Togo : Faure Gnassingbé peut-il tenir  encore longtemps ?

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Jamais, depuis son arrivée contestée au pouvoir, le président Gnassingbé n’avait fait face à une telle fronde. D’abord surpris, mais conscient de ce qui se joue, le gouvernement resserre les rangs…
 
Mardi 12 septembre. Il est 20 heures à Lomé. Sur la place de l’Indépendance, les lampadaires éclairent les mines graves des militaires. Les pick-up sont surmontés de mitrailleuses. Depuis que, le 6 septembre, des manifestants de l’opposition ont défilé en masse dans les rues de la capitale togolaise et dans les grandes villes du pays, les soldats sont visibles partout, de jour comme de nuit. Devant les banques, devant les centres commerciaux, les stations d’essence et – bien sûr – devant les sièges des institutions.
 
Il faut dire que jamais depuis son arrivée au pouvoir dans des conditions chaotiques, en avril 2005, Faure Gnassingbé n’avait été aussi malmené par ses adversaires. Jamais autant de manifestants n’avaient réclamé son départ immédiat. Jamais l’opposition, éreintée par cinquante ans de manœuvres politiques, ne s’était sentie aussi ragaillardie. « Ce sont les premières manifestations d’ampleur dans le pays depuis vingt ans, confirme un journaliste togolais. Les opposants crient “Faure, dégage !” Ils se mobilisent à Lomé, mais aussi à l’intérieur du pays et jusqu’en France et en Allemagne, où vit une importante diaspora. C’est du jamais-vu ! » Ce qui est inédit aussi, ce sont ces manifestations qui ont touché Kara, bastion jusque-là imprenable des Gnassingbé.
Riposter à la riposte
 
Le chef de l’État a bien conscience de ce qui est en train de se jouer. Il a peut-être renoncé à se rendre en Côte d’Ivoire, début septembre, mais il a déjeuné avec Alassane Ouattara quelques jours plus tôt dans sa résidence de Mougins, dans le sud de la France. Faure, qui peut compter sur les conseils et la bienveillance de son aîné, n’ignorait pas que le président ivoirien devait rencontrer Emmanuel Macron quatre jours plus tard…
 
Si, les premiers temps, le gouvernement a paru dépassé par l’ampleur de la contestation, il s’est depuis ressaisi. « Nous prenons la situation très au sérieux », assure Payadowa Boukpessi. Le ministre de l’Administration territoriale, de la Décentralisation et des Collectivités locales fait partie de la garde rapprochée du président togolais. Avec Gilbert Bawara, son collègue à la Fonction publique, au Travail et à la Réforme administrative, il est en première ligne de la riposte – y compris dans les médias.
 
Bousculer les règles de l’opposition togolaise
 
Face à eux, un homme : Tikpi Salifou Atchadam, 50 ans. Proche de la gauche radicale, le président du Parti national panafricain (PNP) est un ancien leader estudiantin bien introduit dans les milieux associatifs, où l’on loue son art oratoire et son pouvoir de persuasion. Inconnu du grand public il y a encore quelques semaines, Atchadam se rêve en révolutionnaire. Avec son timbre de voix aigu à la Patrice Lumumba, il émaille ses discours d’allégories et soulève les foules, surfant sur les frustrations d’une jeunesse exaspérée par le manque d’emplois et la corruption des élites.
 
Surtout, Atchadam a fait éclater la géopolitique d’un pays traditionnellement régi par des considérations d’ordre géographique et, partant, ethnique. L’opposition, autrefois conduite par l’Union des forces de changement (UFC) de Gilchrist Olympio, et aujourd’hui menée par Jean-Pierre Fabre, avait coutume de s’appuyer sur les Ewes du Sud, tandis que le pouvoir comptait sur les populations du Nord, particulièrement sur les Kabyès.
 
Mais Atchadam a rebattu les cartes en faisant basculer sa communauté d’origine, les Tems, dans le camp de l’opposition. « Atchadam est un musulman de Sokodé, dans le Centre, commente un analyste politique. Il a fait de cette ville, la deuxième du pays, son bastion, alors que les Tems étaient traditionnellement neutres. » Début septembre, à Lomé, les Ewes et les Tems des quartiers populaires n’ont pas hésité à provoquer les policiers en entonnant des chants de guerre ancestraux.

Pour Jean-Pierre Fabre, dont les troupes s’étaient démobilisées ces deux dernières années, c’est une aubaine. D’autant qu’Atchadam a l’habileté de ne pas lui contester son statut de leader de l’opposition. « Il lui donne du “grand frère” », révèle un proche. Et cela rassure aussi bien Fabre, qui a d’abord assisté avec méfiance à l’irruption de ce rival potentiel sur le devant de la scène, que ses inconditionnels.
 
On n’est pas loin d’une révolution. Cinquante ans de dynastie Gnassingbé, ça suffit !
 
