Le soulèvement du 05 octobre 1990 a été un succès au sens de la liberté d’expression et d’association. Ce n’est pas un scoop. Par contre la Conférence Nationale a été un échec, dans la mesure où elle ne nous a pas permis de nous doter d’organes démocratiques qui auraient dû nous mettre à l’abris de toute tentative de détournement des Textes et Instituons de la République à des fins de conservation du pouvoir. On peut écrire des volumes sur la question des responsabilités et des culpabilités, mais il n’est pas certain que cela change quelque chose à nos problèmes actuels tant, de part et d’autre des maladresses, voire des fautes ont été commises dont les conséquences nous hantent encore aujourd’hui.
Les drames qui ont émaillé les manifestations du 19 août 2017 et des jours suivants étaient prévisibles, mais ceux qui la veille des événements tentaient d’appeler à la retenue étaient inaudibles, tant la tension était électrique face à la double détermination des uns à exprimer leur droit citoyen coûte que coûte et des autres à affirmer leur autorité pourtant bien entamée depuis bien longtemps. A la suite de ces drames, aussi bien le gouvernement que la coalition de l’opposition ont chacun produit « son rapport » documenté (images à l’appui) sur les atrocités qui ont été commises notamment dans la ville de Sokodé. Le but c’est de s’attirer les bonnes grâces de la communauté internationale en mettant en exergue la part des atrocités imputées au camp adverse. Mais avec le recul, qui peut sérieusement dire qu’il est sorti gagnant de cette offensive de charme morbide qui oblige à regarder des images insoutenables. Chacun a beau chercher à rejeter la responsabilité sur l’autre, le résultat c’est que nous étalons devant le monde entier notre incapacité à résoudre nos problèmes. Mais cela n’est pas, n’est plus, une surprise, en fait. Lorsque le mercredi 11 avril dernier, l’opposition avait décidé de reprendre les marches de protestation au grand dam du pouvoir qui tenta, visiblement sans grand succès, d’empêcher les militants d’envahir les rues, il sautait aux yeux que le dialogue a vécu.
Elargir le dialogue aux représentants de la diaspora et à plus de personnalités politiques et civiles
Un des enseignements qu’on pouvait tirer de l’évolution de l’actuel dialogue, c’est que la bipolarisation imposée ou subie n’est pas gage de réussite. Non seulement elle ne reflète pas la réalité de notre société mais, en plus, elle exacerbe le manichéisme et nous contraint à des indignations sélectives au risque de nous faire perdre notre humanité.
Il est encore temps pour nous ressaisir et poser la question fondamentale du type de société que nous voulons laisser aux générations futures. Encore faut-il en amont résoudre certaines incohérences telles que l’absence de la diaspora à la table des négociations ou l’apologie du manichéisme qui conduit à écarter toute voix discordante. Le recensement et le vote de la diaspora figurent en bonne place dans les revendications de l’opposition. De son côté le gouvernement a multiplié ces dernières années des programmes spécifiques en faveur d’une plus grande implication de la diaspora dans le développement du pays. Pourtant la diaspora n’est pas représentée en tant que telle à la table des négociations, à moins de considérer qu’elle puisse l’être paradoxalement par des personnes qui, il n’y a pas longtemps encore, s’opposaient avec force arguments au vote de cette même diaspora.
On peut aussi regretter la suspicion généralisée qui fait que nous avons du mal à nous écouter au-delà de nos étiquettes alors que c’est le moment ou jamais de tirer meilleure partie de nos compétences et expériences respectives.Par exemple, on peut aimer monsieur Fambaré Natchaba ou non, mais on a tort de ne pas vouloir l’écouter lorsqu’il a dit qu’á son avis la crise togolaise pourrait se régler par un coup de fil entre le Chef de l’Etat et le Chef de fil de l’opposition. À défaut du numéro de téléphone du Chef de l’Etat, on pouvait composer celui de Natchaba lui-même, histoire d’en savoir plus sur ses motivations. Il ne faut pas oublier que ce fidèle d’entre les fidèles d’Eyadéma a été à deux doigts de successeur à son maître. Un autre exemple dans ce propos est le cas de maître Jean Yaovi Dégli. Outre le fait qu’il fait partie de personnes ayant joué un rôle important avant, pendant, mais aussi après la Conférence Nationale, maître Dégli a fait ces derniers temps des sorties médiatiques auxquelles on devrait prêter une oreille attentive, notamment à cause de ses analyses de la genèse de la Constitution de 1992 et des limites de celle-ci vis-à-vis des défis du moment. On n’est bien sûr pas obligé de partager toutes les solutions qu’il préconise et encore moins ses critiques parfois au vitriol contre les « dialogueurs », ses propositions n’en sont pas moins dignes de figurer au catalogue de négociation dans le cadre d’un dialogue sincère entre hommes d’Etat responsables soucieux de mettre leurs connaissances et leurs expériences au service de l’intérêt commun et non de défendre des fanions politiques comme c’est le cas actuellement.
