LE RENDEZ-VOUS DES IDÉES. Pour l’économiste togolais, « il est temps d’acter l’échec des théories néolibérales testées en Afrique depuis trente-cinq ans ». Alors que les pays africains ont annoncé en grande pompe la réalisation de deux projets historiques – la création d’une monnaie unique pour la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cédéao) en remplacement du franc CFA et la mise en place d’une zone de libre-échange censée embarquer 54 pays –, voici un ouvrage qui permet de mieux comprendre les rouages des économies africaines.
Dans son nouveau livre, L’Urgence africaine (éd. Odile Jacob), le Togolais Kako Nubukpo, qui fut chargé du numérique auprès de l’Organisation internationale de la Francophonie, connu pour ses travaux contre le franc CFA (Sortir de la servitude volontaire, éd. La Dispute, 2016), plaide pour un changement radical du modèle de croissance. Agriculture, fiscalité, numérique, écologie, cet essai documenté passe en revue les solutions africaines adaptées aux défis du continent. L’économiste engagé tord aussi le cou au discours « afroptimiste » sur l’émergence et dresse un bilan économique général calamiteux. Il rappelle que malgré des taux de croissance moyens de 5 %, l’Afrique subsaharienne est la seule région du monde où la population extrêmement pauvre (vivant avec moins de 1,90 dollar par jours selon la Banque mondiale) a doublé en cinquante ans.
Que reprochez-vous à l’actuel modèle de croissance des pays africains ?
Kako Nubukpo : De maintenir l’Afrique dans le modèle dit « d’esclavage colonial ». Les pays du continent restent intégrés, plus de soixante ans après les indépendances, dans un système économique qui les poussent à produire des matières premières puis à les exporter sans les transformer. En revanche, ces Etats importent, du reste du monde, des produits transformés. C’est un modèle de croissance mortifère, car c’est dans la transformation des matières premières qu’on crée des emplois, de la valeur ajoutée et donc des revenus. Ce modèle pousse notre jeunesse à migrer vers là où se créeront la richesse et les jobs.
Ce discours n’est pas nouveau. Des économistes du développement ont dès les années 1970 dénoncé ce modèle de croissance. Pourquoi estimez-vous qu’il y a urgence aujourd’hui ?
La population africaine double tous les vingt-cinq ans. Pour répondre aux besoins de cette jeunesse, le continent doit donc se transformer plus vite et bien. Par ailleurs, il est temps d’acter l’échec des théories néolibérales testées en Afrique depuis trente-cinq ans. Les plans d’ajustements structurels, conçus et imposés par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale dans les années 1990 dans l’idée de promouvoir la bonne gouvernance, ont été catastrophiques. L’Etat social a été détricoté, les entreprises publiques privatisées, l’économie libéralisée. Ces injonctions ont poussé les pays africains dans la mondialisation néolibérale sans filet de sécurité. Pour des Etats jeunes, les coupes sociales ont été mortifères. En somme, une potion amère délivrée sans comprendre les réalités africaines et les enjeux que représentent les transitions écologique, démocratique, fiscale et démographique.
Vous fustigez le modèle néolibéral et appelez à la rescousse Marx et Polanyi. N’est-il pas obsolète de convoquer ces penseurs en 2019 ? Certains dirigeants africains s’étaient d’ailleurs inspirés des théories marxistes dans les années 1960-1970 sans grande efficacité…
A l’époque, le politique avait pris le pas sur l’analyse rigoureuse des forces productives, des formes institutionnelles, des régimes d’accumulation, des rapports sociaux et des modes de production. Ces dirigeants se sont avant tout positionnés contre le capitalisme en adoptant le communisme ou le socialisme sans prendre en compte le contexte local. Avec le recul, l’échec était prévisible, car ces économies africaines n’avaient pas amorcé leur transformation industrielle quand Marx expliquait que ses thèses n’avaient de sens que pour des sociétés déjà industrialisées.
D’où l’importance de sortir du dogme, et pour l’Afrique de bâtir son propre modèle, non celui des Occidentaux ou des Asiatiques.
Je cite Karl Polanyi, car il a intégré la question anthropologique à l’économie. L’économique ne s’est pas autonomisé du reste du social. Cet encastrement éclaire certaines pratiques. Par exemple, pourquoi dans certaines entreprises, on recrute un cousin moins productif que d’autres employés ? C’est souvent parce qu’on maximise la cohésion sociale à la place du profit. La corruption endémique peut être analysée à l’aune des logiques de don et de contre-don. Quant à Marx, il souligne l’importance des forces productives, des rapports sociaux de production, des formes institutionnelles, des régimes d’accumulation. On n’est donc pas simplement face à des marchés, à des acteurs sans histoire, sans chair, mais dans des processus historiques avec des rapports de forces. Ce qui permet de voir les économies africaines dans un contexte plus large.
