Togo, Kako Nubukpo sur la zone franc CFA : « Toute l’ambiguïté de Paris tient au fait qu’il se dit ouvert aux réformes sans préciser lesquelles »

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Togo, Kako Nubukpo sur la zone franc CFA : « Toute l’ambiguïté de Paris tient au fait qu’il se dit ouvert aux réformes sans préciser lesquelles »

Le ministre français Bruno Le Maire a de nouveau souligné les avantages de la zone franc CFA, le 28 mars 2019, à l’issue de la réunion des ministres des Finances de l’union monétaire qui réunit la France et 14 pays africains. Qu’inspire cette rhétorique à l’économiste togolais Kako Nubukpo qui appelle à réformer un système monétaire de plus en plus décrié ?

Franceinfo Afrique : le ministre français de l’Économie et des Finances Bruno Le Maire estime que la stabilité des prix donc la maîtrise de l’inflation, « un impôt sur les pauvres » dans « les pays qui ont des difficultés économiques », est un argument en faveur de la zone franc CFA. Est-il recevable ?

Kako Nubukpo : il ne faut pas confondre une faible inflation (hausse des prix) avec la déflation (baisse des prix) qui est une situation dans laquelle les gens sont trop pauvres pour consommer. Ce qui fait que les entreprises n’arrivent pas à vendre leurs produits et cela fait chuter les prix. Elles ne peuvent donc pas embaucher de nouveaux travailleurs et engendrer de nouveaux revenus dans l’économie. S’ils n’existent pas, ces revenus ne pourront évidemment pas créer la demande.

Bruno Le Maire fait-il cette confusion en mettant en avant la stabilité des prix ?

Il confond une faible inflation et une situation de déflation. L’objectif de stabilité des prix, tel que défini par la Banque centrale européenne (BCE) et les banques centrales de la zone franc, correspond à un taux d’inflation de 2%, avec une marge de plus ou moins 1%. Actuellement, nous avons un taux d’inflation de 0,8% dans la zone franc.

En d’autres termes, les banques centrales de la zone franc sont plus rigoureuses que la BCE. Une banque qui, depuis quasiment cinq ans, recourt à des politiques monétaires dites « non-conventionnelles » depuis qu’elle a constaté ce risque de déflation dans la zone euro. Les entreprises et banques commerciales sont ainsi inondées de liquidités pour arriver à un taux d’inflation de 2%. Avec la crise des subprimes, on était quasiment à 0% dans la zone euro.

Encore une fois, il ne faut pas que l’obsession anti-inflationniste engendre de la déflation. L’obsession des banques centrales de la zone franc devrait être plutôt la croissance économique et la création d’emplois.

Peut-on reprocher à Paris la frilosité des banques centrales de la zone franc ?

La garantie du franc CFA passe par le Trésor français. Par conséquent, le ministère des Finances, en tant qu’assureur du système, peut donner son point de vue sur son fonctionnement. De toute évidence, Bruno Le Maire pense que le système se porte bien parce qu’il y a une stabilité des prix. Au contraire, j’estime qu’il ne se porte pas bien parce que ce que Bruno Le Maire appelle stabilité des prix correspond à de la déflation. Elle est dangereuse pour l’économie réelle parce qu’elle ne permet pas de créer de la croissance et surtout des emplois.

Ce qu’on attend de Bruno Le Maire, c’est qu’il demande aux banques centrales de la zone franc d’accompagner la croissance et la création d’emplois. On n’attend pas de lui qu’il célèbre simplement la stabilité des prix parce que cette dernière nourrit l’instabilité du secteur réel de l’économie.

Le deuxième volet de l’argumentaire concerne les réformes et il réaffirme que c’est aux Etats membres de décider…

Bruno Le Maire a raison de dire que c’est aux Africains d’engager les réformes. Cependant, si vous êtes coresponsable de la gestion monétaire, vous ne pouvez pas simplement déclarer que c’est aux autres de proposer des réformes.

Nous sommes tous d’accord et depuis quinze ans, c’est ma thèse – celle de la « servitude volontaire » –, que la responsabilité de l’inertie provient des chefs d’État africains. C’est à eux et aux gouverneurs des banques centrales de la zone franc de proposer des réformes. Cependant, la responsabilité de Paris est également engagée. Toute l’ambiguïté de la position française tient au fait de se dire ouverte aux réformes sans préciser lesquelles tout en déclarant que le système, en l’état, est bon. Sur les questions politiques, Paris estime par exemple qu’il faut limiter les mandats présidentiels, faire preuve de transparence dans les élections… La France n’est pas toujours aussi timide dans d’autres domaines qui sont aussi, a priori, des domaines de souveraineté pour les pays africains.

