Depuis le 19 août, les manifestations massives se multiplient dans les grandes villes du Togo, tant au Nord et au Centre qu’au Sud. Les manifestants en accord avec l’ensemble des partis politiques de l’opposition, CAP2015, Groupe de Six, CAR, PNP et Santé du Peuple[1] réclament la fin de 50 ans de dictature et le retour à la Constitution de 1992 « avec toutes ses conséquences »[2], constitution qui limitait le nombre de mandats présidentiels à deux, en précisant, à l’article 59, « En aucun cas, nul ne peut exercer plus de deux mandats. ».
Faure Gnassingbé, arrivé au pouvoir en 2005 par un coup d’Etat militaire et constitutionnel suivi d’un massacre[3], tente d’imposer une « remise à zéro de son compteur » de mandats[4] pour se représenter pour un quatrième mandat en 2020, en contradiction avec la logique de la limitation du nombre de mandats en usage pour la démocratisation de l’Afrique. Le président provoque un nouveau conflit, après la suppression de la limite au Rwanda et au Congo Brazzaville en 2015, après le troisième mandat imposé par Pierre Nkuruziza au Burundi, et le recul de Joseph Kabila, contraint de respecter la limitation, au Congo Kinshasa.
L’Accord politique global de 2006 (APG) imposait au président togolais un retour à la limitation à deux mandats présidentiels et à l’élection présidentielle à deux tours. Depuis 2005, il essayait de faire oublier cet accord tandis que l’attention des Nations Unies, de la CEDAO ou de l’Union européenne, se portait sur les processus électoraux, censés renforcer la démocratie. Mais, en 2005 et en 2010, les résultats des présidentielles ont été inversés. En 2015, la CENI n’a pas terminé la vérification des procès-verbaux de la présidentielle. En 2007 et 2013, le parti RPT-Unir s’est appuyé sur un découpage électoral très déséquilibré pour garder la majorité à l’Assemblée nationale. En 2013, 14 000 voix suffisaient pour élire un député Unir, contre 30 000 pour un député du Collectif Sauvons le Togo[5]. Le Togo détient le triste record d’Afrique du nombre d’inversions de résultats de présidentielles depuis 1990, avec 4 cas constatés, en 1998, 2003, 2005 et 2010[6].
Malgré ce bilan de plus en plus lourd, depuis 2005, la communauté internationale et africaine a continué de laisser penser que la démocratisation progressait. En 2007, sous l’influence de Louis Michel, l’Ue reprenait sa coopération suspendue en 1993, sans garanties sur l’application de l’APG. La mission de l’Onu arrivée après les massacres de 2005 a servi à renforcer le régime en l’aidant à améliorer son image. Le ghanéen Mohamed Ibn Chambas, Représentant spécial et Chef du Bureau des Nations Unies pour l’Afrique de l’Ouest a été un soutien constant du président, en particulier en 2005 en reconnaissant son élection frauduleuse en tant que Secrétaire exécutif de la CEDEAO, et, en 2015, en aidant à faire passer la compilation des procès-verbaux incomplète de la CENI[7].
La population et les partis politiques d’opposition exigent le départ de Faure Gnassingbé, alors que l’armée togolaise a soutenu jusqu’à présent la dictature. S’il continue les élections au processus électoral détourné en amont, entre autres en désorganisant l’opposition par la répression, et les inversions de résultat à la compilation des procès-verbaux, une remise à zéro du compteur de mandats lui permettrait d’envisager 4 ou 5 mandats jusqu’en 2030. La population ne souhaite pas attendre encore son départ mais craint la répression et de nouveaux massacres.
En 2017, en Afrique, 37 pays sur 55 ont une limitation du nombre de mandats présidentiels dans leur constitution[8]. Pour le reste, dans 6 pays, il y a absence d’élections (Erythrée) ou de constitution (Libye), flou constitutionnel (Guinée Bissau), ou monarchie (Maroc, Zwaziland, Lésotho). Douze pays sont sans limitations : une démocratie (Ile Maurice), deux Etats en construction (Somalie, Soudan du sud), un pays en transition rapide vers la démocratie (Gambie) et 8 pays non-démocratiques (Cameroun, Congo Brazzaville, Djibouti, Gabon, Tchad, Togo, Ouganda et Rwanda). Les six premiers sont des ex-colonies françaises. Comme les inversions de résultats à la compilation des procès-verbaux et à la publication des résultats[9], les suppressions de limitation du nombre de mandats présidentiels des constitutions sont une spécialité des ex-colonies françaises.
