L’Homme

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Je me baserai sur deux citations. Elles sont de deux théologiens, mais ce n’est pas sur un sujet de théologie que je veux disserter. Le premier est un protestant. Le second est un catholique, mieux, un ancien Chef de l’Église catholique, le Pape Jean-Paul II. Ce qui m’intéresse, c’est que les deux donnent leur définition de l’homme, les deux se complétant. Et moi, ce que je chercherai, c’est d’appliquer ces définitions à ce qui se passe au Togo dans les circonstances actuelles. Je répète que je ne me situe pas sur le plan religieux ou théologique. Je ne suis ni pasteur, ni théologien.

Le théologien protestant, plus précisément adventiste, Alfred-Félix Vaucher écrit : « Sans l’homme, l’univers serait un non-sens » i.

Le Pape Jean-Paul II dit quant à lui : « L’homme se reconnaît en tant qu’être éthique, capable d’agir selon les critères du bien et du mal, et non pas seulement ceux du profit et du plaisir ».

La première définition pourrait être interprétée comme une sorte d’exaltation de l’orgueil humain, l’homme créé, à l’image de Dieu selon la Bible, ayant une partie de Ses attributs, en particulier la capacité de réfléchir et de jouir de la liberté. Plus modestement, nous dirons que l’homme, le dernier venu dans la création à qui Dieu a accordé le privilège et la mission de nommer tous les animaux et toute chose (le don du langage donc qui lui donne la suprématie sur tout), est à une position élevée dans l’œuvre de Dieu. ii Plus modestement donc, l’homme est une valeur que ne sont ni les bêtes ni les plantes. Pour appliquer cette assertion au cas togolais, nous dirons que l’univers togolais serait un non-sens sans l’homme togolais (homme et femme, comme Dieu les a créés).

Sans l’homme togolais, sans le respect de l’intégrité physique, de la dignité, de la vie de l’homme togolais, ni la Constitution, ni l’État, ni l’administration, ni la justice, ni le système de santé ou d’éducation….ni même la géographie, le paysage togolais que nous célébrons dans le beau chant patriotique, L’Éternel bénisse le Togo n’aurait pas de sens.

Et, à l’heure où le doute, l’angoisse, les incertitudes du lendemain, au vu de tout ce qui se passe, envahissent un grand nombre d’entre nous, l’interrogation sur le sens de notre vie ne vient-elle pas nous hanter ? Et ce, d’autant plus que les gens qui sont dans une position telle qu’ils devraient nous rassurer, sont ceux-là mêmes qui, par leurs comportements quotidiens depuis des décennies, nous font douter du sens de notre existence.

Et c’est sur ce plan que j’évoquerai la tragédie planétaire que nous vivons depuis quelques mois, celle du coronavirus.

A l’heure où les responsables de plusieurs pays, sinon de tous, prennent des mesures pour lutter contre le mal et les annoncent de différentes manières, nous attendions… attendions celles arrêtées par les nôtres. Enfin, ils les annoncent. Mais quoi ? Des mots, des concepts auxquels les oreilles de certains d’entre nous étaient habituées depuis l’instauration de ce régime en 1963 : couvre-feu, ordonnances, État d’urgence. Bien sûr que certaines des mesures ne sont pas différentes de celles décrétées par d’autres pouvoirs en Afrique et même dans le monde. Mais l’histoire du Togo est telle que, ceux qui l’ont vécue, en écoutant le discours de Gnassingbé sur le coronavirus, y ont vu le retour de l’année du coup d’État marqué par l’assassinat du Président Sylvanus Olympio. Le plus grave, ce n’est pas seulement que, sur un plan simplement théorique, l’intellectuel togolais pourrait, non sans un sourire ironique, observer que ces gens ne savent rien inventer de neuf et d’original, en dehors de ce qu’ils savent pratiquer et pratiquent depuis des décennies, parfois sous des formes déguisées, mais la gravité de la situation, c’est que, dans la réalité ces mesures se traduisent dans des actes qui défigurent, meurtrissent, déshumanisent, anéantissent l’homme.

