religion le Père Louis de la Trinité ) qui fera bombarder le port d’Haiphong, causant 6ooo morts et embrayant les guerres d’Indochine, française puis américaine. Jules Roy, écrivain aviateur français en Indochine note : « Cogny [ général commandant les troupes françaises au Tonkin ] demandait à l’aviation d’attaquer au napalm, cette gelée de pétrole incandescent qui grillait les buffles et les hommes jusqu’à l’os et réduisait en cendres les bananiers et les bambous comme les paillotes. Tout à coup m’apparaissaient les atrocités que j’avais commises sur les villes allemandes, quand nos raids terrorisaient les habitants englués dans les caves tandis que les maisons s’écroulaient les unes sur les autres. »( Mémoires barbares, p384 ).
Qu’est-ce que l’Occident n’a pas essayé au Vietnam ? Un pays divisé en deux, les accords de Genève non appliqués (une « pause », dira Giap le commandant de l’Armée Vietminh ), suivie de la guerre américaine . 6 à7 millions de morts.+
Eh, oui ! le Vietnam est passé par tous les feux de l’enfer et après trente ans de lutte, parviendra à sa réunification et à une libération totale./
Une autre indépendance totale : celle de l’Algérie après une guerre de presque huit ans (1er nov 1954- juillet 1962 ) terminée par les accords d’ Evian.
Peut-on dans la lutte pour l’indépendance totale se permettre d’oublier la guerre à Madagascar (1947-1949) avec ses 90 000 morts et la guerre au Cameroun autour des années 1960 avec ses 300 000 à 400 000 morts, guerres qui n’ont pas abouti à la libération ?
Mentionnons ici deux pays d’Afrique du Nord, heureux d’accéder à la souveraineté internationale avant le retour de de Gaulle, le Maroc et la Tunisie , avec les indépendances obtenues en 1956 sous la IVème République Française.
La deuxième forme d’indépendance, la néo-coloniale, est la plus répandue en Afrique Noire Francophone.
La Guerre d’Algérie fait passer de la IVème à la Vème République Française avec, à sa tête le Général de Gaulle . Ce dernier , avec les guerres coloniales, prend conscience que l’empire français est condamné . Que va-t-il faire pour sortir la France du guêpier, du boulet des guerres coloniales ? Décoloniser sans décoloniser tout en décolonisant. Une véritable œuvre d’artiste !
Comment la réussir ? En dotant chaque enclos (territorial ) colonial d’un drapeau, d’un hymne, et surtout d’un président indigène choisi par la Métropole, encadré par des conseillers français et surveillé (ou patronné ) par l’ambassadeur de France. Les exemples abondent et le Gabon est présenté comme le cas le plus achevé. Suivons les Colons dans leur choix du président du nouvel état indépendant . Que remarquons-nous ? Leur favori est souvent déniché loin des zones côtières ( le génie politique fuit les côtes!), à l’intérieur d’une minorité ethnique regroupée sur une zone montagneuse reculée ou dans une forêt imposante.
Le cas du Togo est très intéressant à plus d’un titre, comme pays ayant connu les trois formes d’indépendances que seule l’ignorance politique peut prendre pour équivalentes.
A la fin de la Seconde Guerre Mondiale, les patriotes togolais regroupés dans le CUT (Comité de l’Unité Togolaise) et la Juvento réclament, conformément à une disposition de la Charte des Nations Unies la réunification des deux parties du Togo et l’indépendance du Togo français. Refus de la France . Les revendications nationalistes s’amplifient. Les Colons créent un parti concurrent, le Parti Togolais du Progrès (PTP) présidé par Nicolas Grunitzky, et vont tenter, par diverses manœuvres à l’ONU et au Togo de transférer+une indépendance Yombo (une fausse indépendance) à Nicolas Grunitzky. Toutes leurs tentatives échouent et lors d’un vote (non trafiqué ) organisé sous la supervision de l’ONU, les partis nationalistes conduits par Sylvanus OLYMPIO l’emportent largement . Contre la volonté des Colons et de la France, monsieur Sylvanus Olympio se retrouve à la tête du gouvernement qui va conduire le Togo à l’indépendance, une indépendance totale qui n’admet aucune entrave venant de la part du gouvernement français.
