Ce qui a changé au Togo depuis les 6 et 7 septembre 2017, c’est que c’est maintenant tout le Togo qui se lève pour chasser son dictateur, Nord et Centre autant que Sud. Les manifestations ont eu lieu dans une quarantaine de villes du pays.
La clé de la sortie et de la libération n’était-elle pas au Nord et au Centre, dans les régions vues comme favorables au pouvoir, dans lesquelles il n’y avait pas d’information de la presse, dans lesquelles les fraudes aux élections étaient massives ? Depuis des années, le dictateur ‘fort de sa faiblesse’ empêchait la contestation de remonter de la capitale vers le Nord. Il n’y avait quasiment aucun journal distribué et aucun parti politique solidement implanté. Les regards extérieurs se focalisaient sur le Sud dans lequel la liberté de manifester était accordée, alors qu’aucune manifestation n’étaient autorisés plus au Nord. Il a fallu la création du Parti national panafricain (PNP) mené par Tikpi Salifou Atchadam en 2014, puis le 19 août 2017, les morts de Sokobé, lors des manifestations à Lomé, Anié, Kara, Bafilo et Sokodé, pour que la situation se débloque.
Le PNP est panafricain, c’est-à-dire qu’il souhaite remettre le Togo dans l’histoire des luttes de l’Afrique, en l’éloignant de l’instrumentalisation par les Gnassingbé des différences entre les régions du pays[1]. Tikpi Salifou Atchadam et son parti ont d’abord sillonné la région pour informer et débattre avec les populations de la réalité politique du pays, brisant 50 ans de censure. Tikpi Atchadam, 50 ans, qui a connu les luttes du début des années 90, a réussi à rassembler des jeunes, de l’époque d’internet, récemment conscientisés et mieux informés que leurs ainés. Au Nord et au Centre, un clivage générationnel entre cette jeunesse et les générations plus anciennes associés au système politique figé, existait déjà et il s’est amplifié.
Un autre acquis de la lutte actuelle apparaît dans le retour d’une cohérence historique dans la lutte politique. Les slogans sur la fin de 50 ans de dictature et sur le retour à la Constitution de 1992 ont permis de replacer la lutte présente dans une profondeur historique à partir de l’introduction du multipartisme en 1990. La nécessité du respect de l’Accord politique global de 2006 (APG), qui imposait un retour à la limitation à deux mandats présidentiels, se retrouve d’autant plus d’actualité. La lutte sort de la pression des cycles électoraux très forte autour de 2010, 2013 et 2015, s’éloigne des tensions ponctuelles autour du détournement des processus électoraux, sachant que la période 2010-2015 a été influencé par une ingérence politique extérieure des Nations-Unies, de la CEDAO ou de l’Union européenne, autour des élections, influence peu fructueuse et parfois néfaste, tandis que le pouvoir tentait de faire oublier l’APG. Cet été, la lutte contre la dictature a retrouvé la cohérence géographique et historique qui lui manquait.
Dans ce contexte, le mot d’ordre du départ immédiat de Faure Gnassingbé, d’une démission, prend un sens. Cependant, il se comprend sachant, qu’en face, l’armée togolaise a soutenu jusqu’à présent la dictature, et que chacun en est conscient. Il y a à la fois flambée d’optimisme en voyant la masse sortir dans la rue et crainte d’un retour de bâton. La situation complètement bloquée depuis très longtemps entraine aussi un durcissement. Est-il déjà réellement question de la probabilité d’un départ rapide du chef de l’Etat sous la pression populaire ? A ce stade, il s’observe surtout un rapport de force, d’un côté la population et de l’autre le clan au pouvoir et l’armée.
Faure Gnassingbé, est un dictateur faible, qui a été obligé de vivre avec des manifestations dans la capitale, très fréquentes à partir de 2010. La dictature togolaise était devenue la seule dictature d’Afrique où les manifestations étaient possibles dans une partie du pays. Paradoxalement, ces manifestations au Sud uniquement ne menaçaient presque plus le dictateur. Le clan au pouvoir est surpris du changement, provisoirement paniqué.
L’Assemblée nationale a été chargée par le chef de l’Etat de proposer une réforme de la constitution comprenant le retour à une limitation à deux mandats sans rétroactivité et une élection à deux tours à la présidentielle. L’absence de rétroactivité lui permettrait de rester au pouvoir 5 mandats jusqu’en 2030, s’il continuait les élections fraudées en amont et les inversions de résultat. Le Togo est un pays extrême dans le domaine du détournement des processus électoraux depuis 1990, puisqu’il est le recordman des inversions de résultats de présidentielles, avec 4 occurrences en 1998, 2003, 2005 et 2010, sur au minimum 12 cas répertoriés en Afrique depuis 1990.