Prenons le couvre-feu, mot dont l’évocation traumatise un Togolais qui a vécu l’atmosphère instaurée par les militaires au lendemain du coup d’État de 1963. Le même traumatisme est revenu, si l’on peut s’exprimer ainsi, à la faveur du coronavirus : bastonnades, fouettages parfois à mort, sans autre forme de procès de citoyens surpris sur un sentier, dans une rue au-delà de l’heure à laquelle commence le couvre-feu, par les forces dites de l’ordre.

Représentez-vous ce qui est arrivé à un vieillard surpris dans la nuit par une patrouille. Les agents en uniforme lui ont intimé l’ordre de se mettre à genoux devant eux. Il s’est exécuté. Ils lui ont dit de tendre les mains pour recevoir des coups de matraque. Il a obéi. Les agents l’ont frappé autant qu’ils le voulaient, avec un plaisir jubilatoire, ricanant comme de beaux diables, tandis que le vieillard suppliait, pleurait, gémissait. Ce n’étaient pas seulement des douleurs physiques qui lui étaient imposées, mais aussi, celles morales d’être réduit, à cet âge, au stade de l’enfant que l’on punit. Il repartit péniblement chez lui. Ses mains étaient si enflées qu’il mourait le lendemain de ce traitement. Dans une rue populeuse, un jeune homme a osé résister aux policiers. Nos agents en uniforme ont la conviction qu’aucun civil n‘a le droit de leur tenir tête. Le civil doit avoir peur de l’homme en uniforme. Il doit obtempérer, c’est tout. Et, ne demandez surtout pas à un policier, à un douanier, à un gendarme, encore moins à un militaire de dialoguer avec un civil. Le jeune homme dont nous parlons, torse nu, portant un bermuda blanc, visiblement plus petit et plus maigre que l’agent en uniforme, osa engager une lutte corps à corps avec le militaire ou gendarme. Au premier round, ce fut le civil qui projeta à terre le militaire. Le renfort ne tarda pas à arriver et les forces dites de l’ordre se mirent en devoir de dégager le civil du corps de leur camarade et de le projeter loin, avec toute la violence que l’on peut attendre d’eux. Alors, le militaire bagarreur, se relevant, probablement animé d’une de ces colères que provoque la honte d’avoir été terrassé devant ses camardes, par un « simple civil » (l’expression est usuelle dans le vocabulaire des hommes en uniforme), prit tout son élan, fondit sur celui-ci et le frappa plusieurs fois, terriblement, de ses lourdes bottes, entre les cuisses jusqu’ à évanouissement. Sa bourse ayant éclaté, ses testicules écrasés jaillirent dehors ; il fût transporté à l’hôpital où il mourra. Une autre fois, dans un autre quartier de Lomé, Adakpamé, c’est un homme d’une quarantaine d’années, surpris dans la nuit alors qu’il était allé se soulager en dehors de son domicile ( nous sommes dans un quartier périphérique de la ville, où tous les habitants ne disposent pas de toilettes à l’intérieur de leur maison ). L’homme, appelé Dodji est retrouvé mort, étalé au sol au lever du jour, avec les stigmates de coups laissés par les forces dites de sécurité. En un autre endroit encore, c’est une vieille femme qui, elle, s’en est tirée vivante, mais avec le torse couvert de plaies, sanguinolentes, à la naissance des seins. À Kara, un couple à motocyclette a été tragiquement séparé par un violent coup de fouet administré par un homme en uniforme. La femme est tombée de la moto. Dangereusement…Combien de morts, combien de blessés, combien de handicapés à vie occasionnera le couvre-feu instauré par le régime pour combattre le coronavirus ?

À l’heure du bilan en décès, pour cause de la pandémie, comptera-t-on les citoyens morts des suites des actes de violence et de brutalité des forces dites de l’ordre, pour un supposé non-respect du couvre-feu ?

