‘Le Vatican, c’est Fifty Shades of Gay’

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L’auteur de « Sodoma » dévoile les coulisses de son enquête et se défend à la fois de militantisme et d’anticléricalisme.

Le Point: Comment en arrive-t-on à enquêter pendant quatre ans sur l’homosexualité au sein de l’Eglise catholique ?

Frédéric Martel : Je n’ai pas de comptes à régler avec l’Eglise. Je ne bouffe pas du curé, je bouffe avec les curés ! [Rires.] J’ai conduit une pure investigation, à la fois de journaliste et de chercheur, sur un sujet que je connais bien : la question homosexuelle.

Alors que j’étais en Italie pour la publication de mon précédent livre, « Global Gay » [Flammarion, 2013], j’ai rencontré un prêtre, Francesco Lepore, qui était notamment le traducteur en latin de Benoît XVI. Il m’a raconté sa double vie et l’omniprésence des homosexuels au Vatican. Ensuite, 28 prêtres ou laïques, tous en fonctions à l’intérieur du Vatican et manifestement gays, ont été mes sources principales.

Puis 41 cardinaux, 52 évêques, 45 nonces apostoliques et des centaines de prêtres et séminaristes. Et, surtout, je suis revenu à Rome pendant quatre ans – ma technique d’enquête, c’est de savoir revenir. Je me suis rendu également sur le terrain dans une trentaine de pays, en travaillant avec des assistants et des traducteurs.

Quand vous voyez les cardinaux chez eux, ils sont plus ouverts. Ce livre, c’est comme un immense puzzle : j’ai cherché les éléments par pays et par époques ; à la fin, toutes les pièces du puzzle s’assemblent et le code secret est révélé…

Comment avez-vous eu accès à tant de prélats haut placés, alors qu’une simple recherche Google montre que vous êtes un spécialiste de la question homosexuelle ?

Il y a eu plusieurs types de situation. Des prêtres ou des évêques étaient ouvertement gays avec moi parce qu’il y a une relation amicale, voire de séduction. On se fait beaucoup draguer au Vatican, vous savez… Avec d’autres, j’ai emprunté des stratégies variées. Si j’avais annoncé que je préparais un livre sur l’homosexualité au Vatican, personne ne m’aurait reçu, c’est évident.

Mais je n’ai jamais dissimulé mon identité, caché que j’étais journaliste et écrivain ni trahi le off. Quatre des proches collaborateurs de François étaient au courant de mon projet depuis longtemps. J’ai même fini par habiter à l’intérieur du Vatican chez un cardinal, chez un évêque et chez un prêtre confesseur à la basilique Saint-Pierre. Une fois que vous êtes au cœur du système, le soir vous vous retrouvez à des dîners privés, vous n’êtes plus journaliste, vous devenez un ami.

Il y a eu énormément d’enquêtes journalistiques sur le Vatican, et pas autant de révélations. Vous êtes meilleur que les autres ?

Si un vaticaniste avait publié un tel livre, il aurait perdu son job. Pour un journaliste italien, c’est aussi très compliqué. Et, si vous êtes hétérosexuel, vous n’avez pas les codes, vous ne comprenez pas ce qui se passe. Quant aux journalistes gays, ils connaissent rarement le Vatican, ou le détestent. Voilà pourquoi personne n’a écrit ce livre. Il se trouve que je suis ouvertement gay, mais j’ai fait l’effort de m’immerger dans l’Eglise sérieusement alors qu’il y a quatre ans je ne connaissais pas les différences entre un monsignore et un nonce.

Ce livre n’aurait pas été possible il y a vingt ou même dix ans. Mais là, avec les scandales à répétition, la renonciation de Benoît XVI ou les discours délirants sur les divorcés, la masturbation ou le préservatif, le grand public a compris que le Vatican était « intrinsèquement désordonné », pour reprendre la formule du catéchisme contre l’homosexualité. Il n’y a pas d’explication rationnelle, sauf si vous comprenez qu’on est face à un mensonge d’Etat.

Vous écrivez que le pourcentage d’homosexuels est plus élevé au Vatican qu’au Castro, le quartier gay de San Francisco… N’exagérez-vous pas ?

