Dans la fosse, plusieurs milliers de jeunes Ethiopiens balancent énergiquement la tête d’avant en arrière sur des riffs de guitare dignes d’Aerosmith ou Guns N’Roses. Le spectacle est presque incongru dans cette salle d’Addis Abeba habituée à l’ambiance feutrée des concerts de jazz.
Des textes en amharique, la principale langue d’Ethiopie, et des youyous viennent alors se superposer au rythme imprimé par le batteur et le bassiste alors que le claviériste reproduit des sons de masinko, un instrument traditionnel à corde unique similaire au violon.
« On essaye de faire quelque chose de très, très différent », explique Hailu Amerga, un des quatre chanteurs et chanteuses du groupe Jano, du nom d’un morceau de tissu traditionnel aux dominantes de blanc souvent utilisé comme écharpe ou comme robe. « Le rock vient de très loin, ce n’est pas notre tradition ».
En fusionnant le rock et une musique traditionnelle reconnaissable à ses gammes pentatoniques et son instrumentation, ce groupe composé de huit membres fait figure d’extraterrestre dans le paysage musical éthiopien.
Car les artistes locaux préfèrent la pop, le reggae, le jazz ou la musique traditionnelle. Jouées lors de concerts ou crachées par des enceintes, ces musiques rythment les nuits d’Addis Abeba. La jeunesse éthiopienne aime aussi danser sur du hip-hop ouest-africain.
Le plus connu des genres musicaux éthiopiens en dehors des frontières du pays est l’éthio-jazz, style unique développé par les jazzmen locaux auquel des musiciens tels que Mulatu Astatke et Mahmoud Ahmed ont donné ses lettres de noblesse et une reconnaissance mondiale.
Cette tradition du jazz éthiopien trouve ses origines dans un mouvement lancé dans les années 20 par un brass band (cuivres et percussions) arménien invité en Ethiopie par l’empereur Haïlé Sélassié, qui avait assisté à une de leurs représentations à Jérusalem.
La scène musicale a connu une période difficile durant les 17 années de régime militaro-marxiste du colonel Mengistu. De nombreux artistes se sont exilés, rebutés par le strict contrôle d’une production musicale que l’autocrate souhaitait avant tout patriotique. La chute du régime en 1991 a été suivie d’une renaissance de la musique éthiopienne.
Mais avant Jano, le rock n’avait jamais percé en Ethiopie.
– ‘Sont-ils drogués ?’ –
« Lorsque nous nous sommes réunis la première fois, on n’avait pas prévu de fonder un groupe de rock », reconnaît Dibekulu Tafesse, un autre vocaliste de ce groupe créé en 2011 par un manager et organisateur de concerts qui a depuis quitté le bateau.
« Au départ, on avait peur d’introduire (le rock) ». C’est « l’inspiration » qui a dicté ce style, raconte-t-il.
Bill Laswell, un bassiste et producteur américain ayant travaillé sur le premier album de Jano, se souvient lui aussi de ses doutes et de ceux de l’équipe. « Je pensais que le rock serait un peu risqué pour une audience plus âgée, mais que les jeunes seraient prêts pour ce que nous faisions ».
Après deux ans de répétitions, Jano a commencé à se produire: le public a alors été décontenancé par le style peu conventionnel du groupe.
« Généralement, dans notre pays, la plupart des groupes se produisent sans trop bouger, en restant debout », explique Dibekulu Tafesse, notant le contraste avec les performances pleines d’énergie et de danse devenues la marque de fabrique de Jano sur scène.
« Certaines personnes étaient perturbées, car ce n’est pas notre culture », poursuit-il. « Les gens pensent souvent que nous prenons parfois de la drogue, alors que ce n’est pas le cas ».
– Expérimentations –
Mais si Jano revendique fièrement sa singularité, cela n’empêche pas ce groupe de brandir tout aussi haut ses racines abyssiniennes. « Les mélodies viennent d’ici, tout comme les arrangements musicaux. Tout vient d’ici », lance Haleluya Tekletsadik, une autre vocaliste.
L’ascension de Jano illustre à merveille la vague de diversification en cours sur la scène éthiopienne, avec des groupes qui n’hésitent pas à s’approprier le mélange des genres, soutient Henock Temesgen, un bassiste ayant joué pour plusieurs formations de jazz éthiopiennes.
« Beaucoup de groupes tentent des expérimentations en mélangeant la musique éthiopienne à d’autres éléments, comme le jazz, et Jano n’est qu’un +élément+ au sein de cette tendance », ajoute-t-il.
Jano compte sortir son deuxième album dans les prochains mois et enchaîne les concerts en Ethiopie et à l’étranger, où le groupe rencontre un franc succès auprès de la diaspora éthiopienne.
Mais il ne séduit pas que ses compatriotes, souligne Dibekulu Tafesse. En atteste selon lui le dernier concert du groupe à New York: « Il y avait des Afro-américains, des Latinos… tout le monde savourait la musique ».
Jeune Afrique