Journalisme  en période de conflit: la difficile neutralité

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S’il y a bien une période au cours de laquelle le caractère stratégique et vital de l’information est incontestable, c’est bien celle des conflits. L’histoire des conflits à travers les âges a, en effet, montré que l’issue d’un conflit dépend également de la maitrise ou non de l’information (Bellais, 1998, 125) aussi bien pour les parties au conflit que les parties tiers.

 

L’apparition de nouvelles expressions comme «bataille médiatique» ou encore « guerre médiatique » en 1914 illustre bien ce caractère stratégique en considérant désormais les médias- et donc les journalistes- comme une arme de guerre manipulable et utilisable au même titre que des militaires déployés sur un champ de guerre.

Avec cette nouvelle perception, est né un questionnement sur le rôle et la place des journalistes dans la couverture d’un conflit. Le rôle du journaliste en période de conflit doit-il se limiter à un simple rapportage de faits observés et courir le risque d’être manipulé ou de servir la cause de l’une des parties en conflit ? Doit-il adopter une posture éthique et proactive (Marie-Soleil Frère, 2005, 18) en orientant son travail vers la recherche systématique de la paix ? Que dire alors de l’idéal de la neutralité́ journalistique, une valeur garante de l’équilibre dans le traitement de l’information en période de conflit ?

Ces questions ont longtemps taraudé l’esprit de nombre de professionnels des médias et de chercheurs comme Sandra D. Melone, Georgios Terzis et Ozsel Beleli qui, à la lumière des expériences de terrain effectuées lors des conflits en Europe de l’Est, en Sierre Leone ou encore en Burundi, ont pu estimer que le journaliste, qu’il soit « proactif » ou « simple rapporteur de faits », n’est jamais neutre dans un conflit.

Notre analyse consistera, dans une première partie, à dégager ce qui peut expliquer cette difficile neutralité́, et, dans une seconde partie, à mettre en avant les implications éthiques de cette partialité des journalistes dans les conflits.

 

  1. La difficile neutralité́ journalistique en période de conflit

Par neutralité́ journalistique, il faut attendre le fait pour un professionnel de média de collecter, traiter et diffuser une information sans prise de parti ou sans intérêt particulier visé (Christians et al, 2009, p. 148). Rapportée aux périodes de conflits, la neutralité́ journalistes consiste pour le professionnel de média à effectuer une couverture médiatique sans servir ni les intérêts d’une des parties au conflit, ni les siens. Elle exige donc du journaliste une objectivité́, une équité́, ainsi qu’un sens de la vérité́ tout en gardant en l’esprit l’intérêt public.

La première difficulté́ pour le journaliste à se conformer à ces valeurs réside dans la spécificité́ même d’une couverture médiatique en période de conflit (Teisseire, 2010, 91 à 95). La dangerosité du conflit est, en effet, un facteur qui limite la liberté d’action et l’autonomie du journaliste; le contraignant le plus souvent à établir une proximité avec l’une des forces en présence pour sa sécurité.

Cette absence de liberté ne met pas le journaliste à l’abri d’une manipulation ou d’une orientation dans son traitement de l’information. L’illustration la plus édifiante de ce risque de manipulation remonte à la guerre d’Irak en 2003, avec la mise en place par le gouvernement américain du dispositif « Embedding » qu’Aimé-Jules BIZAMANA décrit comme une technologie disciplinaire et une technologie de contrôle des journalistes (BIZAMANA, 2011, 181).

Le rapport aux sources en période de conflits est également une donnée qui oriente le travail du professionnel de média. L’orientation qu’un professionnel des médias fait d’une information est fortement influencée par ses sources journalistes (Serrano, 2013, 151-180) qui, dans le cas d’un conflit, sont essentiellement les groupes armés, les victimes, les témoins, les groupes sociaux, etc. Ces sources ont un impact considérable dans le choix des thèmes, des mots et images utilisées par le journaliste pour présenter la situation sur le terrain.

Ce faisant, le journaliste peut être amené –sans le vouloir- à servir les intérêts idéologiques ou économiques de ces groupes de personnes. Il arrive des situations dans lesquelles le rapport aux sources est imposé au journaliste comme dans le cas du conflit opposant la secte islamique Boko Haram aux gouvernements de certains pays de l’Afrique du Centre et de l’Ouest.

 

Pour avoir accordée une interview à un membre de la secte islamique Boko Haram en 2015, le journaliste-correspondant de Radio France Internationale (RFI), Ahmed Abba a été arrêté par la justice camerounaise qui l’a condamné́ à dix ans de prison pour « non- dénonciation d’actes de terrorisme et blanchiment d’actes de terrorisme ». Son arrestation avait contraint d’autres journalistes camerounais à une autocensure dans le traitement des informations liées au groupe armé.

Cette même autocensure est utilisée par les médias camerounais dans le traitement du conflit anglophone actuel dans le Nord-ouest et Sud-Ouest du pays. Les conflits armés étant, la plupart du temps motivés par des intérêts économiques, il n’est pas rare que certaines parties au conflit usent des techniques de marketing politique (Rousbeh Legatis, 2019) pour « vendre » leur idéologie de guerre à l’opinion via les journalistes.

