Sami Tchak, autoportrait au père

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Dans son dernier livre, le romancier togolais Sami Tchak fend l’armure en se faisant le passeur d’une parole paternelle empreinte de sagesse.

Avec la patience d’un Sisyphe lucide, Sami Tchak sculpte dans la pierre, tantôt tendre et accueillante, tantôt dure et réfractaire du français, le corps vibrant d’une œuvre à nulle autre pareille.

Auteur d’essais et de romans denses, polysémiques, Sadamba Tcha-Koura, de son vrai nom, s’interdit les facilités d’écriture comme les attitudes ostentatoires qui permettent à certains, société du spectacle oblige, de capturer l’œil des caméras et de monopoliser la présence médiatique.

Né au Togo en 1960, installé en région parisienne, il écrit avec la précision tranchante que permet un regard aiguisé sur le monde qui l’entoure et sur ceux, nous tous, qui s’y agitent.

Ainsi parlait mon père n’est ni un roman ni un essai : s’il fallait le qualifier, sans doute dirait-on « recueil de leçons »

Son dernier livre, bien entendu inclassable, explique pour partie à la fois son esthétique et son approche distanciée du présent, entre intimité pudique et critique acerbe du prêt-à-penser. Ainsi parlait mon père n’est ni un roman ni un essai : s’il fallait le qualifier, sans doute dirait-on « recueil de leçons », ce qui serait cependant réducteur.

Après une introduction autobiographique, Sami Tchak laisse en effet parler son père dans une première partie intitulée « Leçons de la forge ». Il ne prendra la parole à son tour qu’une centaine de pages plus tard, dans une seconde partie intitulée « Sur les flots du vaste monde ».
Profession de foi

« Le terme de “leçon” me paraissait assez souple, dans la mesure où celle-ci est reçue, transmise par le maître, et que nous en faisons ensuite ce que nous voulons, explique l’écrivain. C’est une forme moins impérative que celle de la maxime ou de la pensée définitive. »

Dans les mots de Métchéri Salifou Tcha-Koura, forgeron de Kamonda-Bowounda, au Togo, se devinent en germe la philosophie particulière et l’humour pince-sans-rire de son premier fils.

Au hasard ou presque, la leçon numéro 110 : « “Le monde est si empli de crimes impunis que nous devrions prendre garde à ne pas sanctionner des vices au très faible pouvoir de nuisance” : ainsi parla mon père, indigné que l’on ait déshonoré un de ses amis peuls qui avait eu pour ses vaches un amour pénétrant. »

Sage ? Oui, il l’était dans sa recherche d’une parole intemporelle et essentielle, faisant des éléments les plus ordinaires de l’existence le lieu de sa réflexion » se souvient Sami Tchak

« Je ne qualifierai pas mon père de philosophe, dans le sens où il n’a jamais pensé ou souhaité faire école, poursuit Tchak. Sage ? Oui, il l’était dans sa recherche d’une parole intemporelle et essentielle, faisant des éléments les plus ordinaires de l’existence le lieu de sa réflexion. J’ai à son propos tenté toutes les formes d’écriture, dont celle du récit consacré au père – qui m’a semblé un peu artificiel. J’ai finalement choisi de le ramener à sa parole. »

Ainsi parlait mon père ne peut pourtant pas être considéré comme un simple recueil de leçons à méditer, c’est beaucoup plus que cela : une forme d’autobiographie, un essai sur l’évolution du monde, un hommage à l’écriture, une profession de foi littéraire et politique…

Dès l’enfance, Sami Tchak a noté ce que lui transmettait son père, ses mots l’ont façonné aussi sûrement que le marteau façonne le fer rougi au feu de la forge. Déjà, sachant qu’il écrirait, Tchak conservait le dire paternel avec l’idée de l’utiliser dans des romans, plus tard.

Lorsqu’il a quitté le Togo, le dialogue est devenu épistolaire et téléphonique. Un frère traduisait et couchait sur le papier les lettres que le père ne pouvait pas écrire.

Ce livre se joue tout entier dans ses interstices, entre l’oral et l’écrit, entre le français et le tem, entre l’intime et l’extime, dans l’enfance des pères et la paternité des fils

Il y a d’ailleurs là une donnée fondamentale à ne pas oublier à la lecture : ce livre se joue tout entier dans ses interstices, entre l’oral et l’écrit, entre le français et le tem, entre l’intime et l’extime, dans l’enfance des pères et la paternité des fils. Il faut chercher les non-dits et les sous-entendus, s’enfoncer dans le mille-feuille du palimpseste.

Le dialogue entre Sami Tchak et son père s’est interrompu à la mort de ce dernier, en 2003, lors de son second pèlerinage à La Mecque. « Je n’arrive pas à voir concrètement sa mort, elle me semble abstraite : rien ne la prouve puisqu’il n’y en a aucune trace, confie l’auteur de Place des fêtes. Mais en restituant ses leçons, je me donne l’illusion qu’il vit à travers la parole qu’il m’a donnée. »

Je donne à mon père une place réelle, mais le livre, dans ses allers-retours, parle beaucoup plus de moi que de lui » confie Tchak
C’est lors d’une résidence de quatre mois à la Fondation des Treilles, dans le Var (sud de la France), que le projet a pris corps, parallèlement à l’écriture d’une autobiographie… qui a partiellement perdu de sa pertinence depuis.

