La publication des résultats 2009 de l’ Agence française de développement (AFD), la sortie du livre « Le Temps de l’Afrique », son départ de l’institution, le 25 avril dernier… L’ex-directeur général de l’AFD livre ses vérités et règle quelques comptes. Interview.
À défaut d’avoir un nouveau directeur général, l’Agence française de développement (AFD) présente un bilan flatteur en 2009. Avec des engagements à 6,2 milliards d’euros, soit une progression de 300 % depuis 2001, l’institution connaît une croissance continue. La réforme de la coopération engagée en 1998 a été un formidable booster. Les « baronnies » des ministères ont fait grise mine, les assistants techniques sont rentrés à la maison et les services de coopération dans les ambassades ont été déplumés. Depuis, l’AFD ne s’est pas seulement imposée comme le seul et unique opérateur de la coopération française. Elle est devenue une véritable banque de développement chargée « de mettre en œuvre la contribution de la France dans la résolution de problèmes collectifs Nord-Sud », explique l’ex-directeur général, Jean-Michel Severino, en poste depuis 2001.
De ce fait, il n’est plus uniquement question de lutter contre la pauvreté mais, plus largement, de promouvoir la croissance, d’appuyer le secteur privé et… dernier axe, de lutter contre le réchauffement climatique (2,5 milliards d’euros en 2009). Pour cela, l’AFD est allée en Chine et en Amérique latine, et a développé toute une gamme d’instruments financiers. Au total, le volume des prêts s’est s’élevé à 5,2 milliards d’euros, contre 3,4 milliards en 2008. Sur la même période, les subventions ont quasiment stagné : de 262,4 millions à 330 millions d’euros. Quant à la part africaine (2,6 milliards d’euros, dont 502 millions dans les pays de la zone franc), elle suit le rythme de croissance de l’Agence, faisant ainsi mentir ceux qui craignent un désengagement progressif au profit des économies émergentes.
« Je suis inquiet par cette évolution qui consiste surtout à octroyer des prêts. Ce n’est pas comme cela que l’on pourra atteindre les objectifs du Millénaire pour le développement, dénonce Jean-Louis Vielajus, président de Coordination Sud, un collectif d’ONG. Cette situation relève de l’État, qui se désengage et qui n’accorde que 175 millions de subventions à l’AFD en 2010. »
Jean-Michel Severino, qui aurait bien aimé connaître le nom de son successeur avant de partir, le 25 avril, n’est pas loin de partager cet avis. À présent libre de ses propos, il en profite aussi pour apporter son point de vue sur le F CFA et évoquer ses relations avec les présidents Chirac et Sarkozy.
Jeune Afrique : Depuis 2001, vos activités ont été en forte progression alors que l’aide publique au développement (APD) a stagné. Comment faites-vous ?
Jean-Michel Severino : Je crois que l’APD n’est pas le bon indicateur pour juger de nos activités, car il ne capture que partiellement les financements du développement. Nous avons opéré une révolution culturelle pour nous débarrasser du carcan de l’APD. Avec les prêts ou les garanties que nous octroyons, on peut faire des choses extrêmement utiles sans l’argent du contribuable. Deuxièmement, si les États jouent un rôle très important pour promouvoir le développement, ils ne sont pas les seuls. Il y a le secteur privé, les entreprises publiques, les collectivités locales…
Mais avec ces produits financiers, vous vous placez dans une logique de rentabilité. L’aide aux pays du Sud doit-elle être rentable ?
Ce n’est pas le sujet. Nous n’avons aucune obligation de rentabilité. Nous mesurons notre performance par notre impact sur le monde réel : création d’emplois, abaissement de la pauvreté, meilleur accès à l’eau, lutte contre le changement climatique…Pour faire cela, une partie de nos instruments sont des produits de marché mis en œuvre dans le secteur privé et sur lesquels nous gagnons de l’argent. C’est super ! Car nous démontrons qu’il est possible de dégager de la marge sur des opérations de développement. Sur d’autres activités, nous perdons de l’argent comme dans toute politique publique.
Cette financiarisation ne se fait-elle pas aux dépens de l’Afrique subsaharienne, où bon nombre de pays – à peine remis du surendettement – ont difficilement accès aux prêts ?
Nos engagements n’ont pas baissé en Afrique subsaharienne. Au contraire, ils sont passés de 300 millions d’euros en 2001 à 2, 1 milliards en 2009. Jamais la France n’a été aussi présente. Il faut le dire et le redire.
