Dans leur dernière chronique intitulée « Émotions et sentiments en politiques ? », les deux universitaires, Maryse Quashie et Roger Folikoue, fustigent les postures d’hypocrisie et appellent à remettre la dignité humaine au cœur des relations entre les États et dans les institutions internationales. Bonne lecture.
CITE AU QUOTIDIEN
ÉMOTIONS ET SENTIMENTS EN POLITIQUE ?
Quelle différence entre les généraux birmans qui tuent leurs concitoyens protestant à cause du coup d’état contre le gouvernement régulièrement élu et le Comité Militaire de Transition du Tchad qui réprime ceux qui veulent manifester contre le coup d’état militaire du 19 avril 2021 ?
Quelle différence entre le gouvernement israélien qui tue sans distinction militants du Hamas, simples citoyens, femmes et enfants palestiniens (plus de 200 morts dont 64 enfants, le 20 mai 2021), au nom de la lutte contre le terrorisme, et le gouvernement syrien qui a bombardé les habitants d’Alep sans distinction, au nom de la lutte contre les rebelles ?
Pourtant les réactions au plan mondial ont été bien différentes : relative indulgence pour Israël et le CMT, et remontrances sévères à l’endroit des gouvernements birman et syrien. Les citoyens palestiniens seraient-ils moins dignes d’amour que les citoyens syriens ?
En 2021, au Tchad, après le décès du président en cours de mandat, son fils est installé par les militaires. La communauté internationale, spécifiquement celle des pays africains, ne dit pas mot, de la même façon qu’elle a accepté un procédé pareil au Togo en 2005. Mais alors pourquoi une telle levée de boucliers lors du coup d’état du 18 août 2020 au Mali ? Et pourquoi un Comité militaire pour conduire la transition au Tchad avec le soutien de la fameuse communauté internationale et surtout la détermination des présidents de la CEDEAO qui avaient montré tant de réticence pour la présence des militaires dans le pilotage de la transition malienne ?
L’arbitraire serait-il devenu un élément constitutif de l’Etat de droit démocratique proclamé comme profession de foi d’une modernité politique qui veut s’universaliser ? Les militaires Maliens, convaincus de voler au secours de citoyens assoiffés d’alternance, seraient-ils moins dignes d’amour que ceux du Tchad et du Togo ?
C’est une question mal posée nous diraient certains : pourquoi parler d’amour, de sentiments en politique ? Pour ces personnes, la politique serait le domaine où doit régner un froid réalisme. Mais alors, qu’est-ce qui a animé les hommes politiques du monde, au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, et les a poussés à transformer la SDN en ONU, à faire adopter la Déclaration universelle des Droits de l’Homme : un froid réalisme ou l’indignation face aux massacres commis par le nazisme, la désolation face à des pays européens en ruines ? Le 9 mai 2021 on a célébré la fête de l’Europe, n’est-ce pas pour qu’on n’oublie pas les fondements de cet espace politique, socioculturel et économique ? Et le silence à propos de ce qui se passe au Moyen-Orient, n’est-ce pas parce que l’ONU n’est plus le lieu d’une juste indignation lorsqu’on fait prévaloir le droit de l’Etat d’Israël à se défendre sur le droit à la vie des femmes et enfants palestiniens ? Finalement, n’est-ce pas la colère qui montait à travers les manifestations organisées dans le monde qui commence à faire bouger les choses ? En quoi l’ONU serait-elle encore une institution juste et crédible ? Et sur notre continent ?
Ce qui se passe en Afrique ne révèle-t-il pas l’impuissance de l’Union Africaine, née à la suite d’une crise de l’Organisation de l’Unité Africaine, créée pourtant dans l’enthousiasme par les tenants du panafricanisme dont Kwame N’KRUMAH ? Ne peut-on pas aujourd’hui reprocher à l’UA ce que Thomas SANKARA disait avec colère : « L’OUA telle quelle existait ne peut pas continuer… L’Afrique est face à elle-même avec des problèmes que l’OUA réussit toujours à contourner en remettant leur résolution à demain. » Et pouvons-nous conserver un froid de glace face aux options de la CEDEAO, créée le 28 mai 1975 pour favoriser l’intégration ouest-africaine, au plan économique mais aussi pour promouvoir la paix, et qui est devenue un “club de chefs d’état” incapable de veiller à l’application de son propre Protocole Additionnel sur la démocratie et la bonne gouvernance du 21 décembre 2001 ? On le voit, le mois de mai 2021 a été riche en commémorations diverses mais ce qui a retenu l’attention des Africains, c’est le sommet du 18 mai 2021.