Bien sûr qu’il y a des hétérosexuels au Vatican ; d’ailleurs, certains harcèlent des bonnes sœurs, comme vient de le reconnaître le pape François. Mais l’omniprésence d’homosexuels est le résultat d’une sociologie et de la chasteté. Pour un jeune homosexuel né dans un village italien, il y a encore quelques décennies, entrer dans les ordres, c’était la solution à un problème ; c’était passer de paria à élu. Vous vous retrouvez entre garçons, vous mettez des robes, votre mère trouve que c’est une bonne solution, car elle a compris votre secret, et les copains d’école qui déjà faisaient de mauvaises blagues vous prennent désormais pour un saint !

Tous les séminaristes et prêtres gays que j’ai interrogés m’ont confirmé que l’Eglise est un refuge pour un homosexuel, quand bien même, à l’extérieur, celle-ci tient un discours homophobe. Cette culture du secret a un vrai pouvoir d’attraction. Comment expliquer, sinon, que tant de prêtres homosexuels n’aiment pas François et lui préfèrent Benoît XVI ? Parce que les règles avec Ratzinger étaient claires : tu es homophobe à l’extérieur et à l’intérieur tu peux plus ou moins pratiquer. François, lui, est très déstabilisant : un jour il se montre pro-gay, le lendemain il condamne l’influence des homosexuels au Vatican.

Mais qu’est-ce qui vous permet d’affirmer que les gays sont majoritaires au Vatican ?

Le Vatican, c’est « Fifty Shades of Gay ». Il y a plusieurs catégories. Les homophiles, c’est-à-dire des homosexuels qui ne pratiquent pas, restent fidèles à leur vœu de chasteté mais sont façonnés par leur sensibilité. D’autres vivent mal leurs penchants et se flagellent, s’imposent des punitions – j’en fréquente un régulièrement qui essaie de se « guérir », et c’est l’un des principaux collaborateurs du pape.

D’autres encore vivent avec un partenaire stable, leur assistant ou « beau-frère ». D’autres enfin multiplient les partenaires ou ont recours à la prostitution. Plus on monte dans la hiérarchie, plus on trouve d’homosexuels. Ils se cooptent parce qu’ils se méfient des hétérosexuels. C’est un monde sans femmes. La misogynie y est abyssale. L’homosexualité est une vraie matrice dans ces lieux de pouvoir, et sa dissimulation massive est la source d’une distorsion de tous les aspects de la vie de l’Eglise.

Pour vous, au sein du clergé, on est soit homosexuel, soit hétérosexuel. Vous n’imaginez pas que des religieux puissent rester chastes ?

Il existe probablement des mystiques authentiques. Je pense que, malgré les nombreuses rumeurs, Benoît
XVI en fait partie, avec une sorte d’homophilie maîtrisée, et en cela il est une figure honnête, non hypocrite et tragique. Mais ce sont des exceptions. La chasteté a peut-être été possible à d’autres époques, ou elle fonctionne pour des cardinaux de 90 ans. Sur l’ensemble d’une vie humaine, elle est souvent un problème, et certains pensent qu’elle est même contre nature. C’est souvent un mensonge et – hélas– parfois la clé des abus sexuels.

Vous remontez votre historique au pontificat de Paul VI (19631978). En quoi aurait-il marqué un tournant ?

Les rumeurs sur l’homophilie de Paul VI sont récurrentes. L’hypothèse a été examinée très sérieusement avant sa béatification. Et son entourage était truffé d’homosexuels, ce qui est très troublant au moment où l’Eglise inaugure sa politique homophobe. Mais, pour comprendre Paul VI, il faut remonter à ce que j’appelle le « code Maritain ». Grand ami du pape, le philosophe Jacques Maritain a eu une influence considérable sur sa génération.

Dans sa jeunesse, Maritain a eu une grande « amitié d’amour » avec Ernest Psichari, qui sera ouvertement homosexuel par la suite. Plus tard, Maritain se mariera mais fera un pacte de chasteté secret. Il n’aura de cesse de s’entourer d’homosexuels, entendant les sauver en les ramenant à la chasteté. On ne peut pas comprendre l’Eglise de Paul VI à Benoît XVI sans revenir à l’époque de leur jeunesse, où la chasteté mystique, la sublimation était la voie naturelle pour ces hommes lorsqu’ils s’imaginaient avoir des mœurs contre nature. Le problème, c’est que l’époque a changé.

Quelles preuves avez-vous pour évoquer autour de Jean-Paul II un « véritable anneau de luxure » ?

Jean-Paul II reste un mystère pour moi. D’un côté un pape admirable, grand mystique, l’acteur majeur de la chute du communisme et le symbole humain de la souffrance durant sa très longue maladie ; de l’autre, un homme qui a lancé une croisade contre les gays et dont l’entourage était majoritairement homosexuel. La moitié, au minimum, de son équipe rapprochée était gay.

