Résumé : la réflexion ci-dessous est la deuxième partie d’une analyse qui lie la confiscation du pouvoir à la « peur du lendemain » ressentie par la classe dirigeante (Faure, la famille Gnassingbé, l’armée et les membres du RPT/UNIR). Elle défend la thèse selon laquelle le départ de Faure doit s’accompagner – en amont et dès maintenant – d’un ensemble de mesures qui réduiraient la vulnérabilité de l’armée dans l’après-Faure et empêcheraient une nouvelle instrumentalisation des forces armées. Bonne lecture !
« Le président ghanéen Akuffo-Addoh tenait Faure Gnassingbé par la gorge, lui demandant de renoncer au 4ème mandat pour mettre fin à la crise. En bon metteur en scène, Faure aurait fait venir ses généraux devant le président ghanéen et ceux-ci auraient répété ce qu’ils avaient précédemment dit à Faure lui-même : pas question qu’il renonce au pouvoir. » Ferdinand Ayité, journaliste togolais d’investigations.
L’énigme de la grande muette. Ce n’est pas là le titre d’un album de Tintin ou de tout autre héros de bande dessinée. C’est une expression sortie tout droit de ma lecture de la réalité politique togolaise, par rapport à l’armée togolaise.
Le deuxième volet de ma réflexion sur les voies et moyens par lesquels les Togolais peuvent mettre fin à la confiscation du pouvoir concerne l’attitude à adopter vis-à-vis de l’armée nationale, les forces armées togolaises, dont la perception au sein de la population civile est ambivalente.
D’un côté, certains Togolais s’échinent à présenter cette armée comme une respectable institution républicaine tenue au devoir de réserve, d’où son nom de “grande muette”, politiquement parlant. Les partisans de cette ligne insistent sur la discipline qui y règne, son obéissance à l’autorité établie et l’image professionnelle dont elle jouit surtout pendant ses déploiements à l’extérieur du pays. Bref l’armée serait un grand atout pour notre petite démocratie et notre grande nation.
D’autres Togolais par contre rechignent à n’y voir dans cette armée qu’une milice politique, clanique de surcroît, un agrégat d’hommes en armes qui, au nom de la conservation du pouvoir, sont prêts à tout pour affronter le seul ennemi qu’ils n’aient jamais connu et combattu : le peuple togolais dans la quête de ses droits légitimes. Pour eux, la “grande muette” n’est nullement pas muette politiquement, mais elle est grande, non pas seulement à cause de ses effectifs, mais parce qu’elle occupe un terrain politique trop grand, un terrain qui ne lui revient pas de droit.
Outre cette ambivalence, il y a deux certitudes frappantes en ce qui concerne l’armée togolaise. La première est que de nombreux Togolais considèrent que cette armée fait partie du “problème togolais”, politiquement parlant, depuis 1963.
La deuxième certitude c’est qu’on ne sait absolument rien ni des solutions que cette armée envisage pour s’extraire du bourbier politique (à supposer qu’elle y pense), ni des solutions externes qu’elle est susceptible d’accepter afin de s’extirper du terrain politique, terrain qu’elle occupe envers et contre tous depuis un matin de 13 janvier 1963.
Cette armée est aussi et surtout un allié, d’aucuns diraient la source, du régime RPT/UNIR, ce qui fait d’elle un des piliers de la confiscation du pouvoir. Cela étant, un peu comme l’on plaiderait pour des solutions uniques pour Faure Gnassingbé, pour le clan Gnassingbé, et pour le RPT/UNIR, la sortie de crise passe aussi par une solution spécifique à l’armée.
Et puisqu’il est mieux de proposer après avoir fait le constat, je dirais que le premier pas consiste à démêler les intérêts propres de l’armée des intérêts de Faure Gnassingbé, des intérêts du clan Gnassingbé et ceux du parti au pouvoir. Si on regarde de loin et on se réfère au passé, il serait très difficile de démêler ces intérêts car la confiscation du pouvoir arrange tout ce beau monde ; la confiscation du pouvoir est un éléphant dans la chambre. Mais au-delà d’un avantage commun que représente la confiscation du pouvoir, il y a forcément des différences entre les intérêts de tous ces acteurs, surtout par rapport à l’avenir.
Ce ne serait pas tâche facile, mais pour résoudre “l’énigme de la grande muette”, il faut connaître les éléments qui font d’elle une énigme, y compris les éléments que la majorité de la population civile ne juge pas importants puisqu’elle ne connait pas grand-chose de la vie des hommes en uniformes.
Une fois que ces intérêts seront identifiés, anticiper sur ce que leur disparition, ou leur non-réalisation représenterait pour l’armée est la voie idéale pour soustraire cette armée de sa vulnérabilité et de son instrumentalisation actuelles. Car c’est la protection, mieux la défense de ces intérêts spécifiques à l’armée qui constitue le nœud de la rigidité politique de l’armée depuis un demi-siècle.
Selon les récentes révélations faites par Ferdinand Ayité du journal L’Alternative, pendant la facilitation de sortie de crise, « le président ghanéen Akuffo-Addoh tenait Faure Gnassingbé par la gorge, lui demandant de renoncer au 4ème mandat pour mettre fin à la crise. En bon metteur en scène (ou plutôt maître chanteur), Faure aurait fait venir ses généraux devant le président ghanéen et ceux-ci auraient répété ce qu’ils avaient précédemment dit à Faure lui-même : pas question qu’il renonce au pouvoir. »
Si ces informations sont avérées, c’est que l’armée a confirmé son rôle dans la confiscation du pouvoir devant un témoin et pas des moindres, et par rapport à la thèse défendue dans la présente analyse, cela est lié au fait que Faure et l’armée, du moins les généraux, partagent la même peur : celle du lendemain, la peur de tout perdre en cas d’alternance politique. On ne peut donc pas sauver le soldat Faure tout en laissant ses généraux de côté.
Au-delà des réponses appropriées à la peur des généraux et autres officiers supérieurs, réduire la vulnérabilité et l’instrumentalisation de tous les hommes en uniformes revient à proposer une véritable réforme de l’institution, particulièrement dans sa gouvernance, une chose que le régime a toujours refusée de faire de peur de perdre son contrôle total sur cette institution. C’est la méthode par excellence pour s’assurer que l’alternance sera à l’avantage de tous les Togolais et d’inciter tous les Togolais, y compris les hommes en uniformes, à se joindre aux efforts pour faire entrer le Togo dans cette nouvelle ère.
Pour reprendre Swami Ramdas, “la vraie pauvreté est celle de l’âme, une pauvreté dans laquelle le mental est toujours dans un tourbillon créé par le doute, les soucis et la crainte.”
Sur ce, la grande muette, des généraux aux hommes de troupe, fait face à une vraie pauvreté de l’âme, et cette situation est un obstacle à l’alternance. Tous les Togolais, aussi bien ceux qui admirent que ceux qui détestent les hommes en treillis, doivent saisir la mesure de cette pauvreté de l’âme afin de comprendre que contribuer des solutions qui y mettent fin est un chemin essentiel pour l’alternance politique.
Appeler l’armée “à prendre ses responsabilités vis-à-vis du peuple” est vide de sens si on ne trouve pas la vraie solution à ce qui l’empêche de le faire. Il faut résoudre l’énigme de la grande muette. Ma première contribution a été de poser le débat. La vôtre commencera par vos réactions.
A. Ben Yaya
New York, 30 Novembre 2019
Source : Togoweb.net