En fait c’est encore un sommet France-Afrique des chefs d’Etat pour se pencher sur le cas de l’Afrique. Chère France qui se penche avec amour sur le cas de l’Afrique appauvrie par la crise sanitaire ! Cependant,
– si on nous aimait tant, pourquoi ne pas nous avoir aidés durant la crise sanitaire elle-même à améliorer nos structures sanitaires, à prendre en charge les plus pauvres qui n’arrivaient plus à se nourrir ; pourquoi n’avoir pensé à nous que pour nous faire don des vaccins Astra Zeneca boudés par les Français ?
– Si on nous aimait tant, pourquoi faire ami/ami avec ceux qui sont la source de notre pauvreté, ceux qui remplissent leurs comptes en banque en s’accaparant des richesses de nos pays, ceux qui font gonfler les flux financiers illicites jusqu’à 88,6 milliards de dollars par an selon la CNUCED (Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement) ?
Si on nous aimait nous ferait-on, à la fin du sommet du 18 mai 2021, l’aumône de dettes supplémentaires qui vont peser sur le dos des plus pauvres encore une fois ?
– Si on nous aimait pourquoi reconnaître les résultats d’élections truquées portant à la tête de nos pays pour un troisième, quatrième mandat ceux qui nous privent de liberté de parole et de manifestation, ceux qui nous molestent et nous briment dès que nous osons élever la voix ?
De fait nous ne demandons même pas à être aimés, nous tenons à être respectés (le respect que vous accordez à l’humain qui est en vous et que vous reconnaissez aux citoyens des pays en Europe et enfin au nom duquel vous ne pouvez pas tout faire). En effet nous ne voulons pas qu’on insulte notre intelligence en pensant que nous croirons que :
– c’est de la philanthropie que de vouloir le développement économique de l’Afrique alors que toute cette agitation c’est simplement parce que sans l’Afrique, la France ne peut pas s’en sortir ;
– c’est dans notre intérêt qu’on veut nous faire cadeau des Droits de Tirage Spéciaux du FMI, alors que nous connaissons les cadeaux tels que les Programmes d’Ajustement Structurels qui ont détruit nos systèmes sociaux de santé et d’éducation dans les années 1980 ;
– c’est reconnaître notre valeur que de projeter de réunir à Montpellier une certaine société civile composée d’intellectuels dont nous doutons de la vraie motivation, pour discuter avec paternalisme de notre avenir sans nous.
On pourra nous dire que le monde actuel ne saurait s’accommoder de notre idéalisme et de nos bons sentiments. Et nous répondrons qu’il existe bien des gens qui ne s’engagent que sur la base de la recherche de l’argent ou sur un autre sentiment qui est le désir de domination. De ce débat, eux aussi sont partie prenante. Mais nous savons que l’histoire finit toujours par les mettre à nu et reconnaître la qualité de l’engagement enraciné dans des valeurs telles que l’amour de la patrie et le respect d’autrui, l’indignation devant l’injustice et la juste colère devant les obstacles placés sur les chemins du développement de l’Afrique.
Remettre la dignité humaine dans les relations entre tous les citoyens, les Etats et aussi dans les institutions internationales, c’est accepter de se laisser toucher par les situations de détresse, d’injustice et d’exploitation pour construire une autre politique, celle qui sait que l’émotion permet de s’indigner afin de mettre la raison en mouvement pour trouver des solutions acceptables, durables et justes pour le bien de tous.
Lomé, le 21 mai 2021
Source : icilome.com