Par Tino Kossi, LIBERTE N°2799 du Vendredi 16 Novembre 2018
La question des réformes constitutionnelles attendues depuis des lustres a connu une évolution le vendredi 9 novembre dernier, avec un projet de loi adopté par le Conseil des ministres et portant modification des articles 59, 60 et 100 de la Constitution du 14 octobre 1992. Mais ce que le commun des Togolais ne sait pas, c’est que ce texte adopté par le Conseil des ministres est diamétralement opposé, en termes de contenu à la proposition faite par l’expert constitutionnaliste recruté par la CEDEAO et déployé au Togo au titre de l’appui technique au processus électoral, le Professeur Alioune Badara Fall, qui a remis le rapport de son travail depuis le 14 octobre à qui de droit. Et le texte proposé par le spécialiste prend en compte l’aspiration légitime du peuple togolais à l’alternance, avec un verrou introduit pour empêcher quiconque de faire plus de deux mandats et quelle qu’en soit la raison. Mais la suggestion du spécialiste n’arrangeant pas vraiment les affaires de son « champion » Faure Gnassingbé, le pouvoir RPT/UNIR l’a botté en touche au profit de son propre projet qui n’a que faire du désir d’alternance du peuple togolais.
Les propositions de l’expert de la CEDEAO
Le travail de l’expert constitutionnaliste recruté par la CEDEAO, le Professeur agrégé de Droit public, Professeur des Universités, Alioune Badara Fall a débuté le 24 septembre au lendemain de sa présentation, de même que celle des autres experts électoraux chargés de suivre le processus électoral dans son ensemble, lors de la 2e réunion, le 23 septembre 2018, du Comité de suivi de la mise en œuvre des recommandations pour une sortie pacifique de crise faites par les chefs d’Etat et de gouvernement de l’institution régionale réunis en sommet à Lomé le 31 juillet 2018. Et au vu de l’urgence, il a effectué le travail en un temps record et remis le rapport à qui de droit le 14 octobre dernier.
Dans sa proposition de texte, le Professeur Alioune Badara Fall a mis l’accent sur trois (03) articles fondamentaux de la Constitution du 14 octobre 1992 : 59, 60, 100, et proposé de nouvelles formulations.
« Le Président de la République est élu au suffrage universel, libre, direct, égal et
secret pour un mandat de cinq ans, renouvelable une seule fois. Nul ne peut exercer plus de deux mandats présidentiels ou proroger le mandat pour quelque motif que ce soit.
Cette disposition ne peut faire l’objet d’aucune révision », tel est le nouveau contenu proposé par l’expert pour l’article 59. Et, il l’assortit de dispositions transitoires ainsi libellées : « Le mandat dont l’exercice est en cours entre dans le décompte du nombre de mandats autorisé par l’article 59 ».
En clair, même si la nuance « en aucun cas… » qui braque le pouvoir RPT/UNIR n’a pas été utilisée, il est clair que l’aspiration légitime du peuple togolais à l’alternance a été prise en compte par l’expert de la CEDEAO dans sa reformulation de cet article.
Au niveau du 60, l’expert suggère un scrutin uninominal majoritaire à deux tours.
L’autre grande nouveauté concerne l’article 100. Voici ce que suggère le spécialiste : « La Cour constitutionnelle est composée de sept (07) membres nommés pour un mandat de six (06) ans renouvelable une seule fois.
- Deux (02) sont désignés par le Président de la République dont un (01) professeur d’université titulaire et ayant une ancienneté de dix (10) ans ;
- Un (01) est élu par l’Assemblée nationale à la majorité absolue de ses membres. Il doit être choisi en raison de ses compétences et en dehors des députés ;
- Un (01) magistrat désigné par le Conseil supérieur de la Magistrature ;
- Un (01) avocat ayant au moins dix (10) ans d’expérience, élu par ses pairs ;
- Un (01) représentant des associations de défense des droits humains et de promotion de la démocratie, titulaire au moins d’un diplôme de 3e cycle de Droit public, élu par le ou le collectif des associations ;
- Une (01) représentante des femmes élue par le ou les collectifs des associations de femmes.
Le Président de la Cour constitutionnelle est nommé par le Président de la République ».
Rappel du projet de loi adopté par le Conseil des ministres
Le Conseil des ministres réuni le vendredi 9 novembre, a adopté un projet de loi portant modification de ces trois articles.
« Il est à rappeler que le Gouvernement avait introduit en septembre 2017, un projet de loi portant modification de certains articles de la Constitution, ceci dans la vision des réformes entamées par le Président de la République.
Face à la situation sociopolitique dans notre pays, le Président de la République a appelé tous les acteurs à l’apaisement et au dialogue en vue de la préservation de la paix et de la cohésion pour favoriser la mise en oeuvre des réformes constitutionnelles et institutionnelles.
