Togo-Journalistes placés sous mandat de dépôt : Des avocats saisissent le ministre de la justice

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Lettre ouverte à Monsieur Pius Kokouvi AGBETOMEY, Garde des Sceaux, Ministre de la Justice et de la Législation.

Me Alexis IHOU, Avocat au Barreau de Lille en France
Me Kwasigan Adjé-Woda Arnaud AGBA, Avocat au Barreau de Toulouse en France
Me Raphaël Nyama KPANDE-ADZARE, Avocat au Barreau de Lomé au Togo

LETTRE OUVERTE
A
Monsieur Pius Kokouvi AGBETOMEY, Garde des
Sceaux, Ministre de la Justice et de la Législation,
Lomé-TOGO
Lille, Strasbourg, Toulouse, le 13 décembre 2021

Objet : Libertés en danger

Monsieur le Garde des Sceaux,
Le 10 décembre 2021, au moment où le monde entier célébrait l’espèce humaine pour ce qu’elle a de plus sacré d’égalité et de dignité, la justice togolaise, sur, est-il dit, votre dénonciation, leur a arraché leurs plumes et tranché leurs langues à trois journalistes, dont deux sont placés sous mandat de dépôt et le troisième sous contrôle judiciaire. Cette situation, qui vient allonger la liste de plusieurs autres
dans le contexte actuel au Togo, n’a pu nous laisser indifférents et nous souhaiterions partager ces quelques lignes avec vous.

Nous avons jugé plus opportun de nous adresser à vous, non seulement en votre qualité de ministre de la justice, mais aussi et surtout, en votre qualité de ce « curieux dénonciateur » qui a amené le parquet de Lomé à mettre en mouvement l’action publique. Ceci d’autant plus que votre collègue Kodjo ADEDZE du Commerce, de l’Industrie et de la Consommation locale, aurait souhaité un dénouement
amiable à cette affaire, si affaire il y en avait une.

Monsieur le ministre,

Dans son homélie à la messe du 24ème pèlerinage marial à Kovié le 5 décembre 2021, l’archevêque de Lomé, Monseigneur Nicodème Anani BARRIGAH-BÉNISSAN, disait ceci dans son exhortation à la persévérance : « il ne suffit pas de commencer une vie nouvelle dans la foi, il importe au contraire de tenir ferme dans le combat quotidien sur le terrain en s’accrochant à la parole de Dieu et en puisant son énergie dans la prière. En disant ces mots, je pense en particulier à tant de fidèles qui ont été des modèles de droiture et d’engagement chrétien dans le passé et que l’on ne reconnaît plus dès qu’ils s’engagent en politique… Je pense aussi à nos frères et sœurs qui abandonnent facilement la foi de leur jeunesse dès que se profile à l’horizon des intérêts financiers ou des carrières alléchantes ».

Loin de passer ici à l’analyse des propos des journalistes objet de votre curieuse dénonciation, il importe juste de les situer dans leur contexte ; messieurs Ferdinand Mensah AYITE, Directeur de publication du bihebdomadaire « L’Alernative », Joël Vignon Kossi EGAH, Directeur de publication de l’hebdomadaire « Fraternité », et Isidore KOUWONOU, animateur de l’émission débats « L’Autre Journal », sont tous des journalistes de la presse privée togolaise, et connus comme tels. Ils étaient en train de faire l’analyse de la situation sociopolitique au regard de l’actualité. En clair, nos concitoyens étaient dans l’exercice de leur fonction de journalistes, et les faits qu’on leur reproche ne sont pas détachables de cette fonction. Au demeurant, nos concitoyens que vous envoyez aujourd’hui au fin fond de la prison, n’ont fait qu’exprimer un véritable malaise dans la gouvernance et la gestion actuelles des affaire de la cité au Togo. Vous pouvez nous rétorquer « et alors » ; soit, bien évidemment, vous êtes un individu et tout individu a des droits au sens de la déclaration universelle des droits de l’homme que vous avez choisie de crucifier au lieu de la célébrer ce 10 décembre.