Dans la perspective d’un changement de modèle, voyez-vous la démographie africaine comme une chance ou un fardeau pour le continent ?
Le dynamisme démographique n’est pas mauvais en soi, mais il faut être lucide, la transformation des économies africaines nécessite qu’on passe d’une démographie subie à une démographie choisie. Dans le monde, les pays qui se sont développés sont ceux qui ont réduit drastiquement leur taux de croissance démographique. Quand, ces cinquante dernières années, l’Asie de l’Est est passée de 1,4 % de croissance démographique annuelle à 0,1 %, l’Afrique n’est passée dans le même temps que de 2,8 % à 2,7 %. Il faut donc accélérer cette transition démographique en Afrique sous peine de se retrouver face à une bombe à retardement.
Vous plaidez pour une rupture avec le FMI et la Banque mondiale, comme l’a fait le Ghana. N’est-ce pas un pari risqué ?
C’est nécessaire, car l’analyse faite par ces institutions est aberrante. Selon elles, comme l’Afrique importe beaucoup de biens – ce qui génère des problèmes de balance commerciale –, il faut réduire la demande pour revenir à l’équilibre. Or c’est le contraire qu’il faut faire, car la demande africaine va s’accroître. En 2050, nous serons 2 milliards, c’est une tendance lourde. Nous aurons donc une demande potentiellement solvable. Il faut au contraire investir massivement dans les infrastructures, les usines, créer de la valeur ajoutée et des emplois pour nos jeunes. La recette du FMI et de la Banque mondiale est adaptée à un pays comme l’Allemagne, dont la population diminue et qui a besoin d’une monnaie forte pour préserver son patrimoine. Les économies africaines, elles, n’en sont pas là. Elles doivent créer maintenant de la richesse.
La fiscalité est le parent pauvre des politiques économiques africaines. Comment les Etats peuvent-ils augmenter leurs recettes fiscales ?
Il y a une vraie déperdition dans la récolte de l’impôt qui s’explique en partie par la corruption. Certains fonctionnaires mal payés s’octroient une partie de l’impôt. Par ailleurs, faute de titres fonciers, le patrimoine immobilier est peu taxé. On a aussi un secteur informel surdimensionné et mal fiscalisé. Tout ceci représente de l’argent perdu pour les caisses de l’Etat, et explique aussi la faible pression fiscale en Afrique (20 % en moyenne, contre 45 % à 46 % en France). Enfin, la base productive est étroite, ce qui rend mécaniquement faible le montant d’impôts à collecter. Toute la pression s’exerce sur les classes moyennes qui se sentent, à juste titre, matraquées.
On annonce pour juillet 2020 le lancement de l’éco, une monnaie unique dans l’espace Cédéao qui réunit 15 pays. Est-ce une alternative crédible au franc CFA, que vous jugez en partie responsable du marasme économique ?
Je ne boude pas mon plaisir de voir des dirigeants, qui expliquaient il y a peu qu’on ne peut pas faire mieux que le franc CFA, dire finalement le contraire. Cependant, beaucoup de choses restent floues. Comment se feront les harmonisations entre les systèmes bancaires francophones, lusophone, anglophone ? Le taux de change sera-t-il fixe avec l’euro, comme l’a déclaré le président ivoirien Alassane Ouattara, ou rattaché à un panier de devises, comme l’a annoncé le président nigérien Mahamadou Issoufou ? Les incertitudes sont nombreuses et le calendrier me semble précipité.
Par ailleurs, les Etats seront-ils capables de solidarité budgétaire à l’égard d’un pays impacté par un choc ? Jusqu’à quel point sommes-nous prêts à faire du fédéralisme budgétaire ? Enfin, il y a un malaise chez les chefs d’Etat concernant la domination nigériane. Le Nigeria, c’est 52 % de la population de la Cédéao et un PIB qui représente plus des deux tiers du PIB de la zone. Il sera donc le garant de l’éco. Je ne suis pas sûr que les chefs d’Etat de la zone franc soient prêts à accepter le passage d’une tutelle française à une tutelle nigériane.
La Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) lancée en juillet marque-t-elle un tournant ?
C’est un vieux rêve qui devient réalité, celui des pères des indépendances. Cependant, il y a des écueils à éviter. Cet espace ne doit pas devenir un cheval de Troie pour le reste du monde. Les entreprises africaines doivent massivement alimenter ce marché, en veillant au strict respect des règles d’origine. Il faudrait avoir au moins 50 % de contenu local en termes de facteurs de production et de produits. Mais attention, le marché ne suffit pas. Pour l’alimenter, la production est indispensable, une production qui va engendrer des revenus. La Zlecaf est donc un levier possible pour l’émergence, à condition de savoir ce que l’on veut faire ensemble et mettre au cœur de l’agenda l’impératif de transformation sur place des matières premières.
