Par Emmanuel Boccovi, CDPA-BT
Les deux blocages essentiels du processus de démocratisation depuis 15 ans sont la non-limitation du mandat présidentiel et le scrutin à un tour institués lors de la réécriture de la Constitution de 1992 en 2002. Dans cette longue quête populaire de l’alternance démocratique, se demander maintenant, et maintenant seulement si la limitation du mandat présidentiel en Afrique est compatible avec la culture africaine, relève d’une grossière manœuvre destinée à orienter insidieusement l’opinion togolaise vers l’acceptation passive de la perpétuation du régime politique en place. Par ailleurs, la préférence que l’on tend à donner au scrutin à un seul tour sous prétexte que le scrutin à deux tours, serait trop onéreux pour le Togo, relève des mêmes manœuvres.
Un fait est incontestable : Tant que ces deux dispositions continueront d’être en vigueur, le régime aura toujours tous les moyens de se maintenir indéfiniment au pouvoir. L’expérience des 15 dernières années de vie politique le démontre amplement. La remise en cause de la limitation du mandat présidentiel à partir de 2002 avait donné à Eyadema la possibilité de se présenter aux élections présidentielles jusqu’à sa mort. Et il s’était proclamé à chaque fois vainqueur. Son fils a pris le relais sur la base de la même disposition depuis qu’il a été imposé par des chefs militaires comme successeur naturel de son père (février 2005). Le régime a profité de la non-limitation du mandat pour organiser à chaque fois des élections frauduleuses, qui lui ont toujours assuré la confiscation du pouvoir d’Etat jusqu’à présent.
Le 12ème dialogue était sensé régler l’ensemble des problèmes politiques non résolus avant la mort d’Eyadéma, ceux liés aux conditions dans lesquelles Faure Gnassingbe a accédé au pouvoir dès le 5 février 2005, et ceux relatifs au déchaînement de la violence d’Etat pour réprimer la contestation populaire des conditions d’organisation des présidentielles d’avril 2005. La limitation du mandat présidentiel et le scrutin à deux tours comptent par conséquent parmi les questions prioritaires à inscrire à l’ordre du jour du dialogue. Ils le sont d’autant plus que le dialogue allait déboucher sur de nouvelles élections (les législatives), qui risquaient autrement de se faire dans les mêmes conditions que les précédentes.
Mais pour des raisons sur lesquelles il faudra revenir sans passion, les trois partis d’opposition ayant pris part au dialogue (le CAR, la CDPA et l’UFC) se sont gardés de poser clairement ces exigences. Et dans le document de l’APG pour les mêmes raisons, ils se sont contentés de les refouler dans le chapitre général des Réformes constitutionnelles et institutionnelles, qu’ils vont, en plus et contre toute logique, charger l’Assemblée législative à élire de faire, quand elle sera élue. Cela veut dire que cette Assemblée sera, par conséquent, élue dans les mêmes conditions toujours dénoncées à juste titre par l’opposition, et dans le même rapport des forces défavorable à celle-ci.
Cette position est d’autant plus surprenante que ces partis sont bien placés pour savoir que le régime n’a pas l’intention de faire ces réformes ; et que dans ce contexte politique particulier d’après les présidentielles contestées d’avril 2005, sa préoccupation première est d’organiser, des élections législatives le plus tôt possible, pour consolider sa position, se donner une légitimité et « normaliser » la situation politique à son profit. C’est pour en arriver là qu’il avait fini par accepter le principe de la tenue du 12ème dialogue, et que Gilbert Bawara et Yawovi Agboyibo s’étaient si intimement associés pour conduire.
L’Assemblée fut élue le 14 octobre 2007. Comme on devait s’y attendre, le parti du régime y obtint une majorité écrasante. Naturellement, elle ne mit jamais les réformes à l’ordre du jour. Le régime va finir tout de même par créer le CPDC prévu dans l’APG, pour « faire la preuve de sa bonne volonté » soi-disant, mais en réalité pour accentuer les dissensions au sein des trois partis d’opposition ayant pris part au dialogue. La CDPA n’a pas digéré de se voir exclue du cadre. Quant à l’UFC, elle n’a pas supporté voir Agboyibo nommé Premier ministre, poste qu’elle considérait devant lui revenir de droit . Comble de malheur, M. Save de Tove (donc la CPP) fut désigné Président du CPDC. L’UFC va donc boycotter le CPDC.
