L’étrange prophétie de Kossi Efoui sur le règne de Faure Gnassingbé

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Hymne à la vie et à la résilience, le nouveau roman de l’écrivain en exil évoque un Togo futuriste… qui ressemble étrangement à celui de 2017.

Les pêcheurs d’Amenopei, bourgade de l’est du Ghana, le disent : « Il y a des choses dures à compter. » Ce sont les corps des enfants qu’ils découvrent flottant dans les eaux du fleuve qui les sépare du Togo voisin, « théâtre des émeutes de la faim », que cherchent à fuir des familles entières. Mais il arrive parfois que les ténèbres soient « les coulisses de Bonne Fortune » et que la vie s’accroche à une fillette, qui devra connaître encore bien des déboires avant de ne trouver le réconfort dans les bras d’une mère en mal d’enfants.

Une femme qui aura connu elle aussi une course folle vers un avenir meilleur, loin d’un système patriarcal qui veut faire de vous une femme-objet, une femme-bétail que l’on possède et que l’on marque aux fers avant de l’offrir à un acquéreur que l’on espère généreux. Une femme qui aura vu sa cousine chercher la liberté dans les flammes de l’immolation. Une femme qui brisera ses chaînes et s’enfuira avec son amant vers de meilleurs auspices, auprès de beaux-parents généreux et accueillants.

Cantique de l’acacia, le nouveau roman de Kossi Efoui, est une fable sur ces êtres portés par un courage de vivre qui vous libère des funestes augures. Un conte animiste et poétique sur le destin. Un récit à la fois réaliste et dystopique qui, dans une écriture faite d’allers-retours, de silences et d’échos, s’entremêle à l’Histoire.

L’écrivain togolais invoque les cultures africaines anté-coloniales, évoque l’effet néfaste des destructions « francoloniales », fustige les prédations actuelles. Celui qui a quitté son pays natal en 1990, fuyant le pouvoir autoritaire de Gnassingbé Eyadéma, annonce un Togo qui, en 2021, « patauge[ant] dans une molle stabilité », sera devenu un pays « à emporter ou à déguster sur place », en proie aux appétits voraces de toutes sortes. Mais qui finira par voir son peuple se soulever pour se réapproprier l’écriture de son Histoire.

Dans Cantique de l’acacia, la question du passé et de ce qu’on choisit d’en retenir est très présente. Est-il urgent pour l’Afrique de prendre le temps de travailler à sa mémoire ?

Kossi Efoui: La question de la mémoire est urgente pour toutes les sociétés. Certains intellectuels africains disent étrangement que l’on parle tout le temps de la colonisation et qu’il faut passer à autre chose. C’est dangereux. Il n’y a rien que l’on puisse raconter en Afrique qui puisse faire fi de l’Histoire. Je ne parle pas de commémoration ; ça ne m’intéresse pas. Mais d’une méditation sur l’expérience vécue.

Quand vous évoquez la colonisation et les missionnaires qui ont brûlé les fétiches, vous vous demandez comment les Africains ont pu accepter de se renier à ce point. On vous sent nostalgique des cultures anciennes.
Oui, c’est vrai. Quand les talibans ont détruit les bouddhas de Bamiyan et les djihadistes les mausolées de Tombouctou, l’Europe semblait assister à quelque chose de dramatique pour la première fois. Mais pour moi, tout cela avait un air de déjà-vu, de déjà-vécu, car avant, les missionnaires européens, au nom des mêmes principes, se sont attaqués en Afrique à tous les symboles d’une culture. Ils ont détruit les représentations des divinités, les masques, etc.

L’Afrique doit-elle aujourd’hui renouer avec l’esprit de ses cultures anté-coloniales ?

Moi, je le fais. Sinon on perd quelque chose. On est en train de s’en rendre compte. Ce que ces cultures-là portent profondément, c’est ce qu’on appelle l’animisme. Mais l’animisme est quelque chose de transversal. Jean Malaurie dit que l’on peut être chrétien et animiste, musulman et animiste, juif, rationaliste… et animiste. Il a raison. Aujourd’hui, l’animisme s’appuie sur des principes rationalistes pour s’exprimer.

