Togo-Manipulation et récupération : Comment « l’opposition radicale » est devenue une arme aux mains du régime

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« Partout où les étudiants discutaient politique, notre rôle était de nous présenter comme des opposants radicaux et de tenir des propos hostiles surtout contre les gens du nord; il fallait à chaque fois répéter qu’ils allaient rentrer chez eux avec des kpono-kpètè. Nous étions bien payés pour ça ». Anonyme, étudiant à l’Université de Lomé dans les années 90. 

« Tout ça pour ça !», pourrait-on dire par rapport au parcours ambiguë des mouvements politiques dit de l’opposition radicale au Togo. Depuis les débuts de la démocratisation, s’il y a une étiquette qui est spécialement prisée dans les rangs de l’opposition togolaise, c’est celle de « l’opposant radical ». Dans les discussions entre opposants, ceux qui revendiquent cette étiquette se considèrent, à tort ou à raison comme les « vrais opposants », ceux dont l’attitude tranche avec les autres opposants jugés trop mous, ceux qui sont capables de mettre fin au cauchemar imposé aux Togolais par le régime militaire depuis 1963.

Il s’avère que ce terme a de tout temps été une arme de destruction aux mains du régime, un véritable poison pour l’aboutissement de la lutte pour le changement politique.

Dans les années 90, au cours des discussions et débats politiques entre étudiants dans les résidences de l’Université du Bénin (ancien nom de l’Université de Lomé), il était courant d’entendre certains étudiants tenir des propos haineux visant les membres d’un groupe ethnique ou d’une région du Togo. La formule qui revenait en boucle était qu’avec la fin du règne d’Eyadéma, les membres de tel groupe ethnique ou ressortissants de telle région « rentreraient chez eux avec des kpono-kpètè (sacs plastiques de 25FCFA) ». En d’autres termes, cela signifiait que l’arrivée d’un parti d’opposition au pouvoir sonnerait le glas du vivre ensemble, chaque Togolais vivant dans une aire géographique propre à son groupe ethnique. Ces propos indignaient les étudiants de toutes les origines ethniques, mais cela avait un effet particulièrement démobilisateur sur les étudiants proches de l’opposition et issus des groupes ethniques ou des régions indexées.

Pourtant, les auteurs de ces propos étaient des étudiants qui se revendiquaient d’un parti dit de l’opposition radicale, (l’UFC de Gilchrist Olympio), qui assistaient aux réunions de ce parti, qui portaient les T-shirts de ce parti comme signe de fierté, mais aussi de défiance vis-à-vis du régime, au cœur même du quartier Adéwi (Tokoin-Doumasséssé), fief des miliciens du régime. 

Eh bien il s’avère que ces soi-disant étudiants « opposants radicaux » étaient en réalité des agents provocateurs payés par le régime pour jouer ce rôle.

A la fin de nos études, alors que la plupart de notre promotion cherchait encore ses repères, ces fameux opposants radicaux de l’UFC menaient la belle vie : voitures, villas, nanas, voyages à l’étranger, etc. Pour moi, ils avaient sans aucun doute « rejoint » le régime. Mais ayant poussé la curiosité en m’entretenant avec l’un d’entre eux, il révéla que depuis le campus universitaire, lui et un grand nombre d’étudiants soi-disant de l’UFC roulaient en fait pour le régime. Les propos hostiles, haineux qu’ils tenaient contre les membres de certains groupes ethniques ou les ressortissants de certaines régions faisaient partie d’un discours bien rôdé, dont l’objectif était de décourager les étudiants issus de ces groupes ou régions à soutenir les partis d’opposition, notamment l’UFC.En tenant ces discours haineux, il devenait possible à ces soi-disant étudiants opposants radicaux d’associer l’UFC avec la xénophobie et la vengeance contre les membres d’un groupe ethnique ou les natifs d’une région.

Nul doute que la mayonnaise prenait, car lorsque les étudiants issus des régions indexées se retrouvaient, ce sont ces propos haineux-là qui dominaient leurs débats. Même si cela ne poussait pas nécessairement ces étudiants dans les bras du régime, les faire douter des intentions de l’opposition était suffisant. Une fois que le doute est semé dans les esprits des étudiants (intellectuels) de la région ciblée par les propos haineux, on pouvait facilement les empêcher de devenir les courroies de transmission du véritable message du parti d’opposition.