Dans son entourage, deux cardinaux ont même été pris dans une affaire de prostitution, rémunérant des « escorts » et des intermédiaires avec les caisses du Vatican. Tout cela est documenté dans des dossiers de police auxquels j’ai eu accès. Bien sûr, ces deux-là sont aujourd’hui dans l’opposition au pape François et critiquent violemment ses propositions favorables aux homosexuels. Le pontificat de Jean-Paul II a aussi protégé le prédateur Marcial Maciel [le fondateur de la Légion du Christ, qui a mené une double vie et multiplié les abus sexuels, NDLR], et tout le système de la protection des abus remonte à son entourage le plus proche.

Vous allez très loin en dépeignant Benoît XVI en « dandy homosexualisé » organisant une cérémonie félinienne pour son « protégé » Georg Gänswein. Ne délirez-vous pas ?

Mais ce sont eux qui délirent ! Pour la consécration de son secrétaire particulier Georg Gänswein, BenoîtXVI a organisé l’une des messes les plus extravagantes de l’Histoire. Tout le monde s’est moqué de sa relation avec le beau Georg. La presse américaine, comme Vanity Fair, a évoqué cette « homosexualisation » du pontificat de Benoît XVI.

Je trouve que mon portrait de Ratzinger, une figure complexe, efféminée et attachante, le rend plutôt sympathique. C’est quelqu’un qui a été dépassé par le système qu’il a contribué à construire. Voilà un homme très intelligent qui n’a pas réussi à résoudre son propre conflit intérieur. Je pense qu’il a été sincère sur son vœu de chasteté, mais c’est seulement un avis personnel. En tout cas, je peux affirmer que neuf des quatorze stations du chemin de croix qui mènent à sa démission sont liées au sujet de mon livre.

Certains vont dire que votre travail est la réponse gay à l’hostilité du Vatican au mariage gay.

Etre gay est la clé qui m’a permis d’écrire ce livre. Quand j’ai publié il y a vingt ans « Le rose et le noir », certains m’ont attaqué pour avoir rappelé que les gays ne s’étaient pas mobilisés assez rapidement contre
le sida entre 1982 et 1985, et pour avoir dénoncé un certain communautarisme gay. Je critique les miens.

Ne craignez-vous pas d’entretenir une confusion entre homosexualité et pédophilie ?

Les abus sexuels ne sont pas propres à l’homosexualité, c’est évident. Le plus souvent ils se déroulent dans les familles hétérosexuelles, dans les écoles. Cela étant, les victimes des prêtres sont à 80 % des garçons, selon le rapport des évêques américains ; à 85 %, selon l’enquête Spotlight. Parmi les gens que j’ai rencontrés, peu ont été accusés d’abus sexuels. Du coup, je ne comprenais pas pourquoi un évêque au courant d’une affaire pouvait protéger des pédophiles.

Peu à peu, le mystère s’est éclairci. C’est une question très complexe : l’évêque homosexuel se sent coupable puisque l’Eglise le lui a répété depuis longtemps. Et, en fait, s’il couvre un prêtre soupçonné d’abus, c’est d’abord pour se protéger lui-même. Voilà la clé. Depuis Paul VI, une puissante culture du secret a été construite pour cacher l’homosexualité d’une majorité de prélats, et c’est cette culture qui a permis à des abuseurs d’être protégés par une loi du silence qui n’a pas été érigée pour eux.

Celui qui s’en tire le mieux, finalement, dans votre livre, c’est le pape François…

Au début, je n’appréciais pas beaucoup ce jésuite argentin péroniste, avec toutes ses contradictions et ses demi-mensonges, qui sont pour lui des demi-vérités. Mais, en comprenant le piège dans lequel son opposition d’extrême droite l’a enfermé, j’ai commencé à l’aimer.

Jamais un pape n’a témoigné, en fait, d’une telle empathie pour les homosexuels et ce qu’il appelle les « périphéries ». Et, en multipliant les charges contre « les rigides qui mènent une double vie », il nous a livré la clé de l’hypocrisie du système. C’est contre-intuitif, mais ce livre restera peut-être le plus favorable jamais écrit sur le pape François par un progressiste venant de la gauche modérée, libérale, et de surcroît gay ! [Rires.]

Source : www.cameroonweb.com