Le Dr Pierre Sans, psychiatre français à la retraite, se rend régulièrement à Madagascar et en Côte d’Ivoire. Il y a trois ans, il a travaillé dans les centres de la Saint-Camille-de-Leillis, une ONG très implantée en Afrique de l’Ouest, et dont il critique vigoureusement le fonctionnement.
Après la publication de notre reportage sur les centres de l’association Saint-Camille-de-Leillis au Bénin, nous avons été contacté par le Dr Pierre Sans. Ce psychiatre retraité, âgé de 74 ans, a souhaité apporter son éclairage sur cette ONG où il a travaillé à deux reprises, en janvier et en octobre 2014. Après ces deux mois de mission, durant lesquels il estime avoir effectué plus de 800 consultations, le praticien a préféré quitter l’association fondée par Grégoire Ahongbonon, avec qui il entretenait pourtant des relations amicales, estimant que certaines « lignes rouges » avaient été franchies.
Nous avions déjà exprimé les réserves formulées par des responsables du service psychiatrique de l’hôpital public de Parakou au sujet de l’activité de l’association. Ils dénoncent notamment l’absence de psychiatres et de contrôle du ministère de la Santé dans ses centres. L’auteur de Chroniques d’un psychiatre libertaire 1966-2016 (Broché, 2016) va plus loin, condamnant l’organisation quasi-religieuse de cette ONG et estimant qu’elle se livre à un « exercice illégal de la médecine ».
Jeune Afrique : Qu’est-ce qui vous a poussé à rejoindre l’association de Grégoire Ahongbonon ?
Dr Pierre Sans : La violence faite aux malades mentaux en Afrique. Comme beaucoup de médecins partis en mission pour l’association Saint-Camille, j’ai eu un coup de foudre. Grégoire Ahongbonon est un homme charmant avec une aura formidable. Au départ, j’étais très enthousiaste. Nous travaillions à un rythme effréné, du matin au soir, jusqu’à dix consultations de l’heure. Au cours de ma deuxième mission, j’ai décidé de tirer le rideau pour m’intéresser à l’envers du décor. C’est là que j’ai découvert la perversité du système mis en place par la Saint-Camille.
Qu’est-ce qui vous semble « pervers » dans ce système ?
J’estime qu’entre 30% et 50% des diagnostics ne sont pas corrects. Il devrait y avoir une interdiction absolue pour les aides-soignants sans formation de prescrire. Même s’ils n’y sont pas autorisés par la Saint-Camille, de facto ils s’arrogent ce droit. Or, ils sont complètement incompétents et appliquent un traitement aux malades de manière mécanique pendant des années.
Dans les centres, j’ai vu de nombreux patients diagnostiqués schizophrènes alors qu’ils ne l’étaient pas
Dans les centres, j’ai vu de nombreux patients diagnostiqués schizophrènes alors qu’ils ne l’étaient pas. Il n’y avait pas de véritable dialogue et, pour traitement, ils recevaient chaque mois une injection de neuroleptique-retard [ou à action prolongée, NDLR], en doses aveugles (sans tenir compte du poids, de la taille, du sexe) avec des effets secondaires graves : prise de poids, impuissance ou frigidité, diminution de la capacité motrice des gens, somnolence, etc.
Cette attitude est, sur le plan humain et déontologique, inacceptable. Il faut en finir avec cet exercice illégal de la médecine. Ce n’est pas parce qu’on est en Afrique, qu’on peut faire n’importe quoi.
Où se situe la ligne rouge ?
Personnellement, je suis favorable à ce que des infirmiers diplômés d’État après trois ans d’études supérieures (et qui ont légalement le droit de prescrire au Bénin, NDLR) puissent établir des diagnostics sous réserve qu’ils soient prudents et puissent être révisés par des psychiatres.
Vous qualifiez Grégoire Ahongbonon de « gourou », pourquoi ?
Grégoire Ahongbonon est un fou de Dieu. Il estime qu’il a une mission divine, non pas de soigner les malades mentaux mais de les sauver. Pour lui, le premier soin, et le plus important, c’est Dieu. Il mélange la religion et la médecine, c’est pour cette raison que je dis qu’il est un « gourou ».
Son fondamentalisme catholique empêche toute discussion et toute réforme de l’association. Néanmoins, je reconnais qu’il a un contact extraordinaire avec les patients, l’action qu’il a commencée est géniale et il s’est battu pour continuer à délivrer les patients enchaînés. Ça, c’est magnifique.
Comment expliquez-vous le succès de la Saint-Camille qui est très implantée en Afrique de l’Ouest et ne cesse de croître ?
Car les pratiques contre lesquelles elle se bat − l’enchaînement et l’enfermement des malades psychiatriques − ont lieu partout en Afrique. Grégoire Ahongbonon rend un grand service à l’État et nous autres, médecins yovo (blancs), servons de caution.
Pensez-vous qu’il faille interdire la Saint-Camille ?
Je suis favorable à ce qu’on fasse un audit indépendant. En 2014, la file active (le total de patients vus au moins une fois dans l’année soit en hospitalisation soit en consultation) était de 20 000 patients au Bénin. C’est énorme. Au lieu de laisser faire cette course folle à l’expansion, il faudrait contrôler les résultats obtenus par l’association et faire le ménage.
L’association rejette de façon catégorique le recours à la médecine traditionnelle. Quand il arrive, le patient doit choisir. Qu’est-ce que vous en pensez ?
La Saint-Camille rejette en bloc la médecine médecine traditionnelle et la pharmacopée locale, qu’elle désigne par le terme d’ « indigénat », c’est vous dire ! En agissant de manière aussi catégorique, la Saint-Camille adopte, sur le plan médical, une attitude néo-coloniale.
La médecine traditionnelle marche les trois ou six premiers mois, dans de nombreux cas. En Afrique, il peut y avoir des délires liés à des croyances et le contenu d’un délire varie d’une culture africaine à l’autre, selon qu’on est dans un pays animiste, musulman ou catholique. Le psychiatre doit donc être prudent et ne pas conclure trop vite à un accès psychotique.
Je suis favorable à la mise en place de stratégies thérapeutiques qui tiennent compte du contexte local, social, économique, culturel et religieux.
Pour ces raisons, je suis favorable à la mise en place de stratégies thérapeutiques qui tiennent compte du contexte local, social, économique, culturel et religieux. Depuis 2012, le ministère béninois de la Santé a ainsi approuvé plusieurs médicaments issus de la pharmacopée traditionnelle, sur la base de critères d’innocuité, d’efficacité et de qualité. Il faut faire preuve de bon sens et recourir à ce qui est utilisable dans le milieu.
Jeune Afrique