La découverte du cadavre du jeune Dodji ne pouvait pas ne pas attirer une foule nombreuse, poussant des cris horrifiés, les uns se bousculant pour le voir de très près, les autres pour lui nettoyer les excréments et autres saletés, étant donné la disposition naturelle dans laquelle il se trouvait au moment où les patrouilleurs l’avaient surpris, les autres encore, des femmes surtout, cherchant à le recouvrir de pagne. Après avoir été roué de coups de toutes sortes, ensanglanté, yeux exorbités, nez écrasé, c’est en rampant dans la brousse et en criant pour appeler à l’aide, en vain, dans l’obscurité, qu’il avait tenté de regagner son domicile.

Au milieu des cris de révolte et d’appels à la vengeance de la foule autour du cadavre de Dodji, des jeunes gens en colère, très remontés, n’hésitaient pas à clamer bien haut leur volonté d’en découdre avec les hommes en uniforme qu’ils ne veulent plus voir dans ce quartier.

On peut imaginer les désordres, les désarrois, l’ahurissement, choses susceptibles d’attirer de plus en plus de monde, provoquées par les forces dites de l’ordre à l’occasion du couvre-feu.

Or, parmi les mesures-barrières décrétées par notre « gouvernement », comme d’autres dans le monde, il y a celles de la distanciation sociale et de l’interdiction d’attroupements de personnes. Comment vouloir que ces deux mesures puissent être observées quand un évènement tragique, comme la mort de Dodji est provoqué par les agents mêmes chargés de la surveillance de l’observation du couvre-feu ?

Ceci me permet en même temps de parler de l’arrestation spectaculaire et rocambolesque de M. Agbéyomé Kodjo le 21 avril 2020 : un mouvement impressionnant de troupes, la sortie et le positionnement des chars dans le quartier d’habitation de l’ex-Premier Ministre et ex-Président de l’Assemblée Nationale, la présence et le vrombissement des hélicoptères de l’armée dans l’espace aérien autour de son domicile…Il ne fallait pas une intelligence supérieure pour prévoir qu’un tel branle-bas de combat aurait forcément pour conséquence d’attirer des foules dans la rue, surtout que la grande majorité des habitants de Lomé estime que c’est M. Agbéyomé Kodjo qui a gagné les élections présidentielles et jure d’en découdre avec l’armée si elle s’avisait de l’arrêter ou de l’enlever. Mais, ce n’est pas la déduction de l’intelligence qui a prévalu. C’est plutôt celle de la logique d’un clan qui ne peut aucunement concevoir de céder son pouvoir, soit statutairement (c’était le cas en 2005 par un acte qui s’apparente à la piraterie aérienne quand, à la mort d’Eyadema, Natchaba devait assumer la présidence par intérim), soit par voie d’élection, (c’est le cas cette année 2020, avec la surprise créée par Agbéyomé Kodjo, dans la dynamique de Monseigneur Kpodzro).

Le clan, têtu, ne cède rien, même au prix des ravages que provoquerait la propagation du coronavirus.

L’observateur de ce genre de comportement irrationnel ne peut s’empêcher de se demander si le couvre-feu, l’État d’urgence décrété, la volonté de légiférer par ordonnances….n’ont pas d’autres motivations que la lutte contre le Covid 19.

L’homme, l’homme togolais dont l’existence est menacée par la propagation du coronavirus, n’étant pas au centre des préoccupations de ce régime, on peut se demander si le pouvoir, l’armée, la police, la politique, l’administration, les discours sur le développement… tout ce que l’on peut promettre ou offrir aux Togolais ne constitue pas un non-sens. Non-sens dans lequel nous baignons.

Il y a, dans l’histoire mondiale, des tragédies humaines au cours desquelles des hommes, abusant de leur domination sur d’autres hommes, traitent ces derniers comme on traite des animaux. J’ai en ce sens deux exemples.