C’est dans ce contexte que la 52e Conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement de la CEDEAO a désigné deux Facilitateurs et leur a confié la mission d’appuyer les acteurs politiques togolais dans la résolution durable de la situation sociopolitique.
A l’issue des efforts menés par les deux Facilitateurs, la 53e Conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement de la CEDEAO a adopté des recommandations et décisions sur le Togo et a « invité le Gouvernement et les acteurs politiques à œuvrer en vue de l’adoption des réformes constitutionnelles en prenant en compte, entre autres, les points suivants :
- le mode de scrutin à deux tours pour l’élection du Président de la République ;
- la limitation à deux, du nombre de mandats présidentiels ;
- la recomposition de la Cour Constitutionnelle pour notamment revoir sa composition et limiter le nombre de mandat de ses membres … » », a avancé le Conseil des ministres en guise d’exposé des motifs.
« Ainsi, le nouvel article 59 fixe le mandat du Président de la République à cinq (05) ans renouvelable une seule fois.
L’article 60 nouveau, quant à lui, prévoit l’élection du Président de la République au scrutin uninominal majoritaire à deux tours.
Ainsi, lorsqu’aucun des candidats en lice n’obtient la majorité absolue des suffrages exprimés, il est organisé un second tour pour départager les deux candidats ayant obtenu le plus grand nombre de voix au premier tour.
Enfin, l’article 100 nouveau limite le mandat des membres de la Cour Constitutionnelle à six (06) ans renouvelable une seule fois.
Outre les trois premières institutions, à savoir le Président de la République, l’Assemblée Nationale et le Sénat, il prévoit également que le Conseil Supérieur de la Magistrature puisse désigner des magistrats en qualité de membres de la Cour Constitutionnelle ».
Comparaison entre les deux textes
C’est manifeste, le seul point commun entre l’avant-projet de loi portant modification des articles 59, 60 et 100 proposé par l’expert constitutionnaliste de la CEDEAO et le projet de loi adopté par le Conseil des ministres en date du 9 novembre dernier, c’est la quintessence de l’article 60 qui table sur un mode de scrutin uninominal majoritaire à deux (02) tours. C’est un secret de Polichinelle, le pouvoir RPT/UNIR a déjà accepté au moins cette modification du mode de scrutin depuis longtemps.
Les différences fondamentales se situent au niveau des articles 59 et 100. Sur l’article 59, il est clair que l’expert constitutionnaliste a pris en compte les fondements de la crise politique traversée par le Togo depuis août 2017 faite de manifestations populaires et de répression et l’aspiration fondamentale du peuple qui se résume à l’alternance à la tête du Togo. Le Professeur Alioune Badara Fall y a introduit le verrou essentiel pour contrer toute velléité de faire plus de deux mandats, même s’il a évité d’utiliser la formule « En aucun cas… » qui braque tant le régime. Mais a contrario, le pouvoir en place, dans son projet de loi adopté et qui est sans doute déjà soumis à l’appréciation de la Commission des lois constitutionnelles de l’Assemblée nationale, a fait comme si de rien était et oublié le désir d’alternance du peuple togolais. Aucun verrou n’a été inséré pour empêcher le Prince, déjà à son 3 e mandat, d’en briguer un 4e en 2020, puis un 5e en 2025, en attendant de… Au niveau de l’article 100 sur la Cour constitutionnelle, le Professeur Alioune Badara Fall a essayé de créer les conditions d’une instance plus impartiale, tranchant avec les conditions de nomination créées où elle est acquise entièrement au pouvoir. « La Cour Constitutionnelle est composée de neuf (09) membres désignés pour sept (07) ans renouvelables : -trois (03) sont désignés par le Président de la République dont un (01) en raison de ses compétences juridiques ; – trois (03) sont élus par l’Assemblée nationale à la majorité des deux tiers (2/3) de ses membres. Ils doivent être choisis en dehors des compétences juridiques ; -trois (03) sont élus par le Sénat à la majorité des deux tiers (2/3) de ses membres. Ils doivent être choisis en dehors des sénateurs. L’un d’entre eux doit être désigné en raison de ses compétences juridiques », indique l’article 100 ancien. Ainsi 3 sont nommés par le Président de la République et 6 nommés par l’Assemblée nationale en l’absence du Sénat devant en désigner 3.
Le texte de l’expert n’arrangeant pas les affaires de son « champion » Faure Gnassingbé, le pouvoir RPT/UNIR a vite fait de le botter en touche et remettre son propre projet de loi semblable à celui adopté en septembre 2017 au début de la crise politique qui trace la voie à un pouvoir no limit pour le fils, après le père qui a égrainé trente-huit (38) ans au pouvoir. Entre le pouvoir en place et la Coalition de l’opposition, il est alors aisé d’identifier le vrai obstacle à l’instauration de la démocratie et à l’avènement de l’alternance au Togo …
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