S’inspirer des journalistes togolais
La classe politique togolaise pourrait prendre exemple sur nos compatriotes journalistes qui, bien qu’étant de convictions politiques différentes, se retrouvent une fois par semaine dans l’émission-culte Taxi-Presse, la grande messe du vendredi où chacun des éditorialistes invités exprime librement ses points de vue sur l’actualité politique nationale. Et ce n’est là qu’un exemple. D’une manière générale la presse a réussi sa mutation malgré les nombreux obstacles qu’elle a dû affronter et auxquelles elle continue d’ailleurs de résister. Ce que les journalistes ont réussi sans aucune aide extérieure, les politiques n’ont pas le droit de ne pas le réussir alors qu’ils bénéficient, eux, d’une facilitation sous le haut patronage de Nana Akufo-Addo. Je présume que nous sommes suffisamment lucides pour savoir que, même s’il en avait les moyens, le président ghanéen est lui aussi assez lucide pour ne pas se mêler de nos affaires au point de vouloir nous imposer sa solution à lui, si tant est qu’il en ait une. Nous devons sortir de notre attitude pavlovienne à regarder avec une envie teintée de gêne tout ce qui se passe ailleurs pour nous concentrer sur nous-mêmes.
Parce qu’aucun observateur étranger, aucun éditorialiste étranger, aucun juriste étranger, bref personne de l’extérieur n’analyse nos problèmes politiques mieux que nous-mêmes, alors personne mieux que nous-mêmes ne peut en apporter des solutions à notre place. Nous avons le pays que nous avons, nous avons les citoyens que nous avons, nous avons les ethnies que nous avons et, par ricochet, nous avons les politiciens et les élites que nous avons. Nous ne pouvons rien changer à tout cela, ce n’est d’ailleurs pas nécessaire. Ce que nous devons faire c’est d’apprendre à nous accepter tels que nous sommes et à nous parler sans apriori en ayant en tête le souci de construire notre « Vivre ensemble » conforme à notre histoire et à notre rêve.
Et si Victor Komlan Alipui avait raison !
Dans le Togo profond, notamment au sein des communautés villageoises et même dans les villes le citoyen est tiraillé entre les autorités multiples que sont les préfets, les maires ou ce qui en tient lieu, les conseillers municipaux et préfectoraux, les « chefs traditionnels » dont certains ont été catapultés chefs-cantons avec une légitimité sujette à caution dans beaucoup de cas, les chefs religieux qui disent le droit dans certains cas et de façon tout à fait illégale, etc. Ajoutez à cela ceux que l’on appelle les cadres ou les élites qui exercent un réel pouvoir de notables dans leurs régions d’origine respectives et vous avez un véritable bazar politico-administratif que plus personne ne comprend, mais duquel chacun tente de tirer le meilleur pour soi, et tant pis pour les autres. Une bombe à retardement sociale et politique, en somme. Dire que c’est l’anarchie totale serait exagéré mais si on ne fait rien l’anarchie s’installera inévitablement. Faut-il rappeler par exemple que l’élément catalyseur des soulèvements dans certaines régions de Tchaoudjo et Assoli a été la réforme des collectivités territoriales et les anachronismes qu’elle a engendrés quand il s’est agi de désigner les chefferies.
