“LES INSUFFISANCES DES RECOMMANDATIONS”
Faut-il en incriminer la CEDEAO ?
La feuille de route tant attendue vient d’être rendue publique. Rien de surprenant sur le contenu du document publié. Les illusions entretenues sont tombées avec beaucoup d’amertume et de déception : la feuille de route n’a pas pris en compte les propositions de la C14. Mais pouvait-il en être autrement ? Et faut-il pour autant incriminer la CEDEAO pour cela ?
Dans tous les cas, la feuille de route ne permettra pas à la C14 de résoudre le problème politique togolais.
1- Un parti pris prévisible
La feuille de route que les chefs d’État de la CEDEAO ont publié le 31 juillet 2018 porte les marques du communiqué final qui a sanctionné les travaux des discussions politiques de la journée du mercredi 27 juin 2018.
Elle suscite naturellement diverses réactions allant de la satisfaction des uns (société civile et partis politiques membres ou non membres de la C14.), à la déception des autres.
A première vue, dans la feuille de route, la CEDEAO a accédé à la demande de l’opposition sur les points relatifs au mode de scrutin à deux tours pour l’élection présidentielle, à la limitation du nombre de mandat à deux, au vote de la diaspora, à la recomposition de la Cour constitutionnelle, à l’établissement d’une liste électorale fiable, à la refonte du cadre électoral.
Sur le mode de scrutin et la limitation du mandat présidentiel, le régime, on se souvient, avait déjà cédé sous la pression populaire, en renvoyant précipitamment sa proposition de lois à l’Assemblée où elle fut adoptée par les 62 députés de l’UNIR, il y a moins d’un an. De ce point de vue, il n’y a donc rien de nouveau dans la feuille de route.
L’examen de l’ensemble de la feuille de route fait ressortir quelques faits importants : 1- dans la totalité des 24 recommandations, les chefs d’État de la CEDEAO ont repris les positions du régime, soit directement sans égard pour la C14, soit indirectement à travers des artifices diplomatiques ou rhétoriques. 2- Le flou artistique dont les recommandations sont enrobées permet à chacun de trouver son compte dans la feuille de route et de l’interpréter à sa manière et selon ses intérêts. 3- A l’exception de la limitation du mandat présidentiel, du scrutin à deux tours et du vote de la diaspora, la feuille de route n’a pris en compte aucune des revendications fondamentales formulées dans le document remis par la C14 à la facilitation.
2- La feuille de route n’est pas de nature à résoudre le problème politique togolais
Quelques-unes des recommandations illustrent bien ces propos. Il en est ainsi plus particulièrement des recommandations relatives aux ‘‘mesures de confiance et d’apaisement’’, à la ‘‘Condamnation du recours à la violence’’, au ‘‘processus électoral’’ et aux ‘‘ reformes constitutionnelles’’.
2.1- “Les mesures de confiance et d’apaisement” (recommandation n° 37.a). Dans ce domaine, il est évident que le langage de la CEDEAO a changé en faveur du régime. Les chefs d’État de l’organisation commune ne demandent plus au gouvernement de “…poursuivre les mesures de confiance et d’apaisement par la libération des personnes arrêtées dans le cadre des manifestations politiques” comme ce fut le cas dans le communiqué précédent (27 juin 2018). Ils lui demandent maintenant “…d’accélérer les procédures judiciaires (souligné par nous) relatives aux personnes arrêtées lors des manifestations politiques…“.
Mais c’est bien ce que le gouvernement avait toujours dit vouloir faire ; une manière de libérer les détenus au compte goutte, afin de les maintenir le plus longtemps possible en prison. Les chefs d’État de la CEDEAO se sont en fait rangés sur ces positions du pouvoir. Et pourtant, la libération des prisonniers politiques est le premier des préalables posés par la C14. Les rédacteurs de la feuille de route n’ont pas pris en compte ce préalable essentiel non pas seulement pour la C14, mais pour l’ensemble de l’opposition.
2.2- Condamnation du recours à la violence (recommandation n° 37.b et c). Par ailleurs, dans les dispositions 37 de la feuille de route la Conférence “ …condamne tout recours à la violence notamment l’usage d’armes réservées aux forces publiques et appelle les citoyens les ayant dérobé au cours des manifestations à les restituer aux autorités compétentes.