Le premier est celui vécu par un intellectuel juif, pendant la période hitlérienne. Ce professeur de Lettres et philologue, Victor Klemperer, était réduit à travailler comme manœuvre sous le contrôle des bourreaux nazis. Il ignorait qu’il n’était pas autorisé à lire un certain livre, ni même prendre des ouvrages à la bibliothèque de prêt. Il écrit : « Jamais, tout au long de ma vie, aucun livre ne m’a autant sonné que Le Mythe du XXe siècle de Rosenberg. Non pas que ce fût une lecture exceptionnellement profonde, difficile à comprendre ou moralement émouvante, mais parce que c’est avec ce volume que Clemens me frappa sur la tête pendant plusieurs minutes. (Clemens et Weser étaient les bourreaux spéciaux des Juifs de Dresde, on les distinguait en général l’un de l’autre comme le cogneur et le cracheur). « Comment oses-tu, cochon de Juif, avoir l’audace de lire ce livre ? » hurlait Clemens. Pour lui cela semblait être une profanation de l’hostie ».iii

Un certain nombre d’éléments appellent ici notre observation :

– commençons par l’injure « cochon » : qui n’appartient pas au clan Gnassingbé est traité en être « inférieur » au Togo des Gnassingbé, comme les non-Aryens étaient traités de sous-hommes par les Nazis sous le règne d’Hitler.

-Victor Klemperer est un savant, ce qui ne semble pas être le statut, loin s’en faut, de Clemens et de Weser, les bourreaux nazis ; ce qui n’a pas empêché Clemens de reprocher à Klemperer d’avoir lu un livre, de le frapper et de le traiter de cochon de Juif pour cette faute. N’est-il pas arrivé que, de la même façon, des intellectuels togolais subissent des traitements dégradants, une fois pris dans les filets du système ?

– les surnoms donnés aux deux bourreaux expriment bien la spécialité de l’un et de l’autre dans les tortures qu’ils faisaient subir aux Juifs : l’un les cognait, l’autre leur crachait dessus. Il est évident que dans les geôles des Gnassingbé, les mêmes types de tortures, physiques et morales sont imposés aux prisonniers.

– la profanation de « l’hostie » que constitue la lecture de certains livres par les Juifs s’apparente très bien à cette interdiction qui est faite au Togo, à quiconque n’est pas Gnassingbé d’être proclamé Président de la République.

Venons-en à la deuxième tragédie de l’histoire, pendant laquelle l’homme est traité par son semblable comme une bête.

Aimé Césaire écrit : « Il ne faut pas oublier que l’esclavage n’a rien de plus anormal que la domestication du cheval ou du bœuf. Il est donc possible qu’il reparaisse dans l’avenir sous une forme quelconque. »iv

Dans les deux situations qu’évoquent les auteurs cités, celle du supposé Aryen dominant le Juif et celle du maître face à l’esclave, les dominés sont traités d’animaux : cochon, cheval, bœuf ; l’Aryen et le maître s’octroient exclusivement le statut d’hommes.

Dans la position du clan Gnassingbé au Togo, position qu’il doit essentiellement au meurtre de Sylvanus Olympio le 13 janvier 1963, ce clan ne se comporte-t-il pas comme si les autres Togolais n’étaient que des animaux que les Gnassingbé utilisent juste pour pérenniser leur règne, qu’ils veulent ( qu’ils le disent ouvertement ou non ) faire accepter comme étant de droit divin ?