Oui, mais les subventions allouées par l’État français à l’AFD ont seulement atteint 271 millions d’euros en 2009…
C’est une décision gouvernementale discrétionnaire. Et ce n’est un mystère pour personne que nous souhaiterions voir les lignes budgétaires augmenter. Une enveloppe de moins de 200 millions d’euros sur 7 milliards d’euros d’activités en 2010, ce n’est pas assez ! Une partie non négligeable de ces ressources sont affectées à l’Afghanistan, aux territoires palestiniens et à Haïti. Ces montants ne sont pas à la mesure des enjeux, lorsqu’on les compare par exemple au coût d’une opération militaire extérieure. Et, concernant l’Afrique, nous ne disposons que d’une centaine de millions d’euros pour quatorze pays prioritaires. Cela devient difficile d’allouer des montants significatifs à des pays orphelins de l’aide internationale. Exemple, actuellement avec la Centrafrique, où la France est quasi le seul acteur bilatéral. Je pense aussi à la bande sahélienne, où les besoins sont immenses mais où les pays ont encore des finances publiques fragiles – une stratégie d’endettement peut donc être dangereuse. Et puis il y a des secteurs entiers dans lesquels nous avons tendance à ne plus être présents, comme l’éducation.
Parlons de vos activités dans la lutte contre le réchauffement climatique, notamment en Chine. L’enveloppe globale est de 2,5 milliards d’euros. Est-ce vraiment votre mission ?
Absolument. Si vous voulez avoir un impact sur les émissions de carbone, il faut intervenir là où elles sont les plus importantes. Et c’est aux institutions de le faire. Nous sommes en train de vivre une mutation considérable. On glisse du sujet du développement à celui d’une politique globale dans un monde qui va avoir 9 milliards d’habitants. Si l’AFD doit uniquement faire de la lutte contre la pauvreté, il est clair que notre place n’est pas en Chine. Mais si notre rôle est de mettre en œuvre la contribution de la France dans la résolution de problèmes collectifs Nord-Sud, notre place est en Chine. La pauvreté est une composante des politiques globales.
L’année dernière, vous avez eu un différent sur la stratégie de l’AFD avec le secrétaire d’État chargé de la Coopération, Alain Joyandet. Vous êtes resté silencieux. Mais avez-vous envisagé de démissionner ?
Non. Il y a parfois des incompréhensions entre nous et l’exécutif. Progressivement, l’AFD a englobé tous les contenus de la coopération pour devenir l’unique voie de mise en œuvre de l’aide au développement. Les ministres avaient l’habitude de convoquer leurs directeurs de services. Avec l’AFD, ce n’est plus possible : nos procédures interdisent le discrétionnaire. Le gouvernement se retrouve face à une institution de grande taille, qui rayonne et est visible à l’extérieur. Mais pour en revenir aux épisodes parfois tumultueux avec le secrétaire d’État, nous étions finalement d’accords sur les finalités. Dès la première minute, Alain Joyandet a été un grand supporter de l’augmentation de nos activités financières et du soutien au secteur privé.
Jusqu’à présent, vous êtes resté silencieux sur le franc CFA. Maintenant que vous partez…
À titre personnel, je suis très favorable à une réforme du régime de change. On se focalise trop sur l’appréciation du CFA, vers le haut ou vers le bas en fonction du niveau de l’euro. En revanche, je crois qu’il faut prendre acte des réalités de la zone franc : une structuration économique très différente entre les zones Centre et Ouest, et des partenaires commerciaux extrêmement variés. De ce fait, il faut penser à un régime de change différent, qui contiendrait des marges de fluctuation. Mais quels que soient les mécanismes mis en œuvre, ils seront plus exigeants techniquement et politiquement. La parité fixe est très commode. Autre point, c’est aux Africains de décider et cette démarche doit s’accompagner d’un travail sur les institutions et les modes de fonctionnement des Banques centrales.
La France peut-elle accepter de perdre cette fonction de Banque centrale, alors que plus de la moitié des réserves de change de la zone franc est à Paris ?
Il faut reconnaître que ce n’est pas un sujet macroéconomique pour la France. En revanche, l’intérêt de la France est d’avoir une zone franc prospère, dynamique et qui peut commercer.
Votre livre Le Temps de l’Afrique* repose sur un constat : le bond démographique au sud du Sahara offre de formidables opportunités. Lesquelles ?
Avec Olivier Ray, nous avons une certitude : sans ce processus de peuplement, l’Afrique ne pouvait pas connaître de croissance économique. En même temps, il génère des risques considérables et il est vraisemblable que l’Afrique connaîtra, dans les prochaines années, à la fois une croissance soutenue et un certain nombre d’épisodes de violences et de conflits. Si on traite avec intelligence les défis qui se présentent – l’environnement, les migrations, les conflits –, on pourrait connaître toutefois une belle histoire. Les choix opérés par les Africains feront la différence. Il y a des exemples disponibles sur le continent. Nous avons des parcours réussis au Mozambique, au Ghana ou au Burkina. Ces pays ont réussi à maîtriser leurs équilibres macroéconomiques, à relancer les investissements et à combiner secteur privé et secteur public.
