« Celui qui se met une corde au cou, Dieu lui donnera quelqu’un qui la tirera » – Proverbe touareg
La Nation togolaise médusée a vu ses enfants mineurs s’encanailler dans une vidéo devenue virale. Au-delà de l’indignation et de la réprobation unanimes, la vulgate a tôt fait d’attribuer cette déviance à l’influence prégnante des réseaux sociaux, à la permissivité des parents, à la facilité d’accès aux images licencieuses. Bien que recevables, ces raisons ne situent que partiellement la profondeur du mal et les causes sociologiques dont il est le symptôme.
La jeunesse a toujours été influencée par des modes et des pratiques exogènes. Il s’agit d’apports utiles à la croissance du corps social à travers la résolution du conflit de génération que leur adoption produit nécessairement. Elle n’y succombe que lorsque le corps social, affaibli et corrompu, se révèle incapable d’être le filtre d’influences adverses qui, sublimées, font entrer le jeune dans le monde des adultes. La force du tissu social permet à l’enfant d’intégrer la dialectique spéculaire nécessaire à sa projection dans un monde à la fois familier et hostile pour déployer les potentialités de renouvellement de la nation entière. Cette vision vitaliste suppose l’existence d’un terreau social stable basé sur des valeurs intangibles qui unifient et sécurisent l’adolescence en quête de repères. Tel un trapéziste, le jeune éprouve sa force et sa souplesse toutes neuves avec la certitude que sous ses pieds se trouve le solide filet de la famille et de l’ensemble de la société.
A contrario, l’affligeant spectacle de la « sextape » révèle le désespoir et l’angoisse d’une jeunesse profondément désorientée. Nos jeunes sont perclus de peur face à une société atomisée, injuste, affaiblie par l’inversion systématique des valeurs. L’anomie est perceptible dans toutes les institutions d’un État où la paupérisation et la clochardisation des citoyens sont érigées en mode de gouvernement. On ne propose à la jeunesse qu’un avenir de dépravation des mœurs, de mendicité et de délinquance.
J’entends, à travers ces tristes images, un cri déchirant. Nos enfants nous interpellent par la seule chose dont ils croient avoir la maîtrise : leurs corps. À défaut de se lacérer, de se scarifier ou de s’immoler par le feu, ils s’offrent en hosties vivantes hissées au mât du bateau ivre d’une gouvernance sans cap. Ils nous disent leur désapprobation viscérale de l’avenir que nous leur proposons. Ils nous alertent sur la vacuité de l’horizon de conducteurs de taxi moto-taxi (Zemidjan), de prostitués ou de dealers que nous leur ouvrons. Triste résistance de corps juvéniles pressentant le sort funeste que le monde des adultes persiste à leur imposer. Partout où se pose leur regard, ces frêles enfants ne voient que le contraire des valeurs que la famille et l’école professent. Ils voient la célébration et la promotion de la dépravation, de la vulgarité, du vice et du crime à commencer par le plus haut sommet de la hiérarchie sociale. Le sanctuaire même de la famille est battu en brèche par le premier magistrat de l’État. Ce qui est donné à voir à la jeunesse ce sont des délinquants ayant pignon sur rue, des criminels promus et décorés, des dealers roulant carrosse et menant grand train. Comment trouver des raisons d’espérer avec l’exemple des aînés qui ont cru à la voie de l’excellence scolaire gage de la réalisation de soi par un métier gratifiant et qui se retrouvent piégés dans le dur métier de zémidjans ou de prostitués. Ces enfants voient bien que les modèles que la société propose à leur admiration sont bien ceux qui ont fourni le moindre effort, des cancres, des tire-au-flanc qui ont su trouver le chemin des bons réseaux maffieux, des dealers, des proxénètes et des délinquants. Ils paradent et se pavanent. Ils se poussent du col et revendiquent une respectabilité factice que leur confèrent leurs innombrables soutiens institutionnels et l’indulgence coupable des juges. Comment ne pas « admirer » ces flibustiers d’une société en déliquescence, ces » happy few » de la « jet set » locale dont certains peuvent se prévaloir de l’amitié personnelle du chef de l’État sans que cela ne suscite le moindre démenti officiel.
Loin d’être une histoire de gosses dévergondés, cette vidéo montre le profond malaise social que la longue dictature a généré au Togo. Nos enfants nous disent la fausseté des valeurs qui sous-tendent notre vivre ensemble. Ils sont, bien malgré eux, à travers l’oblation de leur corps, les Cassandre d’un pays en dérive.
Tout un peuple crie haro sur ces enfants perdus de la République. Nous devons à tout le moins partager la honte de ces âmes candides au regard angoissé. Ces yeux inquiets, hagards, perdus dans le stupre de procuration nous posent la lancinante question de l’avenir que nous réservons à la terre de nos aïeux. Que choisissons-nous pour nos enfants ? Quel avenir nous leur construisons ? Avons-nous démissionné ? Sommes-nous résignés à voir le destin de nos enfants pire que le nôtre ? Saurions-nous enfin apaiser ces cœurs en perdition ? En définitive à quel abysse sommes-nous prêts à laisser dériver la terre de nos aïeux ? Il est urgent de leur répondre.
Jean-Baptiste K.
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Source : 27Avril.com