Fabrice Arfi et Karl Laske ont rassemblé dans un livre six ans d’enquête sur l’affaire Sarkozy-Kadhafi. « L’histoire d’une haute trahison »: la corruption d’un clan politique français par une dictature étrangère. Retour sur une histoire hors normes. Jamais, dans la longue chronique des corruptions républicaines, nous n’avons contemplé un tableau aussi dévastateur.
Avec les compliments du Guide (Fayard, 400 pages, 20 euros) raconte la déchéance d’une République, la nôtre, et l’entêtement d’un journal, le vôtre. Se lisant d’une traite, comme un roman noir où l’action ne ferait jamais de pause, ce récit par Fabrice Arfi et Karl Laske de leurs six années d’enquête pour Mediapart sur l’affaire Sarkozy-Kadhafi a l’efficacité d’un rapport clinique. Sans bavardage ni commentaire, les faits ne cessent d’y parler d’eux-mêmes. Pièce après pièce, le puzzle prend forme pour finir en une synthèse définitive d’une affaire à nulle autre pareille : l’affaire des affaires.
Jamais, dans la longue chronique des corruptions républicaines, nous n’avons contemplé un tableau aussi dévastateur. Au centre, entouré de son clan, trône Nicolas Sarkozy, soit un politicien professionnel de premier plan, longtemps leader incontesté de sa famille politique, président de la République française durant cinq années (2007-2012), aujourd’hui encore personnage public considéré. Tout autour de lui, des scènes dignes des Gorgones, ces créatures malfaisantes de la mythologie grecque dont la seule contemplation pouvait pétrifier ceux qui les regardaient. Car la vérité que les deux enquêteurs de Mediapart nous obligent à voir en face est proprement stupéfiante et effrayante.
C’est donc l’histoire d’une durable compromission avec une dictature, commencée dès 2005 alors que Nicolas Sarkozy est ministre (de l’intérieur, puis de l’économie) ; de la sollicitation d’un financement occulte substantiel par l’argent noir de ce même régime libyen ; d’une élection présidentielle dont la campagne fut corrompue par ce financement illégal venu d’un État étranger ; d’une mise en scène humanitaire (la « libération » des infirmières bulgares) pour justifier la réception triomphale de Mouammar Kadhafi fin 2007 par la République française ; d’une alliance devenue soudain encombrante quand le souffle inattendu des révolutions arabes en menaçait les secrets inavouables par le renversement populaire de la dictature qui les détenait ; d’une guerre dévastatrice, déclenchée en 2011, dont l’un des résultats, sinon des objectifs, fut d’effacer précipitamment les traces de ces compromissions, sinon leurs témoins, au premier rang desquels le dictateur lui-même, et de s’assurer que les survivants continuent de les enfouir ; et, enfin, de manœuvres incessantes et concertées pour que ces vérités ne voient pas le jour, soient délégitimées dans le débat public et ignorées par une justice empêchée.
N’eût été le travail acharné de Fabrice Arfi et Karl Laske, dont le premier article remonte au 28 juillet 2011 (le lire ici), lors de l’exploitation des documents Takieddine, avant même que la justice ne s’en saisisse, rien de tout cela ne serait su aujourd’hui, documenté, établi, connu et, espérons-le, débattu demain. Car, dans une démocratie authentique, ce scandale immense aurait déjà fait l’objet d’un débat public incessant. Les médias auraient tous suivi les pistes ouvertes par Mediapart, le camp politique adverse n’aurait cessé de demander des comptes, le Parlement aurait joué son rôle de contrôle du pouvoir exécutif, une commission d’enquête aurait été créée, des auditions publiques auraient été organisées, les interpellations auraient été nombreuses, etc.
Nous obligeant à prendre la mesure, s’il en était encore besoin, de cette faillite démocratique collective, Avec les compliments du Guide raconte comment, s’agissant des faits à portée mondiale de ce dossier – la guerre de 2011, la chute du régime et la mort du dictateur –, les démocraties britannique et américaine ne sont pas restées inertes. C’est grâce aux documents officiels, télégrammes diplomatiques ou rapports parlementaires qui y ont été rendus publics, que l’on découvre les dessous obscurs de l’intervention militaire où la France a menti sur la réalité de l’urgence humanitaire, puis allégrement dépassé le mandat confié par l’ONU et, enfin, réussi à empêcher toute issue négociée. Le tout à la surprise étonnée de ses alliés (lire l’article de François Bonnet).
Toute enquête au long cours est un puzzle dont les scoops les plus retentissants ne sont souvent qu’une des pièces, plus significative ou définitive que d’autres, donnant son sens au tableau d’ensemble. La force du livre de Fabrice Arfi et Karl Laske, c’est de n’en oublier aucune et, ce faisant, de tout mettre et remettre en place.
Cheminant chronologiquement avec eux, les voyant parfois revenir en arrière sur un détail qui leur avait d’abord échappé, accompagnant leurs propres déductions d’une trouvaille à l’autre, le lecteur regarde l’enquête avancer et le puzzle prendre forme comme s’il participait lui-même aux investigations de Mediapart. Tout s’emboîte progressivement, tout finit par faire lien, tout fait sens, tout devient cohérent et clair, dans un récit limpide, extrêmement pédagogique. Ce tout étant constitué d’une masse infinie de preuves, documents trouvés, témoignages recueillis, écoutes judiciaires, rapports de tous ordres, sans compter un matériau multimédia consistant : photographies, vidéos, SMS téléphoniques, etc.