Un Togo indépendant sous la IVème République aurait eu une indépendance semblable à celle du Maroc ou de la Tunisie.
Tout le malheur du Togo, et du Togo actuel, vient de ce que le mois d’avril est suivi immédiatement du mois de mai, et que en ce mois de mai 1958, tout a changé à Paris. Charles de Gaulle qui avait quitté le gouvernement en 1946 se fait rappeler par les généraux pour garder l’Algérie et l’empire colonial à la France. Mais le de Gaulle de 1958 n’est plus tout à fait le de Gaulle de 1946. Sa politique indochinoise a échoué et s’est terminée par un désastre ; il faut donc libérer la France du fardeau colonial et ne conserver de l’empire que les intérêts essentiels : décoloniser sans décoloniser tout en décolonisant. Telle va être sa règle d’or.
Dans l’Afrique Noire prise par les Colons comme la dernière vache à lait à protéger à tout prix, le gouvernement Olympio va se heurter à l’hostilité systématique du gouvernement français. Le remboursement à échéances régulières de la dette coloniale du Togo n’y change rien. Le Togo fait porter sa part de 2% à 20% dans la Compagnie Togolaise des Mines du Bénin (CTMB), compagnie d’exploitation des phosphates du Togo contrôlée par la France. Colère à Paris ! Le Togo, face à un refus de subvention par la France, rachète avec ses propres économies, la seule compagnie d’électricité du pays (UNELCO). Colère à Paris ! Dans la conception gaulliste de l’ « indépendance » des pays d’Afrique Noire, une ancienne colonie ne doit pas se mouvoir à l’extérieur sans autorisation préalable. Sans passer par Paris, voilà le Président Olympio à Bonn en Allemagne sans interprète français pour l’accompagner ! Sans passer par Paris, voilà le Président togolais à Washington reçu par JF Kennedy. Colère à Paris ! L’idée germe au Togo d’un port pour remplacer le vieux wharf. La France s’y oppose, les études sont lancées en Allemagne ; Un état ne peut pas contrôler son économie’ sans avoir sa propre monnaie ou une monnaie sur laquelle il a une certaine souveraineté, « l’état contrôle la monnaie ou la monnaie contrôle l’état »disent les experts économistes ; le Togo souverain aspire à battre monnaie. Refus de Paris.
Le coup d’état du 13 janvier 1963, qui fut une surprise pour bien des Togolais, s’explique fondamentalement par deux conceptions bien différentes du. terme « indépendance » ;
Charles de Gaulle au Conseil des ministres du mercredi 16 janvier 1963 : « Ce pauvre Sylvanus Olympio était matois [ traduire : qui est rusé malgré une bonhomie apparente].Il voulait jouer au plus fin. C’était un homme d’Unilever. Il s’appuyait sur les Anglais. Il avait grandi dans l’opposition à la France. Une fois arrivé au pouvoir contre nous,…..il lui fallait tromper tout le monde. ». Propos que ne partage pas à l’Elysée un diplomate français courageux qui ne s’est pas abstenu de le faire savoir.
- Alain Peyrefitte [ Ministre du Général de Gaulle ] : « Roger Seydoux [ Haut-commissaire de France au Maroc et en Tunisie, puis plus tard ambassadeur de France à l’ONU ] : ne partage pas l’optimisme du Général sur ce « buvable » (Nicolas Grunitzky) qui remplace un « imbuvable » (traduire : insupportable, S ; Olympio ). Il m’a confié hier : « L’expérience nous a montré qu’il valait mieux s’entendre avec les durs, symboles et porte-parole de la fierté nationale, qu’avec les francophiles, qui sont les Glaoui (les fantoches) et qui préludent à une révolution devant laquelle ils n’offrent qu’un rempart fragile. » » (Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, p. 461, tome2, Fayard).
Sur la source réelle du coup au Togo, qu’est-ce qui a pu inspirer le diplomate Seydoux ? Une intuition ou mieux un renseignement ? Ou son expérience nord-africaine ?