Ce jeu d’intérêt économique constitue également un frein à la neutralité́ journaliste puisqu’il existe bien de situation de conflits dans lesquelles les propriétaires de médias orientent le traitement de l’information de leurs journalistes sur le terrain au gré́ de leurs intérêts. Dans le conflit opposant le gouvernement Colombien au Forces Armées Révolutionnaire de Colombie (FARC), par exemple, certains propriétaires de médias ont exigé de leur journaliste un traitement partiel en soutenant que leur devoir était de soutenir l’Etat, « seul acteur légitime » du conflit (Lopez, 2005 ; Sierra, 2001).

Ces différentes contraintes endogènes et exogènes constituent des facteurs qui compliquent la neutralité́ journalistique en période de crise. Il convient de noter que la partialité du journaliste dans la couverture conflits ainsi mise en lumière n’est pas incompatible avec son devoir moral d’éthique et de recherche de l’intérêt général.

2.Le devoir d’éthique

La puissance des médias dans les périodes de crises et de conflit n’est plus à établir. Que ce soit pour préparer l’opinion à une entrée en guerre ou à la signature d’un armistice, les médias ont toujours été un acteur majeur dans l’exacerbation des situations de crise ou dans le règlement de celles-ci.

 

Au-delà d’être une simple arme manipulable en période de conflit, certains chercheurs ont pu établir que les professionnels de média constituent des canaux privilégié de promotion de la paix ou de médiation entre deux parties en conflit. L’autocensure journalistique, si elle est vue généralement comme restrictive de liberté, apparait ici comme un gage de la construction de la paix. Elle suppose chez le journaliste une distanciation de traitement vis-à-vis d’un sujet dont la diffusion pourrait contribuer à exacerber une situation de crise ou à radicaliser des belligérants en situation de conflit.

Le professionnel de média évite par exemple dans l’analyse d’une situation de conflit de se baser sur les critères identitaires (Marie-Soleil Frère, 2005, 18) comme l’ethnie, la race pour expliquer les origines réelles des conflits. Cette pratique d’un journalisme responsable (Crettenand, 2014), oblige par exemple le professionnel de média à se focaliser sur les efforts de règlement du conflit, à mettre en avant les points communs des parties en conflits et en orientant délibérément ses sujets vers la recherche des solutions pacifiques alternatives.

La tendance vers « le journalisme de paix » transforme le journaliste en humanitaire qui dans son travail a à cœur la diffusion d’une information utile aussi bien pour les belligérants que pour les parties tiers. Il ne s’agit plus ici d’une information stratégique pouvant faire gagner une bataille ou une guerre mais plutôt d’une information sociale dont l’usage peut être vital pour les individus impliqués directement ou non dans un conflit.

Conclusion

Il serait absurde de penser que les médias suffisent à eux seuls à résoudre une situation de crise ou de conflit.

Qu’ils limitent leur rôle à un simple rapportage de faits ou qu’ils s’engagent pour la paix, les médias constituent -néanmoins – consciemment ou inconsciemment des acteurs clés d’un conflit. Cette implication est un poids de plus que les journalistes doivent trainer sur leur conscience en ce qui leur responsabilité sociale vis-à-vis de leur communauté. Leur engagement dans les pays basques (Crettenand, 2014) ou encore en Colombie (Serrano, 2013, 151-180) ont contribué à la résolution des conflits, tandis que leur instrumentalisation en Burundi, en RDC ou encore au Rwanda (Marie-Soleil Frère, 2005, 18) ont amplifié les conflits.

Aujourd’hui, on assiste à un changement de paradigme avec l’avènement des médias sociaux où la diffusion de l’information n’est plus la chasse gardée des journalistes tout comme leur responsabilité morale en période  de conflit.

 

Bibliographie

Bellais, R. (1998), Les enjeux de la maîtrise de l’information dans la défense [article]

BIZAMANA, A.J. (2011) Les Cahiers du journalisme n o 22/23

Christians, C., Glasser, T., Nordenstreng, K. et Robert, W. (2009). Normative theories of the media : journalism in democratie societies. Illinois : University of Illinois Press. Crettenand, M. (2014) Le rôle de la presse dans la Construction de la Paix, le cas du conflit basque

Marie-Soleil, F. (2005), Afrique Centrale – Médias et conflits: vecteurs de guerre ou acteurs de paix ?

Serrano, Y. (2013) Politiques de communication 1 (N° 1), pages 151 à 180 Teisseire, L. (2010)

Revue internationale et stratégique (n° 78), pages 91 à 95

 Webographie

Legatis, R. (2019) https://www.dw.com/en/how-the-media-can-contribute-to-conflict- transformation/a-47179412

 

L’auteur

est journaliste scientifique, étudiant en Master Communication et Développement au Centre d’Etudes des Sciences et Technique de l’Information (CESTI) de l’Université Cheick Anta Diop de Dakar. Il s’intéresse à tous les sujets qui touchent le Développement  Durable et la Sécurité Humaine.

 

Togoweb

Source : Togoweb.net