Pouvoir, violence et responsabilité : Au Togo, la place des justes c’est la prison. Le droit est-il mort ?

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Pouvoir, violence et responsabilité : Au Togo, la place des justes c’est la prison. Le droit est-il mort ?

« Le droit est-il mort ? » est un « cri de désespoir » du barreau de New York au printemps 1970, rapporté par Hannah Arendt. Qu’est-ce qui est à la base d’un tel cri de désespoir ? La philosophe émet plusieurs hypothèses dont la plus pertinence est le refus catégorique des Américains d’obéir aux lois scélérates, aux abus de pouvoir de leur gouvernement : « L’extraordinaire perversion que traduisent les formes modernes de la tyrannie a pour résultat que personne ne fait plus confiance à cette obligation d’une importance capitale, la soumission au droit » (Hannah Arendt, Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, traduction de Guy Durand, Paris, Calmann-Lévy, 1972, p. 53). La tyrannie a fait que les Américains ont refusé d’obéir au droit. Dans la première partie de son livre intitulée « La désobéissance civile », Hannah Arendt examine deux positions différentes sur la question du respect du droit : celle de Socrate et celle de Thoreau. Je ne m’attarderai pas sur la position de Socrate; je m’intéresserai seulement ici à celle de Thoreau. Thoreau est celui qui a passé une nuit à la prison pour avoir refusé de payer des impôts à son gouvernement, parce qu’il ne voulait pas que son pays, l’Amérique, utilise son argent pour faire la guerre aux pauvres, au Mexique. Ce refus était donc une expression de la révolte, une protestation contre des lois iniques de son pays. Thoreau écrit : « Je crois que nous devrions être hommes d’abord et sujets ensuite. Il n’est pas souhaitable de cultiver le même respect pour la loi et pour le bien. La seule obligation qui m’incombe est de faire à toute heure ce que je crois être bien. » (Henry David Thoreau, La désobéissance civile suivie de Plaidoyer pour John Bown, traduction de Louis Simon, Ottawa, La Presse, 1973, p. 57). Un peu plus loin, il dit : « Je ne suis pas né pour qu’on me force. Je veux respirer à ma guise. » (Henry David Thoreau, op. cit., p. 88) Thoreau était un révolté qui appelait les Américains à la désobéissance civile.

Les Togolais sont des révoltés contre un régime constitué par une petite minorité qui pille et met à genoux le pays. Qui, au Togo, n’est pas révolté contre ce régime immoral et odieux ? Les Kabyè, les Kotokoli, les Éwé, les Ouatchi, les Mina, les Tem, les, Moba, les Peuls, les Tchokossi, et j’en passe et des meilleurs, ont la révolte dans le sang. Ils sont tous sans exception révoltés, parce le régime en place « a piégé leurs lendemains », a volé leur avenir. Ils ne connaissent  que les privations, les humiliations, les horreurs absolues. Et ils ne veulent plus être dirigés par un régime où une poignée d’individus baigne dans l’opulence criante et révoltante, alors que la majorité manque de strict minimum, vit dans la misère, dans la dèche. Ils refusent des instruments, des otages d’un régime. Les Togolais ne sont pas nés pour qu’on les force. Ils veulent respirer comme bon leur semble. Et c’est ce qu’ils expriment par les manifestations pacifiques. Ils veulent que le régime change de tête.

Revenons à la question de départ. Le droit est-il mort au Togo ? On est tenté de répondre à cette question par l’affirmative. Comment les Togolais peuvent-ils faire confiance au droit, lorsqu’on brutalise, arrête les uns qui veulent tout simplement manifester pacifiquement pour réclamer le changement et on laisse les autres occuper les rues, les uns avec le visage fardé ou cagoulé, les autres à visage découvert, au nez et à la barbe des forces de l’ordre (des forces de l’ordre ! Que dis-je ?). Ces autres en question, c’est-à-dire les milices du parti au pouvoir, on les a vus avec des objets contondants, des machettes ou des coupe-coupe, des scies, des fusils de guerre et de chasse, des cordelettes en main. Ils ont violenté, blessé, torturé, terrorisé, tué les opposants au régime. Les milices ont occupé les rues pour y ont semé le chaos, la terreur et la mort. Mais la justice n’a rien dit. Ils étaient entrés dans des maisons bastonner, blesser, tuer les opposants, mais ils n’étaient pas inquiétés. Pourquoi les milices n’étaient-ils pas arrêtés et déférés devant la justice comme les opposants ? Les milices ont-ils, eux, le droit de sortir, lorsqu’on l’interdit aux autres citoyens ? Ont-ils le droit de casser les portails des maisons et d’y entrer avec la complicité des forces de l’ordre pour frapper, tuer, semer du désordre sans être inquiétés ? Les milices sont libres de leurs mouvements, les autres, non. Où est la justice dans ça ? Interpellé à propos desdits milices, le Ministre Yark Damehane répond : « Ce sont groupes organisés pour défendre leurs quartiers ». Soit ! Vous dites : « groupes organisés » ! Donc des milices ? Groupes organisés par qui ? Pour défendre leurs quartiers contre qui ? Mais on les a aussi vus se pavaner, à l’indifférence totale de la justice, dans les autres quartiers. Pourquoi étaient-ils allés dans les autres quartiers piller, provoquer, blesser, terroriser et tuer ? Monsieur Yark Damehane, êtes-vous le Ministre de la sécurité de tous les Togolais ?

