« Tout ce qui vaut la peine d’être fait, mérite et exige d’être bien fait ». Philip Dormer Stanhope
‘’Compatriotes, voici le moment de la solidarité. Que le civil partage son pain ou son vivre avec le soldat dans la rue, dans le quartier ou à son poste, au commissariat, à la gendarmerie. Quel que soit ce qui nous fera rencontrer encore un corps habillé, ne le dépassons plus sans partager notre vivre avec lui. Car après cette fête de misère, nous allons ensemble nous soulever pour mettre fin à ce régime de souffrance.’’
Tel est le contenu d’un audio d’une minute quarante-sept secondes diffusé sur les réseaux sociaux par « DEBOUT POUR LA VIE », un groupe dont le symbole est un cœur transpercé par un poignard, invitant les Togolais à des moments de partage avec les corps habillés (militaires, gendarmes, policiers) à l’occasion des fêtes de fin d’année. C’est un beau geste au regard de la méfiance et du fossé qui sépare ces corps habillés et la population civile, et ce depuis les premières heures de la lutte pour la démocratie. Fossé que le régime actuel s’évertue à creuser au nom de la conservation du pouvoir.
Quoique cet appel au partage soit un bon début, de tels gestes ne suffiraient pas à attirer les corps habillés du côté des manifestations pour l’alternance politique. Car si au Togo tout le monde convient que le régime a fait des hommes et femmes en uniformes des boucs émissaires avec lesquels on peut sympathiser, les hommes en uniforme font partie d’une institution, et il est absolument impossible de faire pencher cette institution en faveur de l’alternance si l’on feint d’ignorer ou on passe sous silence les intérêts institutionnels dans le débat sur l’alternance.
Selon les recherches sur les changements politiques dans les pays vivant sous la dictature, la loyauté de l’armée est le principal facteur du succès ou de l’échec des révoltes visant le renversement des régimes autocratiques. Dans un article publié récemment par deux chercheurs dans le Washington Post, les auteurs Nathaniel Allen et Alexander Noyes estiment que le fait que les forces de sécurité soutiennent l’opposition ou les dirigeants en place n’est pas un hasard.
Cinq facteurs expliquent la mesure dans laquelle une armée peut empêcher ou contribuer à une transition de la dictature vers un régime démocratique.
1. Des manifestations massives, inclusives et pacifiques : les militaires hésitent souvent à recourir à la violence contre des manifestants pacifiques. Plus les manifestants font preuve d’unité au-delà des différences religieuses, ethniques ou socio-économiques, plus il est difficile aux forces de sécurité de les réprimer ou d’exploiter leurs divisions.
2. La satisfaction des besoins institutionnels de l’armée : Les militaires ont tendance, avant toute chose, à privilégier les intérêts propres à leur institution. L’armée ne consent à s’engager du côté des manifestants que lorsqu’elle a des assurances que ces derniers – et leurs leaders – accepteront de protéger ou de négocier ses intérêts institutionnels. Par exemple en destituant Robert Mugabe en 2017 après 37 ans de présidence, l’armée zimbabwéenne ne cherchait qu’à protéger ses intérêts. Il en est de même en Égypte en 2011, au Soudan et en Algérie en 2019. En général lorsqu’il y a un lien étroit entre les forces armées et les dirigeants, le changement démocratique s’opère plus lentement et nécessite un certain accord et des concessions aux tenants de l’ancien régime, y compris les militaires.
3. Compréhension mutuelle entre les responsables de l’armée et ceux de l’opposition : Même lorsqu’il arrive aux forces de sécurité de résister à l’avènement de la démocratie, les leaders politiques ayant des relations personnelles profondes avec les responsables militaires peuvent avoir recours aux garanties et des concessions pour persuader les militaires de respecter la volonté populaire. Il est tout aussi crucial que les groupes d’opposition comprennent comment communiquer avec les forces de sécurité de leur pays.
4. Des pratiques de recrutement et la promotion dans l’armée : lorsque toutes les ethnies, religions et classes sociales sont représentées dans l’armée, cette dernière est susceptible de soutenir – ou du moins de ne pas s’opposer – à une transition démocratique. Même lorsque les dirigeants du pays structurent l’armée sur un favoritisme ethnique ou tribal, ils créent des frustrations qui au finish aboutissent aux rebellions de la part des groupes exclus.
5. L’influence de l’assistance militaire des pays tiers : les armées qui reçoivent une assistance militaire qui se concentre davantage sur la mise en place d’institutions militaires redevables aux citoyens, l’amélioration du contrôle financier et l’instauration de normes relatives aux droits de l’homme sont moins susceptibles de réprimer et plus enclines à s’engager aux côtés des manifestants.
Mon objectif en présentant ces 5 facteurs est d’inviter les Togolais à aller au-delà des gestes émotionnels et isolés tels que le partage de maigres repas avec les militaires, pour embrasser des stratégies plus froides, plus calculées susceptibles de couvrir l’ensemble des hommes en uniformes. L’exercice de maison ici est que les forces en lutte pour l’alternance construisent des stratégies autour des facteurs qui sont de leur ressort. Le silence des candidats à la présidentielle de 2020 sur cette question n’est pas un inconvénient ; c’est plutôt une opportunité pour ceux qui s’inscrivent dans une logique non-électoraliste.
A. Ben Yaya
Source : Togoweb.net