Vous considérez que l’Europe est « aveugle » aux bouleversements en cours sur le continent. Sévère, non ?
Je suis frappé par la teneur du discours de l’Europe – qui commence à évoluer – mais qui reste surtout sur une approche compassionnelle. Il nous manque une stratégie axée sur la croissance. Certaines entreprises ont commencé à percevoir les transformations et les opportunités sur le continent, mais l’Afrique demeure au bas de la pile des priorités européennes en matière de politique publique. Or, si 90 % des réponses sont entre les mains des Africains, 10 % incombent aux partenaires extérieurs. Ces petits 10 %, c’est la diplomatie, l’APD, les traités internationaux, qui peuvent aider à faire basculer la balance des risques et des opportunités du bon côté.
Vous estimez au contraire que la Chine est « moderne » dans son approche de l’Afrique. La Chine, c’est pourtant le retour du gré à gré, du troc, des contrats léonins…
Oui, certaines pratiques chinoises ressemblent à ce que l’on faisait il y a trente ans et que l’on a abandonné pour de bonnes raisons. Mais Pékin a compris que l’Afrique était devenue un marché, un centre d’approvisionnement et un territoire d’investissements. Ensuite, la Chine va progressivement s’aligner sur des pratiques standards, même si elle ne bougera pas sur la conditionnalité ou la bonne gouvernance. Je ne crois pas non plus qu’elle adhérera au discours compassionnel. Mais c’est justement sur ces points que l’Europe doit faire son aggiornamento.
Depuis votre entrée en fonction en 2001, vous avez travaillé avec deux présidents : Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy. Une préférence ?
J’ai eu beaucoup de chance de travailler avec le président Jacques Chirac, très impliqué sur les sujets de développement. C’est l’un des chefs d’État qui a eu les visions les plus précises sur la mondialisation. De ce fait, lui et ses équipes ont été un soutien constant, y compris lorsque notre stratégie n’était pas soutenue par certains ministres. Ce fut le cas avec Thierry Breton qui estimait que l’AFD devait se concentrer exclusivement sur le continent africain et ne croyait au développement de l’Agence dans le secteur privé. L’histoire a montré que nous avions raison. En fait, je ne crois pas au clivage gauche-droite sur ces dossiers. Le gouvernement Jospin a été, par exemple, une période difficile pour l’APD. Le Premier ministre et ses collaborateurs étaient très sceptiques et considéraient que les questions africaines renvoyaient à la Françafrique et ses valises coloniales. Il y avait aussi le traumatisme rwandais.
Et le président Sarkozy ?
Je crois que notre président a en partie découvert « le sujet Afrique » une fois arrivé en fonction. En outre, nos échanges sur le fond de la politique a été parasité par les questions de gouvernance de l’Agence. Mais la présidence Sarkozy, c’est aussi le discours du Cap qui a été une reconnaissance et une propulsion de la transformation de nos instruments de coopération.
Mais il y a aussi le discours de Dakar.
Il ne portait pas vraiment sur la coopération. Ensuite, si certains passages abordaient la reconnaissance des passifs du colonialisme, il véhiculait aussi – et partiellement – des images de l’homme africain qui ne correspondait pas à la réalité. Exemple, les références à l’animisme étaient en porte-à-faux, alors que le Sénégal, à 90 % musulman, est fortement monothéiste.
Vous avez quitté l’AFD le 25 avril après neuf ans de mandat. Vous êtes étiqueté à gauche. Est-ce qu’un engagement politique pourrait vous tenter ? Sinon, les rumeurs vous disent en discussion avec la Fondation Bill-Gates…
Je n’ai jamais été approché par des responsables politiques et je ne pense pas que ce soit dans ma génétique. Quant à la rumeur, je n’ai jamais eu le moindre commencement de discussions avec la Fondation Bill-Gates. En fait, je n’ai pris aucune décision quant à mon futur. En revanche, je suis né en Côte d’Ivoire, j’y ai grandi et j’ai consacré une bonne partie de ma vie professionnelle à l’Afrique. J’ai un peu de mal à m’imaginer en dehors de l’Afrique, d’une manière ou d’une autre…
* Le Temps de l’Afrique, Jean-Michel Severino et Olivier Ray, éditions Odile Jacob.
Jeune Afrique