Il y a deux poids et deux mesures pour les mêmes citoyens. Ceux qui sont du côté du régime criminel et corrompu ont le droit de faire ce qu’ils veulent, ce que bon leur semble, mais les autres n’ont pas le même droit. La loi est faite seulement pour eux. Il est leur formellement interdit de sortir, alors que les milices peuvent, eux, sortir et être maîtres des rues, des quartiers, des villes. Cela est-il juste dans un pays ? Est-ce ce qu’on appelle le droit ? La rigueur de la loi s’applique aux uns et aux autres, non. La plupart de ces milices ont été formellement identifiés. Pourquoi ne les avaient-on pas arrêtés et amenés devant la justice ?

Pourquoi enfin cet empressement de la part des juges de Lomé à juger et à condamner ceux qui demandent le départ de Faure? L’ont-ils fait à la diligence du ministre de la justice, du ministre de la sécurité et donc du chef de l’État ? Ceux qui demandent avec insistance le départ de Faure veulent vivre. Et vivre pour eux, c’est aller à l’école, apprendre un métier, trouver un domaine de travail, fonder un foyer et être responsables. C’est tout ce qu’ils demandent. Au Togo, la place des justes, c’est la prison. Les milices, on le sait, sont des bandits de grand chemin qui vivent aux crochets des riches et des grands voleurs du parti au pouvoir. Le droit est mort au Togo, puisque ceux qui sont appelés à le dire ne le disent pas. Ils agissent vite parce qu’ils reçoivent l’ordre de le faire, parce qu’ils ont peur d’avoir des ennuis, de perdre leur place, leur emploi, ou pire d’être tués. Ils ont peur des conséquences que le refus d’obéir à l’ordre injuste, illégitime, donc incompatible avec leur métier, pourrait avoir sur leurs biens, sur leur famille.

Quel juge au Togo pourrait avoir le courage de renvoyer à la maison les opposants qu’on a amenés devant lui en leur disant : vous réclamez ce qui est légitime, reconnu par le droit ? Retournez chez vous ! Quel juge ? Il sera étouffé avant même de quitter son bureau. Alors on comprend les juges togolais. Ils ont les mains liées, ils ne les ont pas libres. Les Togolais les comprennent, mais ils doivent faire preuve de courage comme on l’a vu dernièrement au Kenya. Fatigué de voir le vrai et de dire toujours le faux, David Maraga de la Cour suprême du Kenya a enfin, et pour une fois, dit le droit, quelles qu’en soient les conséquences. Les menaces d’Uhuru Kenyatta, le président sortant du Kenya, le laissent indifférent, ne lui font ni froid ni chaud. Il sait qu’il a dit le droit et que le peuple kenyan est avec lui. Il a la conscience tranquille.

Vous qui jugez et condamnez, indignez-vous et écrasez l’infâme ! Écrasez l’infâme ! Je vous y engage ! La place qu’occupe Faure aujourd’hui ne lui revient pas de droit. Vous le savez mieux que quiconque, puisque c’est vous qui connaissez et maîtrisez les arcanes du droit. Refusez d’être des instruments, cette justice des béni-oui-oui d’un régime à vie et ayez le suprême courage d’être ce soldat qui s’est fait applaudir pour avoir refusé de faire une guerre injuste : « Il est applaudi le soldat qui refuse de servir dans une guerre injuste, par ceux ceux-là même qui ne refusent pas de servir le gouvernement injuste qui fait la guerre; il est applaudi par ceux-là même dont il dédaigne et réduit à néant l’autorité » (Henry David Thoreau, op. cit., p. 70). Un juge dans une société, dans un pays, n’est pas n’importe qui. Il a prêté serment pour faire et dire ce qui est légitime, pour dire le droit. Et c’est lui qui doit faire le poids dans cette société. Le peuple togolais se bat justement pour que vous ayez les mains libres pour bien faire les choses, pour bien faire votre travail. Pour une vraie démocratie, il faut limiter l’arbitraire et éviter l’abus de l’homme de pouvoir. Et pour ce faire, il faut séparer les pouvoirs comme le recommandent Locke et Montesquieu : le législatif, l’exécutif et le judiciaire. Chaque pouvoir doit être autonome pour bien faire son travail. Et c’est ce que les Togolais demandent. N’est-ce pas légitime ? Les gens que vous avez condamnés à des peines d’emprisonnement se battent pour que vous soyez libres. Le peuple togolais se bat pour faire tomber le régime actuel qui est vicieux, criminel et déréglé. Tout dans ce régime est déréglé. La vie est déréglée, les mœurs sont déréglées. Et c’est un droit et un devoir pour un peuple de changer un régime, lorsqu’il est destructeur de vies des citoyens, de biens publics, d’économie : « Toutes les fois qu’une forme de gouvernement devient destructive de but, le peuple a le droit de la changer ou de l’abolir, et d’établir un nouveau gouvernement, en le fondant sur les principes et en l’organisant en la forme qui lui paraîtront les plus propres à lui donner la sûreté et le bonheur. » (Thomas Jefferson, La liberté et l’État, Paris, Seghers, Coll. « Vent d’ouest », 1970. P. 36)