Sylvanus Olympio assassiné, le Togo retombe dans la politique néo-coloniale que les nationalistes avaient lutté pendant des années pour éviter. La France ramène son vieux poulain Nicolas Grunitzky. Il ressemblait à un boxeur que l’on fait remonter sur le ring après un KO. Les ordres de Paris, Grunitzky n’arrivait pas à les imposer. De Gaulle : « Ce Grunitzky est très buvable pour nous mais il n’est pas assez énergique; » Un exemple : la France ne veut pas de port à Lomé. Grunitzky consulte l’ Assemblée Nationale où les forces patriotiques sont encore vives. Cette institution vote pour la construction du port par les Allemands, au grand dam de Paris.
Grunitzky jugé mou et contesté, les Colons vont travailler à changer de registre, à passer à une étape supérieure du néo-colonialisme, le néo-colonialisme armé avec la conduite des affaires du pays confiée à un conseiller ou à l’ambassadeur, ce que nous avons appelé l’indépendance anasara., la deuxième forme d’indépendance gaulliste.
Comment le Togo est-il passé d’une forme d’indépendance gaulliste à l’autre ? De manière très simple, comme on fait passer un train d’une voie à l’autre par un système d’aiguillage.
Chez les Colons, ses maîtres, le rendement de Grunitzky était jugé insuffisant. Et les premiers avaient sous la main l’un des soldats mercenaires qui, comme on accepte un pacte, avait accepté de prendre à sa charge dès les premiers jours, le méfait commis, soldat qui n’était pas à la tête des Insurgés, qui n’était pas le plus instruit du groupe, moins instruit que les Emmanuel Bodjollé, Janvier Tchango et autres.
Pour remplacer un homme des Colons par un autre homme des Colons, on envoya à Paris monsieur Barthélémy Lamboni , alors président de l’Assemblée Nationale, expliquer à de Gaulle que Grunitzky était usé, ne faisait plus l’affaire et qu’il fallait laisser le fauteuil présidentiel à l’ancien sergent promu lieutenant-colonel Etienne Eyadéma Gnassingbé. Substitution à Paris, apparence de coup d’état ou coup d’état(très ) doux à Lomé..
Idéologiquement, Grunitzky et Eyadéma sont dans le même wagon. Avec Eyadéma, le Togo devient un boulevard, mieux une autoroute néo-coloniale. Aidé par ses maîtres, Eyadéma restera 38 ans à la tête du Togo et laissera à sa mort un pays plus ruiné qu’il ne l’avait trouvé quand l’aventure commença. Revenu des guerres coloniales françaises trouver un Togo indépendant que ses maîtres n’aimaient pas, il avait , quand il le pouvait un certain temps, supprimé la fête-anniversaire du 27 avril et l’hymne national. Un homme cohérent en somme..
A sa mort le 5 février 2005, sa fortune personnelle était estimée à 4,5 milliards de dollars( une bonne partie tirée des revenus du port de Lomé), fortunée égalant trois fois la dette extérieure du Togo. Aidé de ses maîtres, il fit du Togo un pays très militarisé, mettant sur pied une armée mono-ethnique qui passa de 190 hommes en 1960 à 15 000hommes pour une population de 6 millions d’habitants, à comparer aux 30 000 hommes de la République démocratique du Congo avec ses 80 millions d’habitants.
A la mort d’Eyadéma, l’appareil de répression mis en place confia le fauteuil présidentiel à son fils comme dans une bonne monarchie. Le fils continue la politique du père dans un Togo de plus en plus appauvri.
Trois indépendances, un seul Togo ! Laquelle célébrer ? Une seule : celle de la lutte de nos aïeux et de nos pères, celle qui conduisit à la victoire électorale du 27 Avril 1958 pour aboutir à l’indépendance totale du 27 Avril 1960, la seule capable d’assurer l’essor et la prospérité du Togo, la seule pour laquelle il faut mobiliser le Peuple , la seule à restaurer !. ;:
Demander au Togo des Gnassingbé de travailler à la prospérité du pays, c’est comme demander à un pommier de produire des mangues. Nos mangues, nous ne les aurons que lorsque la nature de l’arbre aura changé. . …
L’Indépendance du Togo, ce n’est pas l’indépendance des Colons.
L’Indépendance du Togo, nous devons la célébrer parce qu’elle fut un temps une indépendance authentique, fruit de la lutte et des sacrifices de nos aïeux et de nos pères.
ABLODE GBADZA
Togo-Online.co.uk