S’il faut reconnaitre une réussite aux autorités politiques togolaises actuelles, c’est d’avoir su véritablement unir les Togolais des différentes régions du pays et ceux vivant au-delà des frontières contre leur gouvernance. Le « Mouvement des Indignés de la Kéran[1]« , un mouvement citoyen qui s’est fait connaitre ces derniers jours à l’opinion nationale togolaise, en est encore la preuve. Les populations des régions situées au nord du Togo, qui démontraient traditionnellement un soutien inconditionnel au régime au pouvoir, ont, ces dix dernières années, manifesté assez bruyamment leur désapprobation de la politique gouvernementale. En tant qu’acteurs du forum social au Togo, les dernières évolutions du mouvement social au nord du Togo et dans la diaspora togolaise doivent nous permettre de mieux orienter notre démarche d’interpellation politique pour plus de justice sociale sur la Terre de nos Aïeux.
Les raisons de la colère
Paradoxalement, ce sera le Président de la République togolaise, qui donnera un argument majeur à la fronde sociale contre son régime. Lors de son allocution à la Nation, prononcée le 26 avril 2012, à la veille de la célébration du 52ème anniversaire de l’indépendance du Togo, Le Président Faure Gnassingbé, reconnait explicitement l’existence « d’une minorité qui accapare des richesses nationales et laisse la grande majorité dans l’indigence« . Pour un Chef d’Etat, connu pour son côté taciturne, cette déclaration sortait de l’ordinaire. D’où la profonde résonance qu’elle a eu au sein de toutes les couches sociales du pays. Par la suite, les scandales liés à divers travaux publics et projets menés par l’Etat, dont les fonds ont été détournés, sans que les responsables ne soient inquiétés, ont vite prouvé, aux yeux de tous, la toute puissance de cette « minorité pilleuse » des ressources nationales face à la justice et à son premier magistrat, le Président de la République. Il ne restait plus, à la grande majorité des citoyens togolais, vivant dans l’indigence, que de battre le pavé pour revendiquer leur part des ressources nationales.
La préfecture de la Kéran, située à 500 km au Nord de Lomé, la capitale togolaise, est symptomatique de cette population togolaise vivant dans l’indigence comme l’expriment les pancartes revendicatrices du « Mouvement des Indignés de la Kéran » :
« Notre Hôpital de Kantè[2] est un mouroir « ,
« Nous voulons un bloc opératoire dans notre Hôpital« ,
« Nous exigeons une Maison des Jeunes« ,
« Nous exigeons que les routes de la Kéran soient aménagées« .
Cette dernière revendication fait échos aux chantiers de rénovation de la route principale qui relie le Togo du Nord au Sud, la Nationale N°1, dont les travaux sur la portion passant par la préfecture de la Kéran, ont été abandonnés par la société EBOMAF, qui a bénéficié du marché et du financement du chantier. Aucune explication n’est donnée par l’autorité publique sur l’abandon des travaux sur cette route, qui comme bien d’autres chantiers de rénovation de routes au Togo, a englouti des milliards de francs des caisses de l’Etat et de prêts multilatéraux, sans que le contribuable togolais n’en voit l’aboutissement. Ces routes entamées, et jamais terminées, donnent malheureusement lieu à de multiples accidents, souvent fatals aux usagers, faute de service sanitaire adapté dans les villes éloignées de la capitale, comme celle de la Kéran, pour la prise en charge des victimes. Une raison évidente pour mettre les populations en colère et justifier leurs mouvements d’humeur.
Les évolutions récentes du mouvement social au nord du Togo
Dans une étude sur les mouvements sociaux au Togo réalisée en 2013[3], nous mettions déjà en avant le changement majeur intervenu à partir de 2009 avec l’émergence de mouvements sociaux dans les régions au Nord du Togo en particulier à Kara, à 400 km de Lomé. Comme dans beaucoup d’autres pays, le mythe de la division entre les régions du nord du Togo et les régions du sud du Togo a été instrumentalisé par l’autorité politique pour asseoir son pouvoir. Les colonisateurs français furent les premiers à avoir institué ce mythe, en réprimant l’installation, dans les régions nord du Togo, des mouvements en lutte pour l’indépendance initiés au Sud et en favorisant surtout la création d’un parti des chefs et population du Nord, parti à caractère tribaliste mais pro français. Cette rivalité Nord-Sud sera à l’origine des coups d’Etat militaire de 1963 puis de 1967 qui donneront naissance au régime militaire du Général Gnassingbé Eyadema. Originaire de la région de Kara, le Général-Président fera des régions du nord du Togo son bastion incontesté, n’y tolérant aucune velléité de révolte. Les tentatives des forces politiques dans les années 1990 de développer des mouvements de revendication des droits humains et de la démocratie au nord du Togo ont fait l’objet d’une répression systématique conduite par l’armée. La création, quelques années avant la mort du Général-Président, d’une université à Kara a permis un changement de la donne avec le temps.