Mon interlocuteur poursuivit : « La bourse des étudiants c’est combien ? 21.600 FCFA par mois. Eh bien nous on gagnait 30, 40 ou 50.000 FCFA par mois. Aujourd’hui, nous avons été engagés directement dans la fonction publique et nous sommes répartis dans les différents services pour continuer le même boulot. Nos collègues pensent que nous sommes de l’UFC. »  

Notre discussion avait eu lieu en 2002.

Parallèlement ou à la suite de l’UFC, le régime et ses relais ont eux-mêmes catégorisé certains partis comme étant de l’opposition radicale, et poussé des journalistes et leaders d’opinion à présenter ces partis comme tels. Pourquoi ? Afin d’appliquer contre ces partis le même schéma de déstabilisation par agents provocateurs que celui qui avait été utilisé contre l’UFC.

En 2017, face à la déferlante vague de protestations lancée par le PNP, un autre parti présenté comme étant de l’opposition radicale, le régime fit recours aux mêmes manœuvres de personnes payées pour tenir des propos haineux, tribalistes, régionalistes et discriminatoires visant à discréditer ce parti.

Les plus illustratifs de ces propos furent des audio dans lesquels les auteurs – payés par le régime – se présentant comme sympathisants de ce parti juraient qu’ils avaient constitué « un groupe recevant une formation armée à la frontière entre le Ghana et la Cote d’Ivoire » qui viendrait en finir non pas avec le régime, mais plutôt avec les membres d’un groupe ethnique. Dans une autre vidéo présentée et commentée par le ministre de la sécurité en personne, un maître d’école coranique incitait ses élèves à maudire Faure Gnassingbé (en langue Hausa, curieusement). Enfin, l’autre épisode et pas des moindres concernait un agent provocateur du régime basé en Europe qui, la main sur le Coran (livre saint des musulmans), jurait qu’il disposait de toute la logistique et les soutiens nécessaires pour préparer un renversement du régime ; il fixa même la date de sa fameuse opération au mois de novembre 2019, afin que l’ennemi se prépare à partir de lui-même (rires). Le régime en profita pour arrêter plus d’une centaine de personnes qui avaient simplement commenté les propos de cet agent provocateur dans les groupes WhatsApp.

Les politologues ont étudié le retournement des opposants radicaux et ont conclu que cela est plus facile qu’on ne le croit. Dans le cas du Togo, le régime a utilisé cette étiquette d’opposant radical pour discréditer puis neutraliser un parti d’opposition, l’UFC, en utilisant les positions supposées de ce parti, en lui prêtant des propos et des discours qui cadrent avec lesdites positions.

Le radicalisme est une réponse toute humaine à une situation qu’on perçoit comme injuste. Si cette situation est circonstancielle, le radicalisme pourrait jouer un rôle dans la résolution du problème. Mais si la situation est structurelle, la résolution du problème prendra du temps, et donc le radicalisme a toute les chances d’être perçu comme un problème, en plus du problème initial.

L’étiquette d’opposant radical, c’est bon pour notre ego, pour témoigner d’une fermeté vis-à-vis d’un adversaire comme le régime militaire RPT-UNIR qui ne connait que la violence comme outil de gouvernance, ou pour nous sentir généralement plus valeureux par rapport à d’autres opposants. Cela n’a toutefois aucun lien avec l’efficacité d’un opposant sur le long terme, et il est peu productif qu’un parti surfe là-dessus aussi longtemps que le régime RPT-UNIR sera à la tête du pays. Le fait que l’UFC ait revendiqué cette étiquette pendant deux décennies pour finir par se jeter dans les bras du régime prouve à suffisance que s’il y a une chose qu’il est facile à faire pour le régime togolais, c’est de neutraliser un parti dit d’opposition radicale.

Je ne dis pas que tous les opposants doivent rejoindre les partis d’opposition dite « modérée » ; il faut tout simplement donner un autre motif de fierté à l’opposition que le terme « radical », car en fin de compte, le régime a déjà l’antidote de cet adjectif. « Opposant radical » est un concept édenté et dompté par le régime.

A. Ben Yaya

New York, 12 février 2022

Source : icilome.com