En appelant ‘‘…les citoyens ayant dérobé [les armes] à les restituer aux autorités compétentes…’’, la feuille de route reprend clairement la position du régime. En plus, c’est le régime qui a proclamé la disparition de deux armes lors des manifestations organisées par le PNP à Sokodé. C’est sous ce prétexte qu’il a interdit toute manifestation dans cette ville, mais aussi à Bafilo et à Mango. Aucune enquête n’a établi que des armes ont effectivement disparu ; et qu’elles ont été “dérobées“ par des “citoyens“. Non seulement la feuille de route prend position pour le régime, mais elle le fait à partir de faits non prouvés.
Enfin, que la feuille de route condamne le recours à la violence est normal ; mais dans cette situation particulière de confrontation entre le régime et son opposition, il est regrettable qu’elle ajoute que “l’usage d’armes réservées aux forces publiques” sans préciser dans quels cas. Car, dans cette situation particulière, c’est donner libre cours à la répression des manifestations dans le pays. Et surtout quand on sait que depuis 1990 en passant par 2005, c’est le pouvoir qui a toujours fait usage d’armes pour réprimer les manifestations quand le régime se sent menacé dans ses intérêts par celles-ci.
2.3 – Le processus électoral (Recommandation 37d). La suspension du processus électoral, prévue dans le communiqué du 27 juin a été levée dans les faits. Dans la feuille de route, la Conférence “exhorte le Gouvernement à procéder à la révision intégrale du fichier électoral en vue de l’organisation, le 20 décembre 2018, des Élections législatives”. Elle exhorte donc le pouvoir à poursuivre le processus électoral alors que l’essentiel des problèmes posés est encore sur le tapis, sans solution. Et elle fixe la date du 20 décembre 2018 pour les élections législatives.
Quand la médiation avait malencontreusement fixé la date du 28 novembre pour le scrutin législatif, la contestation fut telle au sein de l’opposition qu’Alpha Condé a dû déclarer que cette date ‘‘est donnée à titre indicatif’’. Qu’en est-il de la date du 20 décembre ?
2.4- Les reformes constitutionnelles (recommandation n° 38 & 39). Dans sa disposition N° 39, la conférence des Chefs d’État “recommande l’adoption de ces réformes par la voie parlementaire en vue d’accélérer le processus de leur mise en œuvre. Le cas échéant, ces reformes seront soumises aux consultations électorales“. De cette recommandation, il ressort que c’est l’Assemblée actuelle à majorité UNIR qui adoptera les réformes ; et si le quorum des 4/5 n’est pas atteint, le chef d’État va recourir au référendum selon l’article 144 de la constitution en vigueur.
La feuille de route stipule en outre que tout doit s’inscrire dans le strict respect de la Constitution togolaise.( 42 ).
C’est-à-dire celle en vigueur. On comprend donc pourquoi, nulle part, il n’est fait mention du retour à la constitution de septembre 1992, ou d’une période de rupture de 24 mois, dite de transition sans Faure Gnassingbé proposée par la C14 pour réaliser les réformes constitutionnelles et institutionnelles.
En aucun cas, il faut le souligner, la Conférence n’a abordé la question de la candidature de Faure Gnassingbe en 2020 ou celle du gouvernement de transition telle que proposée par la C14 et soutenue par la société civile. La CEDEAO donne ainsi le feu vert au pouvoir pour poursuivre la préparation des élections. C’est ce qui explique l’initiative prise par la CENI de publier unilatéralement un communiqué de presse dans ce sens le 08 août 2018.
3- Faut-il s’en prendre pour autant à la CEDEAO ?
“Un Comité paritaire de suivi” est institué par la feuille de route. Il est composé des représentants des facilitateurs et de la Commission de la CEDEAO (selon la version paraphée de la feuille de route 46 ). La C14 a-t-elle contesté cette disposition ? Quelle que soit la composition de ce comité de suivi, il n’a pas de pouvoir coercitif pour contraindre le gouvernement à réaliser la feuille de route.
Comme on le voit, la feuille de route n’est pas de nature à résoudre le problème politique togolais. La C14 a raison de manifester sa déception parce que ses propositions ne sont pas retenues. Faut-il s’en prendre pour autant à la CEDEAO ? Il fallait s’y attendre, au lieu d’entretenir la population dans l’illusion que la CEDEAO prendrait en compte les revendications essentielles formulées dans la proposition de la C14 ‘‘pour une sortie définitive de la crise sociopolitique’’.
Mettre en avant les ‘‘insuffisances majeures’’ des recommandations de l’organisation sous-régionale pour s’en prendre à elle cache mal l’échec d’une politique d’opposition. Il est encore possible que l’opposition considérée dans son ensemble tire des leçons de cet échec pour se donner une politique alternative d’opposition.
Fait à Paris le 9 août 2018.
Le Secrétaire de la CDPA-BT France.
E. BOCCOVI
Source : www.icilome.com