En outre, monsieur le ministre, vous avez bien joué votre rôle de dénonciateur de « faits délictueux » que nous sommes si curieux de savoir ce que vous faites de tant de faits, d’évènements, d’actes, tout aussi délictueux que criminels, portés à votre connaissance et sur lesquels vous êtes resté muet et inactif. Leur liste est très longue, mais permettez-nous de vous en rappeler seulement quelques uns :

  1. Votre silence sur l’affaire des miliciens : par une lettre ouverte en date du 26 octobre 2017, la Ligue Togolaise des Droits de l’Homme (LTDH) vous a saisi, ensemble avec votre collègue de la Sécurité et de la Protection civile, sur votre inaction et votre silence face aux milices armées qui ont semé la terreur dans la ville de Lomé les 18 et 19 septembre 2017, à la suite des manifestations organisées par la coalition de l’opposition. Dans cette correspondance, la LTDH a relevé ce qui suit : « Nos observateurs dépêchés sur le terrain pour le monitoring habituel des droits de l’homme lors des manifestations publiques, ont constaté la présence, sur certaines artères de la ville de Lomé, d’individus cagoulés, munis d’armes blanches (machettes, hachettes, gourdins cloutés, cordelettes à la main), poursuivant et exerçant des violences physiques et des mauvais traitements sur les passants ». À ce jour, vous n’y avez donné aucune suite. Vivement interpellé sur un média de la place, vous aviez affirmé n’avoir pas entre vos mains de procès verbaux de ces actes criminels pour vouloir y donner une suite judiciaire, oubliant ou feignant d’oublier gravement qu’en votre qualité de ministre de la justice, le parquet, directeur des enquêtes, est directement placé sous votre autorité. Ne pensez pas que les Togolais l’ont déjà oublié.

En rappel donc que la présente affaire que vous actionnez, vous place dans la posture de juge et partie car après votre curieuse dénonciation, c’est encore à vous qu’il appartient de donner des instructions au parquetier pour la direction des enquêtes. Et ça, ne pensez pas que les Togolais ne l’ignorent.

2. Votre inaction sur les allégations de torture et les traitements cruels, inhumains et dégradants commis sur vos concitoyens : par une lettre en date du 20 janvier 2021, vous avez été saisi des cas de détentions arbitraires et d’allégations d’actes de torture et de traitements cruels, inhumains et dégradants dont ont été victimes certains de nos concitoyens interpellés dans le cadre des manifestations politiques. Dans cette lettre, les avocats des victimes attiraient votre attention sur le fait que leurs clients ont subi, lors de leurs interpellations, garde-à-vue et interrogatoires, des actes de torture et des traitements cruels, inhumains ou dégradants, en violation des dispositions de la Convention des Nations Unies contre la torture du 10 décembre 1984, de l’article 21 de la Constitution togolaise du 14 octobre 1992 et des articles 198 et suivants du nouveau code pénal togolais. À ce jour également, c’est une inaction totale de votre part. Dans votre courrier retour du 2 février 2021, vous répondiez que ces préoccupations ont retenu votre attention et que vous aviserez en temps opportun. Et depuis, pendant que la liste de personnes décédées en prison, victimes d’actes de torture, avoisine la dizaine, les présumés auteurs d’actes de torture jouissent eux d’une totale impunité et courent encore les rues.

3. Votre passivité dans la scandaleuse affaire de la gestion et de la commande des produits pétroliers par le Comité de suivi des fluctuations des prix des produits pétroliers (CSFPPP) : dans un rapport produit par l’Inspection Général des Finances du Ministère de l’Économie et des Fiances, un détournement de fonds publics chiffrés à quatre cent soixante-seize milliards sept cent quatre-vingt treize millions six cent trente et trois mil cinq cent cinquante-deux (476.793.633.522) de francs cfa a été relevé, et des personnes ont été nommément mises en cause par ledit rapport. À la fin de son rapport donc, l’Inspection Général des Finances du Ministère de l’Économie et des Fiances a vivement recommandé que ces personnes soient mises à la disposition de la justice afin de répondre de leurs
actes. À ce jour, plus rien n’est fait.

4. Des personnes, des petits enfants encore à la fleur de leur âge, ont été tués, sur tirs à bout portant, sans qu’on ne dénote une volonté réelle et manifeste du département ministériel placé sous votre responsabilité à pouvoir faire la lumière sur ces différents crimes de sang afin que les présumés auteurs en répondent.