Pour tout dire d’un mot, ceux que l’on dit des forces de l’ordre ou de la sécurité qui ont reçu l’ordre d’aller frapper leurs compatriotes avec des objets contondants, des gourdins, de les attacher avec des cordelettes, de les blesser ou de les tuer avec des balles réelles, de les terroriser, de les intimider, de leur lancer dessus des gaz lacrymogènes ne sont pas responsables de ce qu’ils ont fait. C’est vrai que leurs agissements font horreur, mais ils ne sont que des bons à rien, au visage marqué par la barbarie. Ils ne seront pas des lampistes des criminels récidivistes, des scélérats en cravate. Ils n’ont fait qu’obéir aux ordres. Les vrais responsables sont ceux qui ont donné les ordres.

La responsabilité de l’homme d’État

Si je dis que « je suis le président de tous les Togolais », cela revient à dire en d’autres mots que je suis le père de tous de les Togolais. Je suis élu pour travailler à leur bien-être. Un enfant, lorsqu’il désobéit à son père, ce dernier doit-il le torturer, le blesser, le tuer, le foutre en prison ? La politique est un lieu d’expression de la responsabilité. Et la responsabilité qui doit incomber à l’homme politique est à l’image de sa fonction. L’homme politique ou l’homme de pouvoir est l’homme de la communauté. Il doit être un homme réfléchi et doit vouer une extrême attention à tout ce qui se fait sous son autorité, aux décisions prises dans la sphère de son pouvoir. Si les conséquences occasionnées par sa délibération apparaissent nuisibles, comme c’est le cas au Togo, cette grande et éternelle saignée, sa responsabilité est absolue. Et il doit l’accepter et s’assumer. Dans tous les cas, il ne peut jamais en être délesté : « La responsabilité est un corrélat du pouvoir de sorte que l’ampleur et le type du pouvoir déterminent l’ampleur et le type de la responsabilité. » (Hans Jonas, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, traduction de Jean Greisch, Paris, Flammarion, Coll. « Champs essai », 2003, p. 246-247) Max Weber ira dans le même sens lorsqu’il écrit : « L’honneur du chef politique […], celui de l’homme d’État dirigeant, consiste justement dans la responsabilité personnelle exclusive de tout ce qu’il fait, responsabilité qu’il ne peut ni ne doit répudier ou rejeter sur un autre. » (Max Weber, Le savant et le politique, traduction de Julien Freund, Paris, Plon, Coll. « 10/18 », 1963, p. 157) Celui qui obéit se défausse de sa responsabilité parce qu’il n’exerce pas de pouvoir; il est sous ordre, même si, dans certaines circonstances, il faut savoir dire non à certains ordres. La responsabilité de l’homme d’État est rigoureusement personnelle. Celui qui se plie à un ordre ne doit répondre de rien comme le renchérit aussi bien François Ewald : « La responsabilité est une fonction du pouvoir exercé. Le pouvoir rend responsable, parce que celui qui obéit, dans la mesure même où il obéit, se décharge de sa responsabilité. Il y a ainsi une sorte d’équivalence entre pouvoir et responsabilité : le pouvoir rend responsable ; on ne peut être responsable sans exercer de pouvoir. » (François Ewald, « L’expérience de la responsabilité », dans F. Ferenczi (dir.), De quoi sommes-nous responsables ?, Paris, Le Monde, 1996, p. 20) L’histoire n’est pas du tout avare d’exemples des hommes politiques tenus pour responsables des actions commises dans la sphère de leur autorité. Il y a le cas de Slobodan Milosevic, l’ex-président Yougoslave, qui a été déféré à la CPI et accusé de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre. Il a fini ses jours en prison. Aucun de ses hommes liges n’étaient en prison avec lui. Il a répondu aux actes barbares qui étaient posés dans la sphère de son pouvoir, alors que lui-même n’était jamais sur les champs de bataille. C’est également le cas de Charles Taylor du Libéria, qui a écopé 50 ans de prison ferme et croupit actuellement à la CPI. C’est dire en fin de compte qu’on ne récolte que ce qu’on a semé dans la vie.

Tchakie Thomas Sekpona-M.

27Avril.com