En effet, pour briser la force du mouvement estudiantin, centralisé à l’Université de Lomé à l’époque, et à l’origine des maux de tête du régime du Général – Président à partir des années 1990, une décision sera prise en 1999 de créer une université à Kara. L’université de Kara ouvrira finalement ses portes aux étudiants à la rentrée 2004, à la suite de la dernière grande grève organisée par les étudiants de l’Université de Lomé contre le régime du Général Eyadema, peu de mois avant sa mort en février 2005. Cinq ans après sa création, les étudiants de l’Université de Kara, seront au centre des premiers mouvements sociaux d’ampleur au nord du Togo.
Le mouvement étudiant a toujours joué un rôle majeur dans le mouvement social au Togo depuis les années 1990. Les mémoires togolaises ne cesseront jamais de mentionner cette date du 5 octobre 1990, où le mouvement étudiant a fait trembler les bases du régime militaire au Togo. Tout au long des années 90 jusqu’à l’année 2005, les mouvements estudiantins, à l’Université de Lomé, se trouvèrent souvent à l’origine des revendications qui ont poussé les autres franges de la population à se mettre en branle pour leurs droits. Les étudiants de l’Université de Kara confirmèrent cette règle à partir de 2009, et surtout lors de leurs mouvements de novembre à décembre 2011, en bousculant, l’image des régions au nord du Togo comme chasse gardée du régime au pouvoir. Aux mouvements estudiantins vont succéder les mouvements syndicaux menés par les jeunes fonctionnaires, recrutés dans la fonction publique à partir de 2006 et affectés dans différentes préfectures au nord du Togo, ces jeunes ayant pour la plupart fait leurs études supérieures à l’Université de Lomé en y apprenant également l’art de la contestation.
Les régions du nord virent aussi l’émergence des manifestations sociales menées par des élèves du secondaire, qui dans les pas des mouvements de grèves répétitifs des enseignants, revendiquaient de l’Etat leur droit à l’éducation. Ces mouvements de scolaires connurent malheureusement, en avril 2013, des tragédies avec la mort de deux élèves[4], dont un de 12 ans par balle, dans la ville de Dapaong[5]. Peu habitués aux soulèvements dans cette région à l’époque et par manque de formation adaptée, les forces de sécurité ont usé de tirs de sommation, à balles réelles, pour disperser la mobilisation des élèves. Malgré les répressions et les drames, la grogne sociale semble s’être enracinée dans le nord du Togo avec les manifestations citoyennes contre un projet de réhabilitation de la faune dans la ville de Mango[6] en novembre 2015, les mouvements sociopolitiques dans la ville de Sokodé[7] depuis août 2017 et la dernière en date, le « Mouvement des Indignés de la Kéran ».
Une compréhension nouvelle de la citoyenneté
Une confusion, savamment entretenue par les autorités politiques togolaises, vise à décrédibiliser tout mouvement citoyen de protestation mené par les populations pour revendiquer leurs droits humains, en l’accusant d’être manipulé par les partis politiques de l’opposition. Cette confusion empêche la création d’un véritable élan national de solidarité à l’endroit des populations en mouvement à cause de la crainte pour certains citoyens de tomber dans des manœuvres politiciennes. Il est donc important d’analyser les éléments qui font penser à une réelle démarche citoyenne dans les récentes mobilisations menées par le « Mouvement des Indignés de la Kéran » (MIK).