La question de la limite du nombre de mandats continuera de se poser dans les 7 autres pays où elle a été supprimée[10]. Les présidents y accumulent des mandats suite à des élections sans valeur démocratique[11]. Au Congo Brazzaville, Denis Sassou, au pouvoir depuis 1979 (79-92 et depuis 1997), a supprimé dans le sang, en 2015 la limite, pour commencer un 3ème mandat. Au Cameroun, Paul Biya, au pouvoir depuis 1982, l’a supprimée en 2008, après un massacre, et termine son 4ème mandat de 7 ans. En Ouganda, Yoweri Museveni, au pouvoir depuis 1986, l’a supprimé en 2005, et en est à son 5ème mandat. En 2017, devant partir en 2021 en raison de la limite à 75 ans, il tente de nouveau de modifier la constitution[12]. Au Tchad, Idriss Déby, au pouvoir depuis 1990, a supprimée la limite en 2005 et en est à son 5ème mandat de 5 ans. Au Rwanda, Paul Kagamé, élu en 2003, 2010 et 2017, a supprimé en 2015 la limite de 2003. A Djibouti, Ismaïl Omar Guelleh, au pouvoir depuis 1999 après son oncle, l’a supprimé en 2010, en est à son 4ème mandat, et, s’apprête, en détruisant et désorganisant son opposition à réaliser un dernier mandat en 2021, avant d’atteindre la limite de 75 ans. Au Gabon, Ali Bongo, arrivé en 2009, alors que les Bongo sont au pouvoir depuis 1967, l’a supprimée en 2003.
Faure Gnassingbé s’oriente vers une nouvelle forme de coup d’Etat constitutionnel en prévoyant de mettre son compteur de mandats à zéro, comme le confirme le rajout au projet du gouvernement du 5 septembre par les députés Unir lors du passage l’Assemblée nationale le 19 septembre, d’un alinéa à l’article 158 : « les dispositions des articles 52 et 59 ne sont applicables aux mandats réalisés et en cours des députés et du Président de la République »[13].
Depuis 2000, 5 chefs d’Etat en dictature forte ont réussi à imposer une absence de rétroactivité suite au retour à une limitation du nombre de mandats : au Burkina entre 2000 et 2005, au Soudan en 2005, en Angola en 2010, en Guinée Equatoriale entre 2011 et 2016, et au Zimbabwe en 2013[14]. Dans 3 cas, au Soudan, en Angola et au Zimbabwe, il s’agissait d’une nouvelle constitution. En Guinée Equatoriale, dictature de niveau très élevé, le dictateur a imposé une non-rétroactivité après une réforme, sans aucun débat lors de la « mascarade » présidentielle de 2016, et dans un arbitraire constitutionnel total. Au Burkina Faso, Blaise Compaoré, forcé de remettre la limite en 2000 par une réforme, a ensuite imposé sa candidature en 2005 et 2010, a désorganisé l’opposition[15] et l’a écrasé par son budget de campagne en 2005.
Le dictateur togolais, s’il a accepté le principe d’une limitation à deux mandats dans une réforme de la constitution, comme il veut rester au-delà de 2020, risque de passer à un niveau de répression très élevé, sur le modèle de l’Afrique centrale. Il s’éloigne de la norme constitutionnelle de l’Afrique de l’Ouest. Au Niger, en 2010, Mamadou Tandja chutait dans un coup d’Etat militaire après avoir supprimé la limite en 2009. Puis Blaise Compaoré a été chassé en raison de sa tentative de suppression en 2014. En 2020, en Côte d’Ivoire, Alassane Ouattara, soutien de Faure Gnassingbé dans la région, respectera la limite de deux mandats[16]. Le 20 mai 2015, Yaya Jammeh et Faure Gnassingbé, seuls chefs d’Etat de la CEDEAO sans limitation, avaient rejeté le projet d’uniformisation des constitutions au niveau de la limitation des mandats présidentiels à deux dans la CEDEAO[17]. Après le départ du dictateur gambien, le président togolais est isolé. Il est maintenant le seul président de la CEDEAO au pouvoir depuis plus de 10 ans.