Les partis d’opposition membres du CPDC, en fait le CAR et l’UFC, n’ont jamais pu se mettre d’accord sur quoi que ce soit face au parti du régime. Le pouvoir en profita pour créer, le « CPDC-Rénové » en septembre 2011 et le placer sous le contrôle du Ministre de l’Intérieur en la personne de Pascal Bodjona. L’expérience va montrer que ce succédané du CPDC est avant tout une structure de diversion (pour occuper les partis de l’opposition extraparlementaire et autres « personnalités politiques »), et une structure d’accentuation des divisions au sein de l’opposition dans son ensemble.
Tous les partis et organisations associatives qui se sont sentis exclus de l’espace politique par le CPDC se ruèrent dans le « CPDC-Rénové » sans se poser de questions, juste pour afficher leur existence. Certains d’entre eux vont s’y ruer ainsi avant de se rendre compte que la « structure n’est qu’une opération d’enfumage »(sic), alors qu’il était si évident que le régime n’a aucune intention de faire les réformes qu’on lui demandait de faire depuis des années déjà. Pendant qu’on affichait ce « CPDC-Rénové » comme un cadre de dialogue « inclusif », l’opposition parlementaire de son coté boudera jusqu’au bout les réunions du « CPDC-Rénové ».
A l’issue de plus d’une douzaine de rencontres, le « CPDC-Rénové » déposa à la Présidence un rapport, qui y fut mis sous clé. On était à la veille des élections législatives de 2012. Le scrutin se tiendra en 2013 dans les mêmes conditions que les précédentes. Les réformes n’auront pas lieu. Et tout se passera comme si le « CPDC-Rénové » lui non plus n’avait jamais existé.
Entre-temps, le régime aura branché l’opinion sur l’idée de la « Commission Vérité, Justice, Réconciliation » (CVJR). Elle fut annoncée dans l’APG au même titre que les réformes constitutionnelles et institutionnelles. Comme toujours, une propagande sans retenue va entretenir l’opinion dans la croyance qu’à l’instar de l’Afrique du Sud, la CVJR va permettre de résoudre « la crise politique » à travers la réconciliation des Togolais entre eux. Comme si l’évolution de la situation politique sud-africaine était comparable à celle du Togo ! Du côté du régime comme du côté du courant majoritaire de l’opposition, on s’est bien gardé de dire aux Togolais que l’initiative de la « Commission Vérité Réconciliation » ne fut pas prise en Afrique du Sud pendant la lutte anti-apartheid, mais après le changement, autrement dit après une franche alternance au pouvoir, avec un anti-apartheid résolu à la tête de l’Etat sud-africain.
Le régime togolais finit par installer la « Commission Vérité Justice Réconciliation » en mars 2009, en fait à la veille du scrutin présidentiel de 2010. Mais la Commission ne déposera son rapport qu’en 2012. Ce pendant, le rapport a tout de même souligné l’urgence de faire des réformes constitutionnelles et institutionnelles. Une fois encore, c’est deux années plus tard que le régime confiera au HCRRUN le soin d’étudier les conditions de la mise en œuvre des recommandations de la CVJR. On est à la veille des présidentielles de 2015.
Au lieu de s’attaquer à la question fondamentale du scrutin à deux tours et de la limitation du mandat présidentiel, le HCRRUN donna dans la diversion en organisant un atelier où il invitera des pays étrangers, (le Ghana et le Maroc) sous prétexte de tirer des leçons des expériences de ces pays dans le domaine des réformes politiques. Contre toute attente, l’atelier souligne lui aussi la nécessité des réformes constitutionnelles et institutionnelles, et fait ressortir parmi elles la limitation du mandat présidentiel et le retour au scrutin à deux tours comme des urgences.