La population ne souhaite pas attendre le départ et craint par ailleurs de nouveaux massacres. Suite aux manifestations massives dans tout le pays les 6 et 7 septembre, si jamais Faure Gnassingbé souhaite imiter Joseph Kabila et Pierre Nkuriziza en jouant avec la constitution ou en s’éternisant aux pouvoirs par des manœuvres, il sait maintenant à quelle résistance il aura à faire.
Faure Gnassingbé a réussi à mettre de son côté la représentation de l’Onu au Togo présente depuis 2005. Le soutien patenté de Faure Gnassingbé, le Représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU et le chef du bureau des Nations Unies pour l’Afrique de l’Ouest et le Sahel, Mohamed Ibn Chambas est venu à Lomé le jeudi 7 en soirée, ce qui a été perçu comme une manière d’assurer un certain soutien à Faure Gnassingbé. L’ancien Président de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) de 2006 à 2009, l’a félicité du projet de loi avec la limitation du nombre de mandat à deux sans insister sur la rétroactivité et le départ en 2020, en indiquant selon Reuters « Je soupçonne que le diable est dans le détail. Nous devons attendre pour voir la formulation du projet ». En réalité, Mohamed Ibn Chambas et l’Onu sont totalement décrédibilisées, déshonorées, au Togo et peuvent difficilement continuer de jouer un rôle.
Avant et lors de la présidentielle de 2015, Mohamed Ibn Chambas avait déjà parlé de la limitation du nombre de mandats au Togo. Le 30 avril 2015 en pleine crise pendant la compilation des procès-verbaux de la présidentielle, à Accra, Mohamed Ibn Chambas avait dit que « Faure Gnassingbé a(vait) promis de signer une disposition de la CEDEAO qui prévoit la limitation du mandat présidentiel», mais le 20 mai 2015, Yaya Jammeh et Faure Gnassingbé avaient rejeté le projet d’uniformisation des constitutions au niveau de la limitation des mandats présidentiels à deux dans la CEDEAO. Le diplomate semblait alors essayer de maquiller son soutien au président sortant pendant la compilation contestée et incomplète de la CENI.
En 2017, du côté des chefs d’Etat de la région et de la Cedeao, les dictateurs se font rares. Après la fin de Yaya Jammeh, Faure Gnassingbé ne peut plus compter que sur son amitié avec Alassane Ouattara, qui était déjà venu le sauver en 2015. Le chef d’Etat togolais aurait aussi de solides amitiés à Bruxelles depuis la fin des sanctions européennes négociées en 2007 par son ministre Gilbert Bawara. Le Directeur Afrique du SEAE de l’UE, le belge Koen Vervaeke était en 2001 le porte-parole du Ministre des affaires étrangère belge, Louis Michel, connu pour ses faiblesses envers la dictature togolaise. Koen Vervaeke a parfois semblé afficher une certaine sympathie pour le régime. Quelles seront les actions du président ivoirien, de la CEDEAO, de l’ONU ou du SEAE de l’Ue ? La possibilité d’une ingérence en faveur de la dictature est connue des démocrates togolais, qui peuvent anticiper son effet. Dans le rapport de force, la population pèse plus lourd que toutes ces influences réunies.
Les leaders des partis de l’opposition privilégient la mobilisation massive en évitant d’être accusés de récupération. Pour l’instant, un meeting est prévu le vendredi 15 septembre. Le projet de loi sur la réforme de la constitution devrait être discuté à partir de mardi au parlement.
La rétroactivité sera-t-elle inscrite explicitement dans la constitution ? Il est probable que rapidement sera ajouté une mention du type : « Nul ne peut exercer plus de deux mandats » ou « Le président est rééligible une fois » ou encore « Le nombre de mandats est limité à deux ». Il ne sera sans doute pas explicitement fait allusion à Faure Gnassingbé qui est déjà à son troisième mandat. Il s’agirait d’une réforme de constitution et non d’un changement de constitution.
Comment Faure Gnassingbé pourrait-il réussir à remettre le compteur à zéro ? En 2017 en Afrique, 38 pays sur 55 ont une limitation du nombre de mandats présidentiels dans leur constitution. Parmi ces 38, dans 4 cas, un dictateur a réussi à imposer son maintien au pouvoir malgré la limitation en s’appuyant sur une absence de rétroactivité, le Soudan en 2005, l’Angola en 2010, la Guinée Equatoriale en 2011, le Zimbabwe en 2013. Ces 4 pays sont des dictatures très dures et résistantes dans le temps, parmi les plus dures dans la vingtaine de dictatures restantes en Afrique.