De son côté, la galaxie Faure s’organise. Le 6 septembre, au moment même où l’opposition tenait son meeting, le Collectif des associations et mouvements de la majorité présidentielle tenait lui aussi le sien, dans la capitale. L’Unir, le parti présidentiel, a appelé à manifester dans la capitale les 20 et 21 septembre, dates choisies par l’opposition pour de nouvelles marches à travers le pays. L’objectif est clair : ne pas laisser la rue à ses adversaires.
 
Révolution à la burkinabè
 
Car le scénario burkinabè est présent dans tous les esprits. « On n’est pas loin d’une révolution, s’enthousiasme Brigitte Kafui Adjamagbo-Johnson, présidente de CAP 2015, une coalition de cinq partis d’opposition. Cinquante ans de dynastie Gnassingbé, ça suffit ! »
 
Mais alors que le camp Compaoré s’est fissuré sous la pression de la rue, celui de Faure resserre les rangs autour du chef. Le fait que le président togolais ait eu soin de confier les clés de l’appareil sécuritaire à des officiers du Nord n’y est pas étranger. Le colonel Yark Damehane, ministre de la Sécurité et de la Protection civile, le général Félix Abalo Kadanga, chef d’état-major des Forces armées togolaises, les colonels Takougnadi Nayo, chef d’état-major particulier du président, et Yotroféi Massina, directeur général de la gendarmerie nationale… Tous sont originaires du septentrion.
 
Interrogé par Jeune Afrique, le colonel Damehane a d’ailleurs dit assez clairement ce qu’il pensait de la situation actuelle : « Dans tous les camps, il y a des fous. Notre rôle est de ne pas permettre que des fous mettent à mal la sécurité des biens et des personnes. Là-dessus, je reste très ferme. » Tous ont la même consigne : maintenir les manifestants loin des centres du pouvoir sans avoir à user des armes, sauf en cas d’extrême nécessité. Cette stratégie a jusque-là fonctionné.
 
Reste à savoir si le chef de l’État peut aussi compter sur ses voisins. On sait l’affection que lui porte Ouattara. Avec le voisin ghanéen, les relations sont globalement bonnes – même si elles étaient sans doute plus chaleureuses avec John Dramani Mahama qu’avec Nana Akufo-Addo, élu fin 2016.
 
Elles sont bonnes aussi avec le Malien Ibrahim Boubacar Keïta, qui était un visiteur régulier du père de Faure. Quant à la Cedeao et à l’ONU, elles se bornent à prôner des réformes constitutionnelles, sans entrer dans les détails. Comme si le diable ne se cachait pas dans les détails…
 
Car des réformes constitutionnelles, le gouvernement togolais en a lui-même proposé : élection au scrutin à deux tours et non plus à un tour, comme c’est le cas actuellement, limitation du nombre de mandats présidentiels à deux… Mais c’est un bout de phrase qui ne figure pas dans l’avant-projet de loi qui cristallise toutes les tensions : « En aucun cas, nul ne peut exercer plus de deux mandats », disait la Constitution de 1992.
 
Une formule biffée par Gnassingbé père en 2002, à laquelle s’accroche l’opposition, qui craint que la réforme ne remette les compteurs à zéro, permettant à Faure de se maintenir au pouvoir jusqu’en 2030. « Nous exigeons un retour à la Constitution de 1992, conformément à la volonté du peuple ! » martèle Fabre. La loi ne saurait être rétroactive, rétorque le ministre Boukpessi : « Il y a une jurisprudence. En 1993, en dépit de la Constitution qui avait été adoptée un an plus tôt, le président Eyadéma a été admis à se présenter à la présidentielle, alors qu’il avait déjà à son compteur plus de deux mandats. »
 
Le pouvoir se conserve ou se perd dans la rue
 
Qu’en pense la communauté internationale ? À part l’ancien président nigérian Olusegun Obasanjo, sur les ondes de la BBC, personne ne s’est hasardé à demander le départ immédiat du président togolais, ni à se prononcer sur le nombre de mandats qu’il serait bon qu’il effectue. Sans doute plusieurs pourraient s’accommoder d’un scénario qui lui permettrait de finir son mandat actuel puis de se retirer en 2020.
 
Mais certains ont tiqué en apprenant qu’internet avait été coupé début septembre et qu’une journaliste de TV5 Monde et de France 24 au Togo s’était vu retirer son accréditation. « Il y a des maladresses à éviter. Le Togo n’est pas considéré comme un pays stratégique, met en garde un bon connaisseur de la sous-région. On peut le lâcher à peu de frais. »
 
Et Faure dans tout cela ? Un homme qui le connaît bien insiste sur le fait qu’il a été très marqué par le lourd bilan de la flambée de violence qui a suivi son accession au pouvoir, en 2005. Qu’il ne veut pas que l’histoire se répète. Comme ses opposants, il sait que le pouvoir se conserve ou se perd dans la rue. D’un côté comme de l’autre, la question est de savoir si l’on est prêt à en payer le prix.
 
Jeune Afrique
 

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