Encore une fois, si le ministre français des Finances dit que Paris est ouvert aux réformes, qu’il nous dise au moins dans quel sens ces réformes pourraient aller. Les chefs d’Etat africains seraient alors obligés de se prononcer pour ou contre les propositions faites. Autrement, on pourrait simplement conclure que Paris botte en touche, voire qu’il accorde par le biais du CFA une assurance tous risques aux dirigeants africains.

Pourquoi ?

Vous avez deux régions qui partagent la même monnaie : la zone Cemac (Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale qui réunit 6 pays d’Afrique centrale) et la zone Uemoa (Union économique et monétaire ouest-africaine qui regroupe 8 pays). Aujourd’hui, cette dernière enregistre une croissance d’environ 6%. La zone Cemac fait, elle, 0% de croissance, sans compter la dégradation de ses fondamentaux.

Pour l’économiste que je suis, c’est une aberration que deux zones qui fonctionnent de façon aussi différente aient le même taux de change avec l’euro. Cela veut dire que ce taux de change entre CFA et euro est plus politique qu’économique. Sinon le CFA d’Afrique centrale devrait être dévalué.

La vérité des prix est au cœur de l’économie de marché. Le taux de change est le prix de la monnaie. Si on n’a pas de vérité de prix, cela veut dire qu’on n’est plus en économie de marché. Ce que je reproche à Paris dans la gestion du CFA, c’est de faire de la politique. C’est à ce niveau que la responsabilité de Paris est engagée, car vous avez derrière des économies réelles qui s’effondrent et des contestations populaires qui sont issues de cet effondrement.

Qu’aurait-il pu être annoncé à Niamey, où s’est tenue la réunion des ministres des Finances de la zone franc le 28 mars 2019, pour attester d’une évolution ?

Annoncer de façon symbolique le changement de nom du franc CFA (à l’origine franc des « Colonies françaises d’Afrique », le sigle CFA est resté même s’il renvoie aujourd’hui à une « communauté financière », NDLR), l’ouverture d’une série de réformes. Notamment la parité fixe qui deviendrait un rattachement du CFA à un panier de devises : yuan chinois, dollar américain, livre britannique…

Pourquoi le CFA doit-il rester arrimé à des devises internationales, contrairement au naira nigérian et au cedi ghanéen par exemple ?

C’est un choix politique. Les monnaies dont vous parlez sont inconvertibles : elles ne peuvent pas être converties en devises. Pour maintenir la convertibilité internationale du franc CFA, il conviendrait de l’arrimer à un panier de devises. Ce qui permettrait d’entériner la diversité de notre partenariat commercial. Ce qui n’était pas le cas, il y a soixante ans, quand la France était au cœur de tout. Aujourd’hui, le premier partenaire commercial des Etats de la zone franc, c’est la Chine et non la France.

La monnaie du commerce international, c’est le dollar. Le prix du cacao ivoirien est libellé en livre sterling… Ce serait logique que la monnaie qu’on utilise puisse être rattachée à celle de nos partenaires commerciaux. Au fond, la monnaie sert à faire des échanges.

Le projet de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao), celui de la création d’une monnaie unique, n’est-il pas une meilleure alternative ?

Le vrai problème que cela pose est lié aux pays de l’Afrique centrale qui n’ont pas un schéma d’intégration comparable à celui de l’Afrique de l’Ouest. Si cette dernière passe à la monnaie unique Cédéao, les autres seraient-ils alors les seuls à garder le franc CFA ?

En outre, la perspective de la monnaie Cédéao ne peut pas empêcher de faire les réformes en zone Franc parce que l’on ne sait pas quand elle sera effective.

Le projet a été déjà reporté quatre fois. Les Etats seront-ils prêts pour 2020 (date de lancement prévue) ? Les relations avec le Nigeria sont-elles suffisamment claires pour se lancer dans cette monnaie ? Comment sera-t-elle gérée ? Il y a beaucoup de questions auxquelles nous n’avons pas encore de réponses. A contrario, nous disposons déjà d’un cadre monétaire qui a juste besoin d’être réformé. C’est une indispensable première étape.

Source: Franceinfo Afrique

27Avril.com