Vous préconisez également de mettre l’agriculture au cœur de ce modèle de croissance africain. Comment faire face aux agricultures compétitives européennes et nord-américaines ?
L’urgence agricole aujourd’hui, ce sont les terres convoitées par les puissances émergentes et les surplus nord-américains et européens déversés sur nos territoires, tuant ainsi toute incitation à produire localement. Il faut augmenter la productivité agricole, apporter un soutien institutionnel aux acteurs de la filière et, surtout, enclencher une politique agricole protectionniste. Dans un premier temps, le protectionnisme est nécessaire sur un continent où 70 % de la population est rurale. Surtout quand l’on met en concurrence les agricultures ultra productivistes du Nord et celles, familiales, du Sud si peu subventionnées. Voyez seulement, un agriculteur américain est 820 fois plus soutenu qu’un producteur tanzanien. L’Américain reçoit en moyenne 37 000 dollars par an, le Tanzanien… 46 dollars. Sur un même marché, ce dernier disparaîtra.
Après la seconde guerre mondiale, l’Europe n’a pas attendu que les Etats-Unis la nourrissent. La politique agricole européenne pèse pour la moitié du budget commun, car c’est une question de souveraineté alimentaire. L’Afrique doit se nourrir en protégeant son marché.
Vous fustigez le discours sur l’émergence africaine. Doit-on vous classer parmi les afro-pessimistes ?
Je suis afroréaliste et je dénonce les faux-semblants de l’émergence. Ce discours a comblé un vide conceptuel après la fin des programmes d’ajustements structurels. Les cabinets de consultance internationaux qui élaborent ces plans – le Plan Sénégal Emergent, le Gabon Emergent, le Plan national de développement du Burkina Faso ou du Togo… – ne disent pas comment les financer. Alors les chefs d’Etat africains vont demander l’aide des Occidentaux pour le faire. Ces projets ne sont pas conçus en tenant compte des réalités de chaque pays. Il est temps de comprendre que personne ne développera l’Afrique à la place des Africains.
Par ailleurs, inspirons-nous des belles expériences en cours chez les voisins. Du Ghana pour la solidité des institutions, de l’Ethiopie sur les coûts de production compétitifs, du Rwanda pour la bonne gouvernance.
L’autre mantra à propos de l’émergence repose sur le numérique perçu comme opportunité pour les jeunes. N’y a-t-il pas un mirage entretenu au sujet de la croissance portée par ce secteur ?
Il faut dire que la jeunesse africaine innove avec un sens aigu de l’intérêt général. Il y a par exemple ce système d’irrigation goutte-à-goutte contre la sécheresse, ces applications pour prendre soin des personnes âgées, celles facilitant l’inscription des nouveau-nés dans les registres d’état-civil, etc. Le défi se trouve dans le passage à grande échelle. Ces entreprises doivent être soutenues et accompagnées sinon cela restera un mirage. Je propose d’intégrer la filière numérique dans une économie arc-en-ciel qui reposerait sur l’économie maritime (bleue), écologique (verte), numérique (transparente) et culturelle (mauve), car l’Afrique a un potentiel gigantesque sous exploité : ses richesses culturelles. Si chacune de ces filières faisait l’objet d’une réflexion stratégique pour la positionner dans les niches idoines des chaînes de valeur nationales, régionales et internationales, on pourrait transformer structurellement les économies africaines.
Vous insistez sur la nécessaire adhésion des populations africaines à un projet commun. Comment la susciter quand on observe un décalage si grand entre les dirigeants et leurs concitoyens ?
N’oublions pas que nos Etats sont jeunes et que les citoyens n’ont pas d’emblée conscience d’une communauté de destin. Par ailleurs, dans nombre de pays, les dirigeants ne sont pas choisis par leurs compatriotes, mais par les alliés occidentaux. Ce sont des dirigeants offshore qui ne se sentent pas obligés de rendre des comptes à leur peuple. Je rappelle que la première école coloniale française fondée au Sénégal par Louis Faidherbe en 1855 s’appelait l’Ecole des otages [qui formait les fils de chefs et de notables locaux pour en faire les auxiliaires du pouvoir colonial]. La solution passera donc par l’émergence de dirigeants issus des sociétés civiles. Les jeunes doivent pour cela investir les élections. L’émergence se fera quand l’Afrique produira ses propres dirigeants ayant à cœur l’intérêt général.
Votre livre a des allures de programme économique. Vous avez été ministre de la prospective et de l’évaluation des politiques publiques du Togo entre 2013 et 2015. Envisagez-vous de vous présenter à la présidentielle togolaise en 2020 ?
Je compte servir mon pays à l’endroit où je pourrais être le plus utile.
Source : lemonde.fr
Source : www.icilome.com