« Cette forme littéraire s’est imposée, influencée par l’autobiographie que j’écrivais : elle porte ce que je retiens de lui et peut-être ce qui me constitue, affirme Tchak. Je donne à mon père une place réelle, mais le livre, dans ses allers-retours, parle beaucoup plus de moi que de lui. »

Leçons de vie

Les leçons de Salifou Tcha-Koura sont presque toutes rapportées à des moments de la vie de Sami Tchak ; les leçons de Sami Tchak les prolongent, y répondent, s’adressant parfois au père, parfois aux enfants. Entre les lignes s’expriment les drames d’une vie : l’absence d’amour de la mère, la mort dramatique du frère, la maladie de la fille.

« “La maladie d’un enfant n’est pas l’ultime frontière du rêve de ses parents, mais, peut-être, une épreuve qui consiste pour eux à gravir une montagne toute leur vie à la recherche du fruit précieux que beaucoup d’autres ramassent à leurs pieds” : ainsi parla mon père à une tante dont la fille avait un handicap mental. »

De quoi nous parle Tchak dans la leçon numéro 42 ? De son père, de la littérature, de sa fille atteinte de troubles du spectre autistique
De quoi nous parle Tchak dans la leçon numéro 42 ? De son père, de la littérature, de sa fille atteinte de troubles du spectre autistique. Avec la troublante pudeur d’un auteur qui soupèse la valeur de chaque mot. « J’ai évoqué plus longuement ces sujets dans l’autobiographie que j’écrivais, mais je redoute l’idée d’appâter le lecteur avec ma propre souffrance, dit-il. Je comprends, mais je me méfie d’une certaine instrumentalisation des sentiments. »

« Verticalité occidentale »

L’humilité était une valeur enseignée par le père, elle imprègne les écrits comme l’attitude publique de Sami Tchak, qui peut néanmoins se révéler terriblement caustique. Avec détachement et dérision, l’auteur de La Fête des masques et de La Couleur de l’écrivain observe les masques dont certains s’affublent et les couleurs que d’autres affichent, pour leur public.

« Il n’y a pas de parole nouvelle, chacun devient une source nouvelle de ce qui a déjà été dit, soutient-il. La parole de l’écrivain n’est pas la plus importante. Parfois j’ai l’impression que mes humeurs sur Facebook sont plus valorisées que mes livres. Il y a aujourd’hui une écoute plus attentive pour ceux qui affirment faire profession de penser, offrant aux gens des idées qu’ils peuvent reprendre et partager. Ils sont crédités d’une capacité à agir sur le monde. Il est peut-être plus difficile de réussir avec une esthétique qui ait un peu de sens et ne soit pas interchangeable. »
Je ne suis pas envieux, pour la bonne et simple raison que tout me semble relatif. En revanche, je peux éprouver des complexes en lisant un contemporain que j’admire » évoque l’écrivain

Circonspect vis-à-vis d’un monde où le paraître compte plus qu’il ne devrait, Sami Tchak sait trop bien la vanité de l’écriture et l’éphémère de la vie. « Je ne suis pas envieux, pour la bonne et simple raison que tout me semble relatif. Si untel vend plus que moi, d’autres vendent plus que lui. En revanche, je peux éprouver des complexes en lisant un contemporain que j’admire, comme Richard Millet, Jonathan Safran Foer ou Jamaica Kincaid. Cela ne coûte rien de proclamer nos dettes, cela donne une idée de leur ampleur. »

Grenades dégoupillées

Pour autant, il ne faut pas lire Ainsi parlait mon père comme le livre d’un auteur coupé du présent, dissertant sur lui-même et sur l’écriture : les « leçons » de la seconde partie sont bien souvent des grenades dégoupillées balancées au visage de la bien-pensance. Qu’il s’agisse de la domination occidentale sur le monde ou de son propre pays, Tchak ne mâche pas ses mots.

Ce que je reproche, aujourd’hui, c’est surtout le manque de vision. Le père n’en avait aucune, le fils n’en a pas non plus » soutient Tchak
« Si je suis plutôt pour le changement, je n’ai jamais été un fanatique de la démocratie en tant que telle, soutient-il. Ce que je reproche, aujourd’hui, c’est surtout le manque de vision. Le père n’en avait aucune, le fils n’en a pas non plus. Nous vivons dans un système qui, depuis cinquante ans, n’a pas donné de résultats. Toutes les ressources qu’il mobilise, c’est pour sa propre survie, ses propres fins. »

Au cœur de cette pensée politique, la « verticalité occidentale », cette idée selon laquelle « une civilisation particulière repense le monde et le façonne comme elle l’a pensé, au point qu’il devient impossible de provoquer quelque chose de radicalement différent ».

On peut essayer de battre l’Occident sur son propre terrain, mais on n’en sort pas pour autant » assène Tchak

« On peut essayer de battre l’Occident sur son propre terrain, mais on n’en sort pas pour autant, assène Tchak. On glose sur la modernité de Kigali, par exemple, mais Kigali n’invente rien, Kigali imite, Kigali est une ville au passé. Quand on évoque l’idée d’un métro, on réduit notre capacité de projection à une technologie qui existe depuis plus de cent ans, comme si notre avenir était le passé de l’Occident. » Il y a 600 entrées dans Ainsi parlait mon père ; il y a au moins autant de livres à explorer dans les leçons des Tcha-Koura, pères et fils.

Source: Jeuneafrique.com

Source : www.lomechrono.com