Au procès d’Hissein Habré qui a eu lieu à Dakar de 2015 à 2016, après la chute de celui-ci en 1990, l’une des victimes a raconté comment, pour s’amuser et humilier l’homme qui était entièrement en son pouvoir, Habré lui avait intimé l’ordre d’imiter différents cris d’animaux : ainsi, sous les incantations prononcées par le président-magicien, l’homme se métamorphosait, tour à tour, en crapaud pour coasser, âne pour braire, singe pour hurler, mouton pour bêler, chien pour aboyer, chat pour miauler. C’était un beau cirque ! Évidemment l’idée ne serait jamais venue à personne de se transformer en lion pour rugir devant Habré, car, c’était lui-même Habré, le Lion d’UNIR, le parti politique unique du Tchad sous son règne; (polysémie aidant, voyez-vous quelque rapport, lettre pour lettre, dans ce sigle, avec celui du parti des Gnassingbé, qui, au Togo, allait succéder au RPT ?). Parlons de lion. On ne sait jamais, un lion peut bondir sur Habré et le dévorer, alors que c’est lui qui dévorait ses compatriotes. Habré était donc Lion au Tchad, comme Mobutu Léopard au Zaïre, Eyadema Éléphant au Togo…Il serait intéressant de réfléchir sur la fascination qu’exercent sur les dictateurs certains animaux, par leur caractère vorace, leur force, leur capacité à terroriser leurs citoyens…, alors même qu’ils ont tendance à vouloir réduire leurs compatriotes au rang de bêtes inférieures, méprisables…

J’ai entendu le commandant togolais en exil, Olivier Amah, parler du traitement réservé à ses prisonniers par feu Ernest Gnassingbé, le digne fils du père qui ne démentait nullement la réputation de cruauté dont le clan est capable. Ernest Gnassingbé, faut-il le rappeler, fut de son vivant, l’homme qui faisait trembler les gens à Kara. Au camp Landja, célèbre par les traitements inhumains imposés aux ennemis du régime, on entretenait une porcherie spéciale, sale et boueuse. Les tortionnaires y emmenaient les prisonniers et leur ordonnaient d’y prendre leur bain dans la mare boueuse avec les porcs.

Aussi bien dans les prisons politiques de Habré que dans celles des Gnassingbé, des asticots et autres bestioles, générés par les cadavres en décomposition et par les déchets des détenus vivants circulaient sur le corps de ces derniers et pénètraient en eux par les orifices.

Que ce soit au Tchad sous le règne d’Hissein Habré ou au Togo des Gnassingbé, la volonté de réduire l’autre, par haine, mépris, vengeance, châtiment… à l’état d’animal est évidente.

La meilleure réponse à donner à ceux qui pratiquent de telles atrocités me semble celle-ci :

« Mais quand vous ôtez sa dignité à l’homme, il reste un homme. Ce que l’homme ose faire à l’homme est inimaginable. Il fait le pire quand il lui enlève sa dignité. La perte de cette dignité par la misère, la tyrannie, l’esclavage, ne le fait pas moins homme. Au contraire : la victime est plus homme que le bourreau. L’homme qui souffre est plus humain que l’homme qui fait souffrir. La brute se rapproche de l’animal. ». v

Tout à fait objectivement, pour appliquer cette réponse de Georges Elgozy à des situations historiques connues, les hommes, comme les maîtres d’esclaves, Hissein Habré (qui, soit dit en passant, a fait quarante mille cinq-cinq cents morts au Tchad), Gnassingbé Eyadema, Ernest Gnassingbé, Kpatcha Gnassingbé et Faure Gnassingbé (l’heure du bilan global des morts n’est pas encore venue), seraient plus proches de l’animal que leurs malheureuses victimes.

Césaire parle de la domestication du cheval ou du bœuf, comme métaphore de l‘esclavage. N’y en a-t-il pas parmi nous, qui, pour des motifs divers, des membres sincères du RPT-UNIR aux divers opposants qui se sont laissés, en toute conscience ou sans le savoir domestiquer par le système ? Lorsque l’on est dans cette dernière situation et qu’un jour on en prend conscience, la réaction normale d’un homme doit être la révolte.

« Je me révolte, donc nous sommes », dit Albert Camus dans L’homme révolté vi. Dans la situation du Togo, un seul Togolais qui prend conscience et se révolte, englobe tous les citoyens, car accepter ce système qui nous ravale tous à un état semblable à celui des animaux, ou se comporte à notre égard comme si nous lui avions tous été vendus, est humainement insupportable pour tous. Combien de fois n’entend-on pas les Togolais se plaindre en des formules comme celles-ci : « le clan Gnassingbé nous conduit comme si nous étions des moutons » ou « les Gnassingbé ne nous ont pas achetés au titre d’esclaves ». La prise de conscience du fait que nos rapports avec le clan doivent changer est une chose déjà acquise. La preuve en a été faite tout particulièrement par la révolte du 19 Août 2017. Puis par la dernière élection présidentielle.

