Quand un groupe d’échoués de guerres coloniales avec à leur tête un certain sergent-chef Étienne Eyadéma, plus tard Gnassingbé, s’emparèrent du pouvoir d’état, ils n’avaient aucun soutien populaire. Ils n’avaient qu’un moyen pour soumettre le peuple, la dictature. Pour y arriver il fallait le diviser en le classant dans trois cercles concentriques.
Le cercle intérieur, le plus petit, le noyau, c’est le peuple kabiyè. Le niveau politique des populations à peine sorties de la colonisation étant bas, il était facile de faire croire à ce peuple que Eyadéma étant kabiyè, il avait pris le pouvoir pour lui.
Le second cercle, appelé Nord, était composé de l’ensemble des peuples du Togo allant des Agnanga d’Anié aux Moba de Dapaong.
Le troisième cercle, connu sous le nom de Sud, comprenait le reste des Togolais et, principalement, les Ewé et les Mina.
Pour le régime militaire, conscient de sa culpabilité dans l’élimination du président Sylvanus Olympio originaire du Sud, être opposant au régime quand on est du Sud, est chose naturelle. Aussi est-il aux anges quand un homme du Sud accepte de travailler avec lui. Le poste de Premier ministre ne lui est-il pas destiné de manière permanente ?
En revanche, être opposant quand on est ressortissant du Nord, c’est un délit qui vous coûte la coupure de votre bourse si vous êtes étudiant(e), ou l’impossibilité de trouver un emploi dans la Fonction publique. Si vous êtes Kabiyè et que vous osez vous opposer au régime, vous êtes considéré comme un traitre qui mérite la prison ou la mort, au mieux l’exil.
C’est ainsi que fonctionne le régime militaire avec à sa tête les Gnassingbé depuis 1967. Pourtant dieu sait combien le sang du peuple kabiyè bouillonne contre ce régime depuis le 19 août 2017. Mais afficher son opposition politique c’est signer son arrêt de mort en pays kabiyè. Tout le monde se rappelle comment un groupe de militants du PNP réuni dans un domicile privé à Kara a été traité par des militaires et des miliciens aux ordres du Préfet de Kara.
Une grève n’est pas un acte politique, donc n’est pas une contestation du pouvoir politique. C’est un acte dont le but est la résolution d’une situation sociale ponctuelle par un département ministériel quand il s’agit de l’Administration publique. Même ce droit élémentaire n’est pas reconnu au travailleur en pays kabiyè. Dans toutes les préfectures du Togo, la grève des 13, 14 et 15 mars 2018 a été effective ; aucun gréviste, aucun membre de la Coordination des syndicats de l’éducation du Togo (CSET) n’a été inquiété sauf dans la Préfecture de la Kozah, cœur du pays kabiyè. Ici, la gendarmerie est allée dénicher chez eux certains enseignants, les brutalisés et en a déféré à la prison civile de Kara.
Parmi ces enseignants arrêtés pour « délit » de grève, il y a cette institutrice dont j’ignore le nom et que je me permets de nommer Pierrette pour son courage hors-norme. Frappée sauvagement comme ses camarades d’infortune, elle était au bord de la perte de connaissance. On l’a alors transportée à l’infirmerie de la gendarmerie. Là-bas, en la voyant presque sans vie, un des tortionnaires a ordonné qu’on lui torde le coup pour l’achever. Heureusement pour elle, un autre gendarme qui l’a reconnue a empêché l’exécution de l’ordre ; elle est l’épouse d’un autre gendarme.
Pierrette mérite notre admiration parce, malgré le risque qu’elle court en étant encore sur un lit d’infirmerie à la solde de ses potentiels tueurs, elle a rendu publique son histoire, comme un testament.
Pierrette mérite notre admiration parce qu’elle promet que guérie, elle ne va pas faire ce que beaucoup d’entre nous feraient à sa place, chercher à éliminer celui qui a voulu l’éliminer, mais elle a promis de porter plainte en justice. Une telle attitude montre qu’elle a foi en l’homme : amener la justice à condamner l’assassin potentiel c’est l’empêcher d’attenter ou de cesser d’attenter à la vie d’autres personnes, c’est aussi lui donner la chance de s’amender. Par sa déclaration Pierrette prouve qu’elle fait confiance à la loi, qu’elle peut être une citoyenne modèle d’un État de droit, qu’elle porte en elle les germes du Togolais nouveau auquel nous rêvons tous.
Pierrette et ses compagnons d’infortune sont des victimes de la répression commencée depuis le 19 août. Depuis cette date tout acte de revendication d’un droit social est vu par le régime comme une remise en cause de sa politique. Pierrette et ses amis ne l’ignorent pas. S’ils ont malgré tout défié le pouvoir, ils se sont comportés en martyrs. Pierrette l’a dit, elle-même, dans son audio. Si elle ne sortait pas vivante de cette aventure, elle ne le regretterait pas parce qu’elle aurait donné sa vie à son peuple en lutte contre la tyrannie. Beaucoup de nos sœurs et frères de la Kozah sont des Pierrette.
Zakari Tchagbélé
27Avril.com