Pendant une semaine, ils étaient injoignables. Ministres, DG, directeurs de cabinet… tous ont pris le vol « Air Kara » pour assister aux Evala. Pendant ce temps, l’administration a tourné au ralenti du fait des absences, dans un contexte de crise économique mondiale liée à la pandémie de la Covid-19 et la guerre russo-ukrainienne. Alors que Kara était en liesse, le reste du Togo faisait le deuil, principalement la région des Savanes où plusieurs vies ont été fauchées, aussi bien par les Forces armées togolaises (FAT) que des bandes armées.
Le Togo en deuil, Kara en liesse
« Quand la maison de ton voisin brûle, il faut l’aider à éteindre le feu », répétait sans trêve feu Président Gnassingbé Eyadema. Une citation qu’il aimait utiliser pour justifier son ingérence dans les affaires des autres pays. Même si aujourd’hui, son fils tente de marcher sur ses pas en s’invitant autour des tables où personne ne le désire, à l’intérieur du pays, il a suffisamment montré que les malheurs des Togolais ne le concernent aucunement.
Le 09 juillet 2022, Faure Gnassingbé était à Kara pour le démarrage officiel des activités de la fête traditionnelle Evala. Il a assisté à « de chaudes empoignades », pour emprunter l’expression à des confrères qui ont couvert l’évènement. Dans la même nuit à Margba, village du canton de Natigou dans le Kpendjal, un drone de l’armée togolaise abattait sept personnes. Des enfants « qu’un aéronef en patrouille nocturne a pris malencontreusement pour cible », les confondant « à une colonne djihadiste en mouvement».
Si on était dans un pays normal, avec un gouvernement responsable et une armée républicaine, des démissions auraient été annoncées dans la chaine du commandement de l’opération Koundjouaré et même au sein du gouvernement, la ministre des Armées en tête. Mais nous sommes au Togo, un pays où l’on a pour seule vocation de s’accrocher à son poste, même si tout montre qu’on est notoirement incompétent.
Malgré cet évènement malheureux pour ne pas dire dramatique, la fête des Evala s’est poursuivie jusqu’à son apothéose à laquelle a participé Faure Gnassingbé. Signe que le drame que vivent les Togolais en général et principalement les populations des Savanes ne l’émeut guère. Et comme un malheureux hasard, les Evala ont pris fin sur une note tristement spéciale. Le vendredi 15 juillet, des corps sans vie ont été découverts dans plusieurs villages des Savanes. Pendant ce temps, Kara fêtait les finales de la lutte Evala dans une liesse qui contraste avec la douleur des populations à quelques kilomètres de là. Bref, durant la semaine de la fête des Evala, ailleurs les gens pleuraient leurs morts. A chacun sa croix !
Mais au moment des élections, le pouvoir met tout en œuvre pour décréter toutes les régions septentrionales solidaires au régime en place. Histoire de susciter le vote ethnique. « Après tout, nous sommes tous du nord ! », ne cesse-t-on de dire aux électeurs. Mais la semaine qui s’est écoulée a vu le contraire démontré : Kara reste Kara et Savanes, les Savanes. Il n’y a plus un seul nord, mais des nords.
Evala, une fête nationale ?
La question mérite d’être posée, même si de mauvaises langues y verraient une attaque contre l’ethnie du chef de l’Etat. Il n’en est rien. Et si nous nous posons cette question, c’est parce que chaque année, les faits donnent à croire que cette fête traditionnelle est érigée au rang de fête nationale, non pas sur le papier, mais dans la pratique.
Et pour cause, la semaine écoulée, Lomé et son administration ont été désertées. Les directeurs de sociétés publiques, directeurs de cabinet, ministres, entrepreneurs, privés, etc. tous ont abandonné leurs postes ou activités pour aller se réjouir avec Faure Gnassingbé à Kara. Les rendez-vous officiels ont été planifiés pour ne pas empiéter sur le déroulement de la fête. « Je suis actuellement à Kara. Nous pouvons nous rencontrer la semaine prochaine », répondent toute honte bue des cadres de l’administration, même ceux qui ne sont pas Kabyè d’origine. L’économie du pays a été ainsi mise en veilleuse toute une semaine, au nom d’une fête.
Pourtant, le pays sort d’une crise sanitaire aux impacts économiques considérables qui a été suivie d’une crise économique liée à la guerre en Ukraine. Les conséquences de cette dernière ne sont plus à démontrer. Dans ce contexte de crise, l’heure ne devrait pas être à la réjouissance de longue durée, aux festivités et autres activités qui n’apportent rien au quotidien des Togolais. La fête des Evala, oui ! Mais cela ne doit pas mobiliser toute l’administration, encore moins les opérateurs économiques qui craignent les représailles en cas d’absence. Il faut plutôt mobiliser les énergies pour sortir le pays de la crise socioéconomique qu’il traverse, au lieu de continuer d’ériger une simple fête traditionnelle en fête nationale.
Toutes les ethnies voudraient passer une semaine dans la liesse, à rendre hommage à leurs ancêtres et en célébrant leurs cultures. Imaginons un instant que la prise de la pierre sacrée en pays Guin, la fête du haricot dans le Zio, celle des moissons Adjinukuza dans le Vo, Agbogbozan chez les Ewe, D’pontr ou N’dack en pays Bassar et Konkomba, Sintou-Djandjaagou pour les Nawdéba et Lamba, et Tingban-Paab chez les Moba, etc. mobilisent chacune toute l’administration pendant une semaine. Ce serait non seulement le chaos, mais aussi tout le pays en serait paralysé. Le traitement des dossiers va en prendre un coup. Tout ceci n’est pas possible parce que nous sommes dans une République. Le Togo en est une et toutes les ethnies doivent être traitées sur un pied d’égalité. C’est cela la paix, la réconciliation, le vivre-ensemble. Aucune ethnie ne doit se sentir privilégiée, aucune ne doit être marginalisée.
Depuis des années, personne n’a osé faire un bilan chiffré en termes de gains et de pertes pour l’économie togolaise durant la semaine de cette fête. Aujourd’hui, le contexte est différent. Le monde vit deux crises importantes, la pandémie du Covid-19 et la guerre en Ukraine dont les effets sont dévastateurs sur les économies de tous les pays. L’Afrique est plus touchée. Au-delà d’une journée, toute fête devient nuisible à tout pays qui court après le développement.
G.A.
Source : Liberté N°3658 du Mardi 09 Juillet 2022
Source : 27Avril.com