Le rapport du colloque prit du temps pour parvenir à la Présidence, où il ne fit aucun écho, tout comme le rapport du « CPDC-Rénové.» Puis, lors d’un voyage en Allemagne en 2017, Faure Gnassingbe déclare à la presse qu’il s’interroge « sur la limitation du mandat présidentiel » et qu’il se demande « si on peut appliquer la même règle à tous les pays ». La question de la limitation du mandat présidentiel est difficile ; estime-il. Il voudrait qu’elle fasse l’objet d’un débat « ouvert sans tabou et sans arrière-pensée » Et il poursuit : « Mon souhait en tant qu’Africain, c’est que ce débat soit mené par nos intellectuels, les universitaires qui puissent nous donner des pistes de réflexion ».
Faure va ainsi remettre le compteur à zéro sur la question de la limitation du mandat présidentiel. Et il va créer sa Commission de réflexion sur les réformes constitutionnelles et institutionnelles, une « Commission d’universitaires et d’intellectuels » dont la mission est donc de réfléchir pour proposer sur les réformes un texte… qui s’inspire de la culture togolaise et africaine ! La Commission sera placée sous la présidence de l’indispensable Awa Nana Daboya. La réflexion ne portera d’ailleurs plus seulement sur les seules réformes politiques. On parle désormais de « réformes globales… » !
La première décision de la commission est d’aller de préfecture en préfecture sur l’ensemble du territoire, soi-disant pour prendre l’avis « des communautés de base» avant probablement de s’asseoir pour commencer à réfléchir au texte à proposer. On est à moins d’une année des élections législatives de 2018.
Il ressort clairement de ce parcours, que l’évolution de la question des réformes constitutionnelles et institutionnelles n’est qu’une longue suite de manœuvres montées à chaque fois par le régime pour ne pas faire les réformes ou les différer autant que possible. Le régime ne veut ni faire, ni laisser faire des réformes politiques de nature à permettre une alternance démocratique au pouvoir. La répression intolérable de la manifestation du PNP n’est ni plus ni moins qu’une confirmation de ce refus. C’est de bonne guerre.
De ce point de vue, Faure reste dans la ligne tracée par son père. Eyadema avait déjà fait savoir en décembre 2004 par la voix de Louis Michel en visite à Kara, qu’il ne tolérerait pas que l’on touche à la constitution de 2002 sous aucun prétexte.
Comme la CDPA-BT l’avait dit à plusieurs reprises, la question des réformes politiques tient à l’état du rapport des forces Opposition/Régime. Si les manœuvres dilatoires alignées par les tenants du pouvoir depuis 2006 (y compris le 12èmè dialogue lui-même et son APG) ont été possible jusqu’à présent, c’est parce que le rapport des forces est en défaveur de l’opposition. Les partis d’opposition du courant majoritaire vont-ils se résoudre à accepter une nouvelle forme d’organisation qui soit de nature à permettre à l’opposition de renverser le rapport des forces en sa faveur ?
Sans doute le processus enclenché par le PNP n’est-il pas terminé. Mais d’ores et déjà la manifestation du 19 août et ses implications nous imposent une fois de plus la grande leçon, toujours la même : Compte tenu de la nature spécifique du problème politique togolais et compte tenu des conditions de la formation de la quasi-totalité des partis d’opposition, aucun de ces partis pris isolément ne peut réaliser à lui tout seul le changement démocratique auquel aspire la masse de la population. Les agrégats circonstanciels de partis d’opposition si bien connus sous les noms de regroupements ou de coalitions ont, eux aussi, montré leurs limites.
Dans ces conditions, ce dont l’opposition a besoin pour renverser la vapeur afin de pouvoir réaliser l’alternance politique démocratique est une organisation cohérente de partis d’opposition alliés sur la base d’une politique d’opposition commune clairement définie, et qui engage dans la durée chacun des partis membres. Seule, une telle organisation pourra, par sa cohésion et sa capacité de mobilisation, faire émerger de la masse des opposants une force politique capable de peser durablement dans la balance pour modifier le rapport des forces en faveur de l’opposition.
Fait à Lomé le 2 /09/2017
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