Prenons l’exemple de l’écologie. Les scientifiques nous parlent des problèmes climatiques, mais cela ne suffit pas à nous faire réagir. Alors on se met à raconter que la terre est vivante. On l’appelle par son petit nom, Gaïa, et, tout d’un coup, quelque chose est possible, on passe à l’action. En fait, en procédant ainsi, on accueille un principe animiste dans le savoir scientifique. Les gens agissent non pas parce qu’ils savent mais parce que, tout à coup, ils sont motivés par une adhésion d’âme à âme, la leur et celle de la terre. Si l’on ne reconquiert pas ça, le monde se dessèche. C’est ça que les missionnaires ont essayé, sans succès, de tuer.

Cantique de l’acacia montre des femmes fortes qui doivent résister et combattre un système patriarcal qui les opprime. Est-ce un roman féministe ?

Oui, c’est un roman féministe, non pas parce que je l’ai voulu ainsi, mais parce que je ne suis pas à distance des femmes dont je parle. C’est ainsi que je vois ma sœur, ma mère, ma fiancée… Quand je pense à elles, je voudrais voir Olympe de Gouges. Elles sont mes initiatrices : elles m’ont appris le courage de vivre.

« Seuls les noms des pays cités sont réels. Toute coïncidence avec l’Histoire est l’œuvre du lecteur », écrivez-vous. Mais Cantique de l’acacia rencontre l’histoire réelle, celle qui s’écrit en ce moment au Togo…

Oui, je suis étonné par cette coïncidence, la réalité rejoint mon livre. Ce passage dans le roman est venu tardivement dans l’écriture. Je n’avais pas spécialement envie de parler du Togo, mais c’est comme si le Togo s’était imposé. Je ne pouvais pas faire l’impasse dessus.

Comment expliquer cette mobilisation soudaine de la société civile ?
A vrai dire, ça date de 1990. Régulièrement, depuis cette période, le peuple se soulève, s’oppose à la famille mafieuse qui dirige le Togo. On lui tire dessus et alors il se calme. Tout se fait loin des caméras. Ces gens-là n’ont aucun scrupule. Ils descendent dans les quartiers, entrent dans les maisons et tuent. C’est ce qui risque de se passer. Les premiers morts sont déjà là. Ça a commencé.

L’expérience du Burkina a-t-elle inspiré les Togolais ?

Oui, je le crois. Au Togo, on a été jusqu’à présent d’échec en échec face à ce système soutenu de l’extérieur pour je ne sais quelle raison. Le Togo n’est pas particulièrement intéressant d’un point de vue économique pour la France, qui a néanmoins conservé sa coopération militaire.

Quel rôle peut jouer l’armée togolaise, justement ?

Si l’armée n’était pas intervenue en 1990, on mettait Eyadéma dehors. On en avait les moyens. Ce que l’armée peut faire aujourd’hui ? La boucler et rester dans les casernes ! J’entends ici et là qu’il y aurait chez les militaires des éléments qui seraient du côté du peuple pour le changement et la démocratie. Je n’ai aucune confiance en eux. Qu’ils laissent le peuple décider de lui-même ! Ceci étant dit, un scénario à la ghanéenne, à l’image de ce qui s’est passé avec Rawlings, qui avait une réelle ambition démocratique, ne serait peut-être pas inintéressant.

L’opposition a toujours du mal à s’unir…

En effet, on est dans des conflits de personnes… c’est vraiment dommage. Il y a des retours en grâce. Le problème, c’est qu’au Togo, les intellectuels sont compromis avec ce pouvoir depuis le début, en 1967. Dans mon roman, pour le personnage Da Silvera qui, après avoir contribué à installer un système de terreur, parle de Rimbaud et est invité partout comme écrivain, j’ai pris un modèle togolais. Je ne dirai pas son nom mais tous les Togolais le reconnaîtront !

Heureusement, culturellement et artistiquement, il se passe des choses. Et il ne faut jamais sous-estimer cette résistance politique à travers les arts et les attitudes. Il existe toute une production artistique nourrie de la colère. C’est ce qu’expriment le rap togolais et la musique de manière générale. Il va bien falloir créer des chansons pour l’enterrement de ceux qui sont morts sous les balles…

Est-ce le début de la fin ? La dynastie Gnassingbé sera-t-elle, comme celle de Koyaga dans votre roman, celle « qui n’aura pas su compter jusqu’à trois » ?

Je crois qu’en effet elle ne saura pas « compter jusqu’à trois ». C’est la seule prophétie du livre ! [rires]

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