Le MIK exprime bien le caractère citoyen de la démarche de revendication pacifique du droit au développement des populations de la Kéran dans ses publications sur les réseaux sociaux. On peut ainsi lire dans l’une d’entre elle: « Le MIK s’est constitué suite aux multiples plaintes et inquiétudes de la population de la Kéran à l’endroit des autorités locales et nationales, des plaintes qui n’ont jamais trouvé une suite favorable depuis des années. Le MIK est initié pour porter la voix des sans voix, afin d’amener les autorités à prendre en compte les préoccupations des populations. »
Ce mouvement procède d’une démarche citoyenne en approchant d’abord l’autorité politique et administrative locale, représentée par le Préfet, puis après, en interpellant les nationales basées à Lomé, sur les conditions de vie déplorables dans leur préfecture. Face à la sourde oreille des autorités, la rue et la mobilisation médiatique deviennent leurs derniers recours dans leur volonté de se faire entendre. Avant d’investir la rue, le mouvement, explique sur les réseaux sociaux, avoir rencontré le Préfet pour lui remettre en main propre la note d’information sur la manifestation qu’il compte organiser le 25 août 2018, dans le respect des institutions de la République. Bien entendu, le représentant de l’Etat, ne pouvait autoriser une telle manifestation, à cause de la situation quasi insurrectionnelle qui couve au Togo depuis août 2017 que le Gouvernement essaie de cantonner en maintenant visible une forte présence militaire dans les principales artères des villes au nord du pays. Le prétexte des recommandations de la feuille de route de la CEDEAO[8], qui appelle à la suspension des manifestations des partis politiques, est vite trouvé pour interdire ce mouvement d’humeur citoyen des populations de la Kéran.
Un autre aspect important de ce mouvement qui démontre son caractère citoyen est son côté apolitique et ouvert au dialogue avec l’autorité publique légale. Les déclarations du mouvement sur les réseaux sociaux mentionnent la tenue de deux rencontres avec le Préfet pour échanger sur les revendications des populations. Les responsables, tout en privilégiant des discussions avec les autorités légales, se refusent d’échanger avec les « Cadres du milieu ». Pour les fins connaisseurs de la gouvernance politique des villes de l’intérieur du Togo, le rôle des « Cadres du milieu », en tant que faiseur de rois, de bonheur ou de malheur des localités n’est pas à négliger.
Les « Cadres du milieu » sont des fils d’une préfecture qui occupent un poste important dans l’administration publique, dans l’armée ou ont la charge d’une société d’Etat. Ils doivent, par leur position, et les fonds générés par cette position, veiller à préserver les intérêts du parti au pouvoir dans leur préfecture d’origine. La perpétuation de ces personnes à leur poste est liée, non à l’efficacité de leur travail au service de la nation ou à leur probité morale, mais surtout au maintien de leur influence dans leur zone d’origine pour assurer la victoire du parti au pouvoir lors des élections. C’est avec lesdits « Cadres du milieu » que les indignés de la Kéran refusent de négocier.
Au final, ces cadres, loin de répondre aux besoins existentiels des populations, en terme d’accès au marché pour écouler leur production agricole par des routes aménagées, d’accès à de meilleurs soins de santé dans un hôpital bien équipé, ou d’accès à une éducation de qualité avec des écoles et des enseignants en nombre suffisant, se limitent à des opérations de séduction. Leur mode opératoire est le sponsoring de fêtes traditionnelles, de quelques matchs de football ou plus globalement l’entretien de la corruption de la chefferie coutumière et de la jeunesse rebelle. Aux plus militants parmi les jeunes, quelques postes sont offerts, dans certaines sociétés parapubliques ou administrations publiques, afin toujours d’alimenter la logique du retour sur investissement aux élections. Les prochaines élections législatives et locales, annoncées pour décembre 2018, viennent donc activer la machine à voix électorales des « Cadres du milieu » dans les différentes préfectures au Togo.
Faisant fi de ce marchandage électoral, dont abusent les « Cadres du milieu » pour asseoir leur poste dans la capitale, les indignés de la Kéran, veulent directement toucher l’autorité centrale, seule à même de répondre réellement et durablement aux besoins des populations de la préfecture. Les indignés prennent bien soin, dans leur message sur les réseaux sociaux, de préciser que leur manifestation n’est dirigée contre personne. Pour eux comme pour leurs sympathisants dans la population de la Kéran : « C’est en étant debout que la préfecture va se développer ». Comme quoi tous les citoyens togolais, de Lomé à Cinkansé[9] et ceux de la diaspora également, se sont appropriés ces vers de l’hymne national du Togo : « Togo debout luttons sans défaillance. Vainquons ou mourrons mais dans la dignité. »
Source : visionssolidaires.com
Source : www.icilome.com