Ne nous occupons pas du volet métaphysique de la révolte qui était certainement celui de Camus, dans sa philosophie de l’absurde. Restons terre à terre et parlons de l’homme togolais révolté, parce qu’il ne comprend pas pourquoi le ciel le priverait de ces choses dont la recherche constitue les aspirations légitimes de tout homme créé à l’image de Dieu : une vie décente, au moins deux repas par jour, une justice équitable, l’assurance d’être pris en charge et soigné dans un hôpital bien équipé quand il tombe malade, la possibilité d’envoyer ses enfants dans les bonnes écoles dans une société où les chances sont égales pour tous les citoyens, une société d’où la hantise et la peur d’être arbitrairement arrêté, battu, emprisonné, torturé serait bannie…Alors qu’une catégorie de citoyens qui sont des hommes comme lui accaparent les biens de l’État, pillent impunément les deniers publics et sont prêts à défendre leurs privilèges par les armes, au risque de massacrer, jeter en prison, chasser loin de la terre natale ceux qui osent s’opposer à leur volonté, aussi irrationnelle que farouche de conserver un pouvoir qui leur garantit ces privilèges.

« Je me révolte, donc nous sommes ». Camus, ironise sur la fameuse citation de Descartes. Nous pouvons aussi le paraphraser. Chaque Togolais doit pouvoir dire : « Je prends conscience, donc nous sommes ». L’important est de savoir de quoi l’on prend conscience. On prend conscience que cette situation dans laquelle nous évoluons tous ne saurait perdurer. Si elle perdurait, l’État, l’avenir, la nation, les valeurs humaines n’auraient plus aucun sens au Togo. La majorité des Togolais conclura au non-sens de la vie, au non-sens de l’existence.

Il est essentiel de savoir que le « nous » englobe les tortionnaires comme les suppliciés d’aujourd’hui, les tenants du pouvoir comme ceux qui en sont, par la logique de l’arbitraire, privés, les habiles fraudeurs comme ceux qui sont frauduleusement dépouillés de leurs droits, les arrogants et les humiliés, ceux qui jouissent du superflu et ceux qui manquent de tout, ceux qui font souffrir et ceux qui souffrent, les uns et les autres demeurant hommes, même si les bourreaux sont plus proches des animaux que les victimes, ceux qui rivalisent d’ardeur dans la course au matériel et ceux qui appellent ces derniers à penser aux valeurs. Il importe surtout de savoir qu’avec l’homme qui souffre, qui est humilié, injustement battu, emprisonné sans raison, torturé, condamné par une justice inéquitable, chaque Togolais doit s’identifier.

Hors de cette prise de conscience, il n’y a pas d’espoir.

Nous parlons, depuis quelques mois, des années pour certains, de transition : c’est pour créer les conditions de cet espoir que la transition est indispensable.

Nous en parlerons la prochaine fois, sur la base de la seconde citation tirée du livre de Jean-Paul II : « Entrez dans l’Espérance ».

(Á suivre)

Sénouvo Agbota Zinsou

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i. Alfred-Félix Vaucher, L’histoire du salut, éd. Vie et santé 1987, p.95
ii. Jean-Paul II, Entrez dans l‘Espérance, éd. Plon-Mame, 1994, p.67
iii. Victor Kemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, Carnets d’un philologue, éd. Albin Michel, traduction française 1996, p. 37.
iv. Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, éd. Présence Africaine 1955 et 2004, p.33
v. Georges Elgozy, dans Christian Chabanis, Dieu existe-t-il ? éd. Fayard, 1973, p. 110
vi. Albert Camus, cité dans le XXe siècle, Lagarde et Michard, éd. Bordas 1963, p. 626

Source : 27Avril.com