Depuis le début des manifestations, les diplomates à Lomé n’ont pas pris position officiellement sur le nombre de mandats et les modalités du départ de Faure Gnassingbé. Un décalage avec les efforts pour faire respecter la constitution à Joseph Kabila[18] apparaît. La déclaration conjointe du 22 septembre des ambassades et délégations des Nations Unies, de l’Ue, de France, d’Allemagne, et des USA semble en dehors des réalités[19] : « Dans l’esprit de l’Accord Politique Global de 2006, elles encouragent tous les Togolais à s’inscrire dans un dialogue pacifique en vue de l’adoption des réformes constitutionnelles qui permettront de renforcer la démocratie au Togo et de préparer sereinement les élections locales et législatives en 2018. ». Dans le contexte actuel, la référence aux législatives, sans insister sur le besoin de redécoupage électoral, renvoie au cercle vicieux des élections fraudées et de la répression. Depuis 2005, les pressions pour le respect du calendrier des élections sans pression ferme sur la qualité des processus électoraux ont aidé le fils d’Eyadéma à se maintenir.
Faure Gnassingbé doit décider d’organiser un référendum pour faire passer la réforme de la Constitution sur laquelle il souhaite s’appuyer pour, en réalité, imposer par la force une remise à zéro de son compteur. La Charte Africaine de la Démocratie, des Elections et de la Gouvernance de 2007[20], que le Togo a signée mais pas ratifiée[21], précise : « Les Etats parties doivent s’assurer que le processus d’amendement ou de révision de leur Constitution repose sur un consensus national comportant, le cas échéant, le recours au référendum. » et « Les Etats parties conviennent que l’utilisation, entre autres, des moyens ci-après pour accéder ou se maintenir au pouvoir constitue un changement anticonstitutionnel de gouvernement et est passible de sanctions appropriées de la part de l’Union : … 5. Tout amendement ou toute révision des Constitutions ou des instruments juridiques qui porte atteinte aux principes de l’alternance démocratique. ». Au Togo, après 50 ans de pouvoir des Gnassingbé, sans aucune garanties sérieuses, un référendum est impossible à organiser de « manière consensuelle et apaisée »[22].
Les opposants prévoient une journée « Togo mort » le 29 septembre et appellent à manifester de nouveau la semaine suivante. Le Collectif de Solidarité avec les luttes sociales et politiques en Afrique soutient la population et les partis politiques dans son exigence d’un départ de Faure Gnassingbé, souligne le risque de répression et de massacres, appelle le gouvernement français, le SEAE de l’Ue et l’Onu, à éviter tout soutien au président togolais, à s’impliquer au Togo pour le respect strict et rapide d’une limitation à deux mandats et pour des négociations transparentes sur les modalités de départ du chef d’Etat togolais.
A l’échelle du continent, le respect d’une limitation à deux mandats, si possible de 5 ans, constitue l’un des rares leviers qui facilite les alternances, le renouvellement des classes politiques, le respect d’une fonction présidentielle républicaine, la fin des dictatures, indirectement, la prévention des crises, et l’avancement du processus de démocratisation du continent africain bloqué depuis 2006. Le Collectif de Solidarité avec les luttes sociales et politiques en Afrique invite le gouvernement français, le SEAE de l’Ue et le Secrétariat général de l’Onu, à prendre position pour la démocratie en Afrique, la limitation des durées de pouvoir y compris dans les pays où ont été supprimé les limites dans les constitutions, et à augmenter ses efforts pour la qualité technique des processus électoraux et pour l’observation électorale en Afrique, en prévision d’une année électorale chargée en 2018[23].
Collectif de Solidarité avec les Luttes Sociales et Politiques en Afrique,
Paris, 28 septembre 2017
8 signataires : Alliance Nationale pour le Changement Ile-de-France (ANC-IDF, Togo), Union nationale pour le développement et le renouveau (UNDR, Tchad), Forces vives tchadiennes en exil, Union pour le Salut National (USN, Djibouti), Mouvement pour le Renouveau Démocratique (MRD, Djibouti), Coalition d’Opposition pour la Restauration d’un Etat Démocratique (CORED, Guinée Equatoriale), Amicale panafricaine, Parti de Gauche
TogoActualité.com