Il nous revient que vous donnez une qualification d’outrages envers les représentants de l’autorité publique aux « faits » que vous dénoncez. Vous êtes un ministre et personne ne le conteste. Mais puisque la loi que nous sommes tous censés servir parle de faits commis « dans l’exercice de ses fonctions ou à l’occasion de cet exercice », le moment viendra où vous direz au peuple togolais au nom duquel la justice est rendue, si vos charges de pasteur rentrent aussi dans votre portefeuille ministériel.
De fait, en quoi les dires de ces journalistes sont-ils outrageants ou diffamants ; car au regard des exemples relatés plus haut, il y a eu vols, détournements de fonds, tortures, bastonnades par des forces de l’ordre et de défenses, voire par des miliciens ; il y a eu même meurtres et vous n’avez pas agi. Qui se sent morveux se mouche, dit-on. On a là la véritable impression que vous faites usage de votre position et de vos pouvoirs de ministre pour vous venger et écraser vos concitoyens.

Cette conclusion ne serait pas loin de la réalité lorsqu’on a en idée cet autre article paru dans les colonnes du journal L’Alternative N°944 du 15 juin 2021, du même Ferdinand Mensah AYITE sous le titre : « Togo, Justice / Démarchage : Jerry Agbetomey, fils du ministre Pius Agbetomey, squatte les bureaux des juges et traite des dossiers au tribunal ». Dans cet article, l’un des journalistes que vous avez décidés d’envoyer en prison, mon Ferdinand Mensah AYITE, a dénoncé le fait curieux que votre fils, Jerry Agbetomey, partageait le même bureau avec l’actuel procureur de la République monsieur Talaka MAWAMA, alors deuxième substitut du procureur ; celui là même qui était, il y a quelques jours seulement, votre directeur de cabinet. La trame est vite faite et on voit clairement transparaître un règlement de comptes ; dans la mesure où il est incompréhensible que vous restiez totalement muet et inactif pour des faits criminels de détournements, de violences, de torture et de meurtres, mais que pour des faits d’outrage, si outrage il en existait, vous décidiez promptement et de si vite d’emprisonner la plume et la parole, de surcroît un 10 décembre où le monde entier célébrait les droits de l’homme sous le thème « égalité », vous conviendrez avec nous que votre conception du droit est spéciale et unique en son genre. Pour rappel, le constat des journalistes sur l’état alarmant du pouvoir judiciaire que vous chapeautez n’est pas nouveaux ; il a été confirmé par le président de la cour suprême du Togo dans ses dernières sorties.

Le récent front que vous avez ouvert au Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM) contre certains magistrats, juste parce qu’ils ont osé vous critiquer, est tout aussi illustratif de notre crainte quant à l’usage par vous de vos qualités et pouvoirs de ministre pour en découdre avec qui tente de vous contredire.
Notre curiosité nous a poussés de chercher à en savoir un peu plus sur votre personne, et dans la lecture de votre approche biographique sur le site officiel du Ministère de la Justice et de la Législation, nous avons pu lire : « Dans le souci de sortir la justice togolaise de l’ornière et de redorer son blason vis-à-vis des justiciables, les plus hautes autorités du pays se sont fixées comme objectif de chercher un oiseau rare à qui elles vont confier cette noble tâche. C’est ainsi que le 28 juin 2015, ce choix judicieux est tombé sur la personne monsieur Kokouvi Pius AGBETOMEY comme garde des sceaux, ministre de la justice et de la législation ».

Nous osons bien croire que vous êtes vraiment cet oiseau rare ; sauf que vos faits et gestes, votre pratique du droit, le contredisent et vous trahissent avec âpreté, ayant décidé de choisir vos propres justiciables à vous, en vous donnant priorité à vous-même.

Nous vous prions de croire, monsieur le ministre, nos salutations distinguées.

Me Alexis IHOU, Avocat
Me Kwasigan Adjé-Woda Arnaud AGBA, Avocat
Me Raphaël Nyama KPANDE-ADZARE, Avocat

Source : icilome.com