Au Soudan, la Constitution intérimaire de 2005 précise dans son article 57, que le président ne peut être réélu qu’une fois pour 5 ans. Omar El Béchir au pouvoir depuis 1989, en 2010 et en 2015 et est censé partir en 2020. La constitution était nouvelle en 2005 et la présidentielle de 2005 a été reportée à 2010 ce qui a donné au chef de l’Etat 5 ans de plus. En Angola, José Eduardo dos Santos, au pouvoir depuis 1979, a accepté dans la Constitution de 2010, l’article 113, limitant les mandats à 2 fois 5 ans. Il pouvait rester encore entre 2012 et 2022 suite au changement de constitution. En Guinée équatoriale, où Teodoro Obiang est au pouvoir lui aussi depuis 1979, la Constitution date de1991. En 2011, a été ajouté une limitation à 2 mandats de 7 ans dans l’article 36 par référendum le 13 novembre 2011, sous la forme « Le mandat du Président de la République est limité à deux périodes consécutives ». Lors de cette réforme où la constitution est restée celle de 1991, il n’a pas été précisé si le chef de l’Etat se l’appliquerait à lui-même en 2016. Il ne l’a pas appliqué, montrant qu’il pensait pouvoir rester jusqu’en 2030. La Guinée Equatoriale est une dictature parmi les plus dures d’Afrique dans laquelle l’opposition ne peut rien contester, il y règne un total arbitraire constitutionnel. Au Zimbabwe, Robert Mugabe, au pouvoir depuis 1987, a accepté en 2013 dans un changement de constitution l’article 91 limitant à 2 fois 5 ans pour 2023 en ces termes « Une personne est disqualifiée pour être élue en tant que président ou vice-président si elle a déjà exercé ses fonctions de président en vertu de la présente Constitution pour deux mandats, continue ou non, et pour cette sous-section, trois ou plus années de service sont considérées comme un mandat complet ». Robert Mugabe a été jusqu’à inscrire la non-rétroactivité dans la constitution, et peut rester au pouvoir jusqu’en 2023.
Ainsi la non-rétroactivité dans l’application de la limitation du nombre de mandats dans des pays non-démocratiques, a été obtenue dans 3 cas sur 4 par l’application d’une nouvelle constitution, au Soudan, en Angola et au Zimbabwe. Dans un seul cas, en Guinée Equatoriale, le dictateur a imposé la non-rétroactivité après une simple réforme, mais il s’agit d’une dictature à un niveau très élevé où règne un arbitraire total. L’analyse comparée sur toute l’Afrique semble montrer que Faure Gnassingbé aura des difficultés à rester au-delà de 2020 s’il accepte maintenant une limitation à deux mandats dans une réforme de la constitution. Rester signifierait passer à un niveau de répression très élevé, difficile à envisager en Afrique de l’Ouest.
Dans ce contexte, plusieurs scenarios sont possibles. La communauté internationale dans son ensemble, y compris l’UA et l’UE aux côtés de l’Onu et de la Cedeao, qui s’est beaucoup impliquée au Congo Kinshasa depuis deux ans, pour le départ de Joseph Kabila et au Burundi suite à la crise du troisième mandat en 2015, ne pourra pas se contredire. En particulier les potentiels soutiens de Faure Gnassingbé à l’UE, belges en particulier, se sont impliqués pour le départ de Joseph Kabila et ne pourront plus soutenir Faure Gnassingbé. Alassane Ouattara sera probablement isolé comme il l’avait été lors de la tentative de coup d’Etat au Burkina Faso en 2015, d’autant plus qu’il se plie lui-même à une limite de 2 mandats. Faure Gnassingbé est maintenant en mauvaise posture pour négocier et refuser d’offrir des garanties sur son départ certain, au plus tard en 2020.
Dans les jours et semaines qui suivront, la mobilisation dans la rue dépendra de l’évolution des données politiques. Certains opposants demandent le départ immédiat du chef de l’Etat, d’autres une garantie d’un départ en 2020. Tous sont d’accord que les tergiversations et les manœuvres dilatoires, les accords non respectés et les paroles non-tenues, les détournements de processus électoraux et les inversions de résultats doivent cesser immédiatement, et qu’il n’y a plus à discuter sur ces points. Le mot d’ordre du retour à la Constitution de 1992 « avec toutes ses conséquences » prouve la détermination.
[1] Point souligné par le militant panafricain Kofi Alouda à Paris, à Bastille, lors de la manifestation du 9 septembre 2017
Régis Marzin
Paris
10 septembre 2017
Source : Liberté No.2514 du 12 septembre 2017
27Avril.com