Le fameux document révélé par Mediapart entre les deux tours de la présidentielle de 2012 (le retrouver ici), cet engagement libyen de financement électoral à hauteur de 50 millions d’euros dont la crédibilité n’est désormais plus contestée (lire là), sinon par Nicolas Sarkozy et les siens, n’est dès lors qu’une pièce parmi d’autres – le chapitre 30 du livre, qui en compte 39. Car Avec les compliments du Guide fourmille de révélations nouvelles, complétant celles déjà faites sur Mediapart, auxquelles le livre redonne leur perspective d’ensemble. Si l’on ne les dévoilera pas toutes ici, pour mieux inciter le lecteur à aller les découvrir par lui-même, le document repris sous l’onglet Prolonger de cet article en donne un large aperçu : c’est la liste des 60 questions adressées par Fabrice Arfi et Karl Laske à Nicolas Sarkozy, hélas restées sans réponses (les lire ici).
Il est toutefois une révélation, au chapitre 34, qui pèse plus que d’autres, achevant de compléter le puzzle dans sa partie la plus décisive : le circuit du financement et des versements, au-delà des promesses libyennes. Recueillant le témoignage précis d’un des personnages clés du régime, un homme de l’ombre réfugié en Égypte, Mohamed Ismail, nos deux enquêteurs font soudain le lien avec des documents en leur possession depuis 2011, ceux-là mêmes qui les avaient mis sur la piste libyenne, les archives de Ziad Takieddine. « En fait, écrivent-ils, à la manière de La Lettre volée d’Edgar Allan Poe, la clé de l’énigme se trouvait sous nos yeux depuis des années. » Dans ce fatras de documents, ils étaient en effet passés « à côté d’un élément, ou plutôt deux : une société et un virement ». Société et virement qui correspondent précisément au circuit décrit par leur source libyenne…
« En ce qui concerne le financement de la campagne, leur avait-elle confié, une partie des fonds a transité par une banque commerciale à Beyrouth et, de là, est passée par un compte bancaire en Allemagne, affilié à Ziad. D’autres sommes sont passées par des comptes bancaires au Panama et en Suisse. » Or, dans les documents Takiedinne, Fabrice Arfi et Karl Laske ont trouvé une société, immatriculée aux îles Vierges britanniques, Rossfield Ltd, qui a bénéficié d’un virement en provenance de Libye, émanant de la Libyan Arab Foreign Bank, puis passé par une banque libanaise, l’Intercontinental Bank of Lebanon, laquelle a comme « correspondent bank » pour les relations interbancaires internationales une banque allemande, la Deutsche Bank de Francfort. Exactement le circuit décrit par le témoin libyen, sans compter le fait que, depuis l’un des plus opaques paradis fiscaux au monde, Rossfield Ltd détient au moins trois comptes bancaires en Suisse, l’un chez Maerki Baumann & Co, les deux autres à la Blom Bank.
À la justice, saisie de l’affaire des financements libyens (et d’autres dossiers impliquant Nicolas Sarkozy, lire ici), d’aller maintenant jusqu’au bout de toutes ces pistes ouvertes par deux journalistes qui, pourtant, n’ont aucune de ses armes pour dénicher la vérité. Reste que, d’ores et déjà, « le dossier est là, sous nos yeux », ainsi que l’écrivent Fabrice Arfi et Karl Laske en prologue à cette « histoire d’un système de compromissions étatiques et politiques probablement inédit » sous la Ve République, qui est aussi « un nouvel épisode de l’histoire postcoloniale de la France ». Tout le mérite leur en revient, qui fait évidemment la fierté collective de Mediapart et qui, aujourd’hui, est enfin reconnu dans les journaux qui, hier, doutaient de nos révélations (lire ici la recension élogieuse de leur livre dans Le Monde).
Avec les compliments du Guide témoigne magistralement du journalisme d’intérêt public défendu dans nos colonnes numériques depuis 2008 et dont l’idéal est partagé par tout journaliste digne de ce nom. Un journalisme qui, évidemment, dérange affairistes et corrompus, au point de devoir souvent mener bataille pour s’imposer. Y compris, hélas, dans notre propre milieu professionnel. Au chapitre 38, sous un titre délicieusement ironique – « Recettes à l’étouffée » –, Arfi et Laske dévoilent ainsi les secrets de « certaine pudeurs de presse sur l’affaire libyenne ».
On y découvre notamment la censure, en 2014, par Le Point, d’une enquête confortant les révélations de Mediapart, après un appel téléphonique de l’attachée de presse de Nicolas Sarkozy. Et l’on lit, non sans sidération, la réponse que lui fit le directeur de l’hebdomadaire : « Non, mais si tu veux, le truc, nous, on n’en fait pas un truc… On n’est pas Mediapart, à accuser les gens sans preuves. Donc ce que je veux dire, c’est que nous, on ne va pas titrer “L’homme qui accuse Nicolas Sarkozy”. […] Enfin, ça n’a pas plus d’importance que ça, très franchement ; nous, nous, on le joue pas comme un truc d’investigation. »
C’est peu de le dire.
Source : www.cameroonweb.com