Un compatriote avait bien compris la gravité de la situation. Il s’agit de l’ancien ministre Victor Komlan Alipui, fondateur du GRAD (Groupe de Réflexion, d’Action et de Développement). Dans un article publié en octobre 2012 sur son site internet, le CVU (Collectif pour la Vérité des Urnes) faisait l’écho d’un papier du GRAD qui suggérait «au pouvoir, à l’opposition togolaise et, au-delà, à tout le peuple togolais qui est le vrai détenteur de la souveraineté nationale, une démarche et une procédure qui doivent conduire et aujourd’hui et maintenant à l’élection d’une Assemblée constituante pour élaborer une nouvelle loi fondamentale ». Il ne semble pas que les idées d’Alipui aient reçu l’attention qu’elles auraient dû mériter. Certains diront que 2012 c’est déjà bien loin derrière et qu’il faut qu’on avance. Toujours est-il que les conclusions du GRAD sont encore d’actualité et qu’elles peuvent être une contribution au débat sur la construction de notre nation.
En guise de conclusion
Ceux qui dirigent le pays doivent être en mesure d’accepter les critiques, même les plus injustes à leurs yeux, sans tomber dans la caricature. Il est indispensable de dépasser les formules du genre « tous des assassins » ou « tous des djihadistes » afin d’instituer dans le pays une atmosphère d’apaisement garantissant la présence physique à toute personne qualifiée pour s’asseoir à la table des négociations. Le traitement réservé aux populations dans les villes de Sokodé, Bafilo et Mango où les manifestations sont systématiquement interdites depuis le 19 août 2017 ne s’explique pas. Si le gouvernement a pu justifier l’interdiction des manifestations par la nécessité de prendre des mesures de sécurité urgentes, le fait que les enquêteurs n’aient jusqu’à ce jour pas retrouvé les fameuses armes arrachées aux forces de l’ordre à Sokodé soulève des interrogations quant à la compétence de ces enquêteurs. En tout état de cause, il n’est pas admissible de faire subir une punition collective aux populations des villes concernées. Il faut donc au plus vite organiser dans ces villes une rencontre citoyenne pour une discussion franche et sincère entre les forces vives (partis politiques, associations, autorités traditionnelles et religieuses, forces de l’ordre, les préfets et les maires) en vue de signer un code de bonne conduite qui garantisse à chacun et à tous l’expression pacifique des opinions politiques.
Tout accord ne vaut que par la volonté et la détermination des signataires à le mettre en application, quitte à lui apporter des correctifs en cours de vie si nécessaire. Il faut par conséquent repenser tout le processus actuel si nous voulons mettre fin, une bonne fois pour toute, à la spirale de la violence perlée d’accords politiques mort-nés. Il doit être clair pour tout le monde que, placer très haut la barre avant d’entrer en négociation est une pratique somme toute banale. Ce qui l’est moins c’est de s’arc-bouter sur ses certitudes pendant la négociation puisque le résultat logique c’est le blocage. Au lieu donc de continuer tête baissée dans ce cul-de-sac dans lequel nous avons, sciemment ou non, engagé l’actuel dialogue, il serait bénéfique d’opérer un changement de paradigme axé sur une véritable refondation de l’organisation politique de notre pays afin de mettre en place des institutions inspirées de notre histoire, de nos ethnies, de notre jeunesse, de notre géographie, bref, de notre x et de notre y, mais surtout pas de clonage de textes d’inspiration européenne qui conduisent inévitablement à un dualisme ingérable, lequel au final caricaturent et infantilisent nos valeurs africaines et togolaises, détruit nos structures taxées de traditionnelles, sans jamais nous offrir les « mille et une nuit » qu’on nous promet dans la célèbre formule « gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple ». Nous avons besoin, en Afrique et au Togo en particulier de solder une bonne fois pour toutes, le fardeau de l’héritage colonial que nous trimbalons depuis des décennies. Au Togo, notre Constitution, puisque c’est le terme convenu, doit être réécrite de fond en comble dans le cadre d’Etats généraux graduels au niveau des collectivités territoriales puis au niveau national. Et dans ce processus la diaspora doit avoir sa place dans la même forme que celle qui sera retenue pour les compatriotes sur le territoire national.
Les prochaines élections présidentielles auront lieu en 2020 si l’on s’en tient au calendrier actuel. Ce calendrier est certes controversé, mais si au bout du compte, opposition et gouvernement arrivent à un accord pour le maintien de ce calendrier, nous aurons deux bonnes années devant nous pour nous atteler à la tâche et surprendre le monde entier en adoptant des solutions audacieuses qui résisteront aussi bien au temps qu’à tout appétit de pouvoir.
Moudassirou Katakpaou-Touré
Francfort
mai 2018
27Avril.com