Les migrants victimes d’un vaste trafic d’organes en Égypte

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Dans les bas-fonds du Caire, les réfugiés qui rêvent de rejoindre l’Europe sont ciblés par les trafiquants. Les autorités n’arrivent pas à endiguer leur juteux marché.

Dans un appartement modeste de la grande périphérie du Caire, où il vit désormais, Wahib* rechigne à évoquer son histoire. Pour lui, le cauchemar a commencé il y a sept ans. Originaire du Soudan, il est alors fonctionnaire au ministère des Investissements, à Khartoum, la capitale. A son bureau, jour après jour, il découvre de multiples affaires de corruption. Devenu un témoin gênant, il est jeté en prison, où une connaissance lui propose un marché: Wahib sera muni de faux papiers et envoyé en Egypte s’il accepte de faire sortir trois femmes du pays avec lui, en avion. Il lui suffira de prétendre qu’elles sont ses épouses.

Vol d’organes pendant des opérations médicales

« Je n’avais pas le choix », explique Wahib. Il accepte et, quelques semaines plus tard, le voici au Caire. Libre, mais sans papiers. A peine arrivé, rongé par l’angoisse et pris de panique, il se plaint de maux de ventre et supplie son passeur de le transporter à l’hôpital: « D’examen en examen, j’ai reçu des explications auxquelles je n’ai rien compris. Ils ont fini par m’opérer. » Quelques jours plus tard, il est abandonné dans un appartement miteux, d’où il est expulsé peu après. Dans un bidonville du Caire, cette ville tentaculaire qu’il découvre, un compatriote lui apprend l’impensable : « Tout le monde dans le quartier, sauf moi, savait ce qui s’était produit pendant l’opération… Ils m’avaient prélevé un rein. » Des radiographies confirment la nouvelle.

Le problème est connu : depuis plusieurs années, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’Egypte est l’un des Etats le plus touchés au monde par le trafic d’organes, après la Chine, les Philippines et l’Inde. Mais l’enquête de L’Express jette une lumière crue sur cette pratique illégale. Située au carrefour du Maghreb, du Moyen-Orient, du Golfe et de l’Afrique subsaharienne, le pays attire des migrants de toutes ces régions, qui, seuls ou en famille, fuient la guerre ou la misère et rêvent d’une vie meilleure.

Depuis la fermeture de la route des Balkans, l’Egypte, au même titre que la Libye et le Maroc, est aussi devenue un point de départ privilégié vers l’Europe pour les candidats à l’exil. Il compterait 260000 réfugiés et plusieurs millions de migrants, selon le Haut Commissariat aux réfugiés. Nombre d’entre eux sont venus depuis le Soudan, l’Erythrée ou l’Ethiopie, et certains, comme les Ethiopiens et les Erythréens, ne parlent pas, ou peu, l’arabe. A la merci d’une expulsion, mal protégés par la police, victimes du racket, de violences racistes, de vols, et même de viols, beaucoup sont prêts à tout pour traverser la Méditerranée et gagner l’eldorado européen. Pour cela, toutes les idées sont bonnes. Même les plus radicales. Voilà pourquoi des milliers d’entre eux, chaque année, consentiraient à vendre un de leurs organes à des rabatteurs de laboratoires véreux, en quête de donneurs compatibles pour des patients en attente d’une greffe.

2000 dollars pour un rein

C’est le cas de Sameh, un Soudanais âgé de 37 ans, qui a fui la guerre dans le Darfour. Arrivé au Caire en juin 2015, il est accosté par un inconnu dans un café fréquenté par ses compatriotes. « L’homme prétendait travailler avec le Haut Commissariat aux réfugiés, se souvient Sameh. Il m’a proposé 10 000 dollars en échange d’un rein… C’est beaucoup d’argent, j’ai hésité. Puis j’ai dit oui. Mais à l’issue de l’opération, qui s’est plutôt bien passée, je n’ai reçu que 2000 dollars… et l’autorisation de rester dans un appartement pendant un mois de convalescence. » Dans les semaines qui suivent, il s’obstine à réclamer le reste de la somme promise, mais un prétendu avocat parvient à le convaincre qu’il sera jeté en prison s’il parle…

D’autres récits affleurent, plus terribles encore. Nombre de « vendeurs » affirment avoir été enlevés et s’être fait voler un rein ou un bout de foie. C’est le cauchemar qu’a vécu Wahib, et celui auquel a échappé de justesse Nazih. Ce réfugié érythréen de 32 ans est parvenu, en 2011, à fuir la dictature d’Asmara avec sa femme et leurs quatre enfants. Ensemble, ils se réfugient d’abord dans un camp au Soudan, puis s’en remettent à un passeur pour arriver au Caire, censé n’être qu’une étape sur la route vers la Méditerranée. Epuisés, Nazih et les siens abandonnent leur projet et s’établissent au Caire. Quelques mois après leur arrivée, pourtant, Nazih tombe dans un guet-apens tendu par son ancien passeur, un homme brutal, furieux de n’avoir pas récupéré la somme promise pour leur traversée en mer. « J’étais enfermé dans un appartement lorsque j’ai entendu des inconnus discuter du meilleur moyen d’organiser une opération afin de me prélever un rein, raconte Nazif. Ils espéraient toucher une commission. In extremis, je suis parvenu à m’enfuir… »

Certains réfugiés font même état de meurtres, pour prélever un coeur. Ces récits sont invérifiables, bien sûr, d’autant qu’une nouvelle loi, promulguée le 24 mai dernier par le président Abdel Fattah al-Sissi, a contraint la plupart des ONG étrangères à fermer leurs bureaux sur place.

Les recruteurs de vendeurs d’organes travaillent principalement au Caire, selon les représentants des communautés de migrants interrogés par L’Express. C’est là que se trouve la demande, avec des hôpitaux à la fois performants et peu regardants, qui accueillent de riches malades, souvent originaires du Golfe, prêts à payer le prix fort pour un organe sain. C’est là, aussi, que se trouve la plus grande partie de l’offre – les migrants et réfugiés qui attendent, souvent des années, le résultat de leur demande d’asile ou de relocalisation, mais aussi les Égyptiens les plus pauvres. Le nord du Sinaï, lui aussi, a longtemps été un haut lieu de passage de la traite d’êtres humains; c’est moins le cas, depuis la fin de 2013, car la zone est devenue un lieu d’affrontements entre les djihadistes et l’armée égyptienne. D’autres régions sont parfois évoquées comme des lieux de trafic d’organes, en particulier dans la presse anglo-saxonne. Mais la plupart sont trop isolées et éloignées d’hôpitaux. Restent les routes de passage des migrants, comme le triangle à l’extrême sud-ouest de l’Egypte, dans le secteur montagneux et désertique à la frontière avec le Soudan et la Libye, à proximité du Tchad, ou encore la première étape libyenne sur cette route désertique bien connue, l’oasis de Koufra.

Un marché juteux

Rabatteurs, cliniques, chirurgiens : le marché est juteux. Première étape, le malade à la recherche d’un nouveau rein verse environ 7000 euros à un hôpital ou à une clinique impliqué dans le trafic, selon Cofs (Coalition for Organ-Failure Solutions), une association spécialisée américano-égyptienne, dont les enquêteurs ont été chassés du Caire. Dans un deuxième temps, l’établissement médical, qui garde la moitié de la somme, reverse l’autre à un laboratoire : à charge pour celui-ci, qui prélève au passage environ 1000 euros de commission, d’identifier un donneur compatible, grâce à un réseau d’intermédiaires, véritables courtiers spécialisés. Restent alors 2500 euros, que se partagent l’intermédiaire et le malheureux « vendeur » – un montant souvent trop faible pour permettre à ce dernier de vivre dans de bonnes conditions, d’autant qu’une personne porteuse d’un seul rein ne peut exercer un travail physiquement éprouvant. Au fil du temps, dans ce pays où 40 % de la population vit avec moins de 2 dollars par jour, un véritable marché s’est développé autour des organes du corps humain.

En principe, selon la loi égyptienne, la vente d’organes est interdite : seul le don à titre gracieux est autorisé. Mais de simples déclarations de bonne foi du demandeur et du donneur d’organe suffisent à établir les papiers demandés par le comité responsable des greffes au sein du ministère de la Santé. Souvent, aussi, quand le cas est trop suspect, l’hôpital ou la clinique « oublie » de le déclarer. « C’est un secret de Polichinelle », assurent les chirurgiens de l’hôpital universitaire de Mansourah, à 120 kilomètres de la capitale, des pionniers dans la transplantation du rein en Egypte, réputés pour leur déontologie impeccable. « La majorité des transplantations effectuées dans le pays utilisent des organes vendus », indiquent plusieurs d’entre eux, sous le couvert de l’anonymat. L’un de ces spécialistes, Mohamed Ghoneim, a fait des apparitions à la télévision égyptienne pour dénoncer l’ampleur du problème.

Pour eux, l’explication est sociale et religieuse. Dans la plupart des pays, des organes sont prélevés sur les patients en état de mort cérébrale, avec l’accord des familles. En Egypte, cependant, la mort cérébrale n’est pas considérée comme une mort effective, et l’immense majorité des familles refuse le moindre prélèvement d’organes. En 2007, les enquêtes de plusieurs organisations égyptiennes et internationales ont entraîné une série d’arrestations et la fermeture de quelques hôpitaux incriminés. Mais ces établissements ont rouvert quelques mois plus tard, selon un représentant de Cofs. Une loi contre la traite d’êtres humains a bien été adoptée en 2010 au Parlement, mais nombre de médecins, selon nos sources, seraient hostiles à la criminalisation des ventes d’organes : si l’acheteur et le vendeur sont d’accord, estiment-ils, la justice ne devrait pas s’en mêler. Interrogés par L’Express, les ministères de l’Intérieur et de la Santé n’ont livré aucun commentaire.

Plusieurs coups de filet ont eu lieu au cours des derniers six mois, et ces opérations auraient permis de démanteler, selon les autorités égyptiennes, des réseaux de trafiquants. Les professeurs d’université et médecins arrêtés clament leur innocence. En attendant, ces jours-ci, au Caire, il est toujours courant de s’en remettre aux bons offices d’un laboratoire pour trouver un rein. Sans s’inquiéter